La parole est au ministre de la Santé. Sauf qu’un fauteuil s’exprime rarement. Ce mercredi, le conseil des ministres aborde les mesures d’ordre individuel et doit valider une nomination dépendant de ses services, mais Aurélien Rousseau n’est pas là pour la présenter. C’est donc Elisabeth Borne qui comble le silence. Elle n’a pas en tête le nom, fouille dans ses papiers, le trouve, et le conseil des ministres se poursuit.C’est le seul moment de flottement. Le gouvernement tangue, personne n’y fait allusion. Circulez, il n’y a rien à voir. Pourtant, le feu couve dans l’exécutif. L’attitude de plusieurs ministres, affichant leurs états d’âme mardi sur le projet de loi sur l’immigration, en révolte d’autres. “Manquer à ce point de sang-froid, faire fuiter ses envies de partir à ce moment-là, c’est intolérable, tonne l’un d’eux. Ainsi il y aurait les bien-pensants et les autres, ceux qui peuvent se regarder dans la glace et les autres ?” Un autre : “Vraiment, s’ils sont mal, qu’ils partent, mais pas de menace publique ! C’est inouï.” Jean-Pierre Chevènement l’a dit pour l’éternité : un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne.Clément Beaune, Rima Abdul Malak, Patrice Vergriete, Sylvie Retailleau, Roland Lescure ne sont pas passés à l’acte, Aurélien Rousseau si. “Il a cru faire une Hamon, une Montebourg, une Filippetti, mais il n’est pas un ténor. Il n’est ni Dupond-Moretti ni Attal, il est un non-évènement”, torpille un porte-parole. Son départ, au nom de ses convictions, lui vaut néanmoins d’être salué dans le camp qui fut longtemps le sien, la gauche.Cela s’appelle un état d’âme. Ame, comme AME. L’aide médicale d’Etat devient un champ de bataille au Sénat, et Gérald Darmanin, qui n’en voulait pas au départ dans son projet de loi – Rousseau s’en souvient comme si c’était hier, il était alors directeur de cabinet à Matignon et assistait aux premières réunions d’arbitrage –, s’en sert politiquement pour faire avancer son texte. Darmanin fait du judo, Rousseau n’a pas envie d’être un Judas. Du grain à moudre en s’attaquant au panier de soins ? Le ministre de la Santé préfère en sourire : “Il y a eu 35 opérations pour oreilles décollées, ça fait donc 70 oreilles concernées.” Il préfère voir le côté positif de l’aide destinée aux étrangers clandestins, une mesure de gestion publique créée à l’origine pour mieux suivre les dépenses.Il est membre d’une équipe. À la suppression-transformation de l’AME proposée par les sénateurs, le gouvernement donne un “avis de sagesse”. Texto d’une vieille connaissance socialiste. “Tu ne peux pas laisser faire ça.” Il ne comprend pas, s’énerve un soir avant d’entrer sur le plateau de Quotidien. Le serviteur de l’Etat n’est pas du genre à jouer les frondeurs mais le voilà ministre. “C’est une profonde erreur et il y a des moments où l’erreur confine à la faute !” lâche-t-il dans un calme olympien. Texto du même ami : “Merci.” Bouffée d’air. Jusqu’à la prochaine fois.La dernière fois, ce sera l’emballement consécutif à l’adoption de la motion de rejet du projet de loi immigration. Le texte est brinquebalé, déformé, trituré. Trop, c’est trop. “S’il y en avait un pour avoir le courage de démissionner au nom de ses convictions, c’était lui. Il a une conscience politique chevillée au corps, s’incline Boris Vallaud. Ce qu’il a fait n’est pas un caprice.”Il a toujours su dire stop. Le 17 juillet 2023, il quitte son poste de directeur de cabinet à Matignon, une décision mûrie de longue date. Il n’est pas épuisé comme il l’était après ses trois années passées à la direction de l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France, mais il est fatigué d’être sans cesse dans l’interposition, entre ministres, entre collaborateurs. Elisabeth Borne n’est pas une patronne facile, qui veut “à la fois être ministre et chef de bureau, ce qui à Matignon n’est pas possible”, lui arrive-t-il de soupirer. Il admire la combativité de cette femme, c’est par elle que lui, l’ancien communiste, est arrivé au macronisme, ouvrier de la 25e heure. La déclaration de politique générale de la Première ministre, avec son ode au travail comme facteur d’émancipation, il aurait pu la signer. D’ailleurs, il a largement contribué à sa rédaction.”Je fais un Borne out”Mais leurs relations se sont compliquées avec le temps. Deux directeurs de cabinet dans la même pièce, “ça fait des étincelles”, assumait Aurélien Rousseau après coup. Elle, sévère, raide, implacable. Lui, rond, parfois colérique, pas rancunier. Elle, si. La réforme des retraites le met parfois mal à l’aise, mais il suit. Les coups de menton droitiers de Gérald Darmanin et elle qui laisse faire… La mâchoire du grand monsieur se crispe.Réforme des retraites, premier état d’âme. La blague – “comme m’a demandé Moscou, j’ai tué la social-démocratie” – qu’il aimait répéter depuis la chute du quinquennat Hollande ne le fait plus rire. Les derniers amis socialistes lui tournent le dos. Le meilleur d’entre eux, Boris Vallaud, hausse souvent le ton contre les choix de sa patronne. Comment peut-il laisser faire ça ? Pas lui, pas ça. Dispute homérique. Réveillonnera-t-on encore avec les enfants et Najat ? Les doutes, le mal-être, appeler l’ami Vallaud, s’excuser, se promettre un bon gueuleton, rigoler de tout, oublier la politique. Et s’il fallait quitter Matignon ? Oui, ce n’est plus possible. “Je fais un Borne out.” Sourire amer.18 juillet, le téléphone sonne. C’est Alexis Kohler. Ils se sont parlé tous les jours pendant des mois. “Je n’insiste pas pour te proposer d’entrer au gouvernement ?”, lui demande le secrétaire général de l’Elysée. “Non, sois cool.” Le téléphone coupe quand l’Eurostar de Rousseau s’emmanche dans le tunnel. Escapade britannique avec les enfants. Emmanuel Macron et Elisabeth Borne, qui avait d’abord en tête un autre nom, ont insisté : “Tu fais ch…, tu seras nommé cet après-midi.” Deux jours plus tard, le voilà ministre de la Santé. Il ne voulait pas venir, il est déjà parti.
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Author : Eric Mandonnet, Olivier Pérou
Publish date : 2023-12-20 17:44:37
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