*.*.*
close

“Ma raison de vivre” : quand Jacques Delors racontait à L’Express sa passion européenne

Jacques Delors, nouveau président de la Commission des Communautés européennes, présente la pièce de 100 francs, le 19 août 1982 à Paris




Accordé à L’Express deux mois avant son renoncement à la candidature à l’élection présidentielle, cet entretien avec Jacques Delors sur son bilan à la tête de la Commission européenne de 1985 à 1995 sonne comme un testament politique. Il y affirme son credo européen : “Pour moi – et c’est une philosophie à laquelle je suis très attaché – l’Europe économique doit reposer sur la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit” et développe les fondements de sa vision de la politique : “C’est tout le défi de civilisation qui se pose à nous : pour affirmer nos valeurs de paix et de reconnaissance mutuelle, il faut la puissance et la générosité. Voilà quelle a été mon inspiration, voilà quels sont mes guides.”L’EXPRESS : Vous êtes un peu dans la position d’un médecin qui aurait remis sur pied son patient, mais serait appelé ailleurs au moment d’une rechute. Qu’éprouvez-vous, à la veille de quitter le chevet de l’Europe ?Jacques Delors : Après les dix ans que j’ai passés à la tête de la Commission, ce départ est sans doute difficile, mais nécessaire. Le besoin se fait sentir d’une personnalité nouvelle, et celle de mon successeur me donne toute confiance. Je continuerai, bien sûr, à participer au débat sur l’avenir de l’Europe, dans la mesure où ma voix sera entendue. Il n’est pas facile, j’en suis le premier conscient, d’attirer l’attention des citoyens et des gouvernants lorsqu’on ne dispose plus d’un important poste de responsabilité. Mais j’entends poursuivre ce combat. En l’état actuel de l’Europe, si je me refuse à toute apologie, je n’accepte pas davantage le dénigrement systématique.Pourquoi cette atmosphère d’europessimisme ?Parce que, entre-temps, nos sociétés ont subi trois chocs majeurs : la fin de la guerre froide ; la mondialisation de l’économie – l’un des facteurs explicatifs, même si ce n’est pas le seul, de cet énorme cauchemar que représente la marée du chômage ; enfin, un changement radical dans les modes de communication entre les pouvoirs et les citoyens. Au moment de porter un diagnostic, n’oublions jamais que, sans construction européenne, il y aurait déjà plusieurs Bosnie en Europe. Et que nos sociétés auraient tout de même été confrontées aux bouleversements que j’évoquais. Malheureusement, la tentation est grande pour un homme politique national d’attribuer les difficultés de l’heure aux rhumatismes de l’Europe. Elle en a, c’est vrai – d’ailleurs faciles à soigner – mais chaque pays a les siens. Quant aux responsables, ils ont aujourd’hui à faire face à de nouveaux devoirs.Quels sont-ils ?On ne maîtrisera les mutations en cours qu’en faisant appel à l’intelligence et à la culture. Sans travail intellectuel, sans idées, rien n’avance. Ensuite – c’est le coeur de la difficulté – il s’agit de savoir comment étendre nos valeurs à l’ensemble de l’Europe. Les pays non membres de l’Union y aspirent.Jacques Delors, alors conseiller de Jacques Chaban-Delmas à Matignon, à la une de L’Express du 8 février 1971Comment réaliser cet objectif, tout en maintenant une Europe capable de décider et d’agir ?Pour l’instant, cette question n’est pas résolue. Laissez-moi vous rappeler, pour relativiser, d’ailleurs, les mérites de ma génération, ce que disait Robert Schuman au début de notre aventure : “J’ai l’intuition que nos nations, demain, seront trop petites pour pouvoir non seulement défendre leur autonomie et leur prospérité, mais continuer à être fidèles au rayonnement de l’Europe dans le monde.” C’est tout le défi de civilisation qui se pose à nous : pour affirmer nos valeurs de paix et de reconnaissance mutuelle, il faut la puissance et la générosité. Voilà quelle a été mon inspiration, voilà quels sont mes guides. Il ne s’agit pas simplement de questions institutionnelles. Ce qui importe, c’est de savoir pourquoi nous combattons ensemble. Les modalités viennent ensuite. En ce sens, le rendez-vous prévu en 1996, pour la réforme des institutions européennes, doit ouvrir une discussion sur les finalités. Lorsque l’on confond le “que faire ?” avec le “comment faire ?”, on n’arrive à rien. Il faut d’abord définir les objectifs, de façon à construire l’Union qui permette de les atteindre, même si, demain, elle compte 25 ou 30 membres.Quel fut, durant ces dix années, votre plus grand motif de fierté ?Si j’avais quitté mes fonctions plus tôt, j’aurais eu le sentiment de ne pas “terminer la commande” passée à l’artisan que je suis. Mon meilleur souvenir ? Le Conseil européen exceptionnel de février 1988, sous présidence allemande, au cours duquel les pays membres ont accepté un programme d’action que l’on appelle, en jargon technocratique, le “paquet Delors 1”. Pour moi – et c’est une philosophie à laquelle je suis très attaché – l’Europe économique doit reposer sur la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit. La négociation a été rude, mais l’accord final ancrait ces trois piliers dans les fondations. Ce fut un combat difficile ; les batailles pour l’Europe ont toujours été incertaines. Mais Jean Monnet disait : “On n’est jamais battu que par la mort.”D’où vient votre passion européenne ?D’un modèle de société propre à l’Europe qui est devenu ma raison de vivre. Il s’appuie sur le triangle que j’évoquais, compétition-coopération-solidarité, ou, pour parler en termes nationaux, sur le marché ouvert, les impulsions de l’Etat et la concertation entre les partenaires de la vie économique et sociale. Ce modèle doit autant à Keynes qu’à l’action du mouvement ouvrier et à la social-démocratie. Désormais, il est devenu le patrimoine de tous. Et nous l’avons, au niveau européen, défendu plus qu’on ne le pense. Par des politiques structurelles de solidarité entre régions riches et régions pauvres. Les crédits qui leur sont consacrés ont été, en écus constants, multipliés par cinq depuis dix ans. Une Charte des droits sociaux des travailleurs a été adoptée, qui offre à chacun la protection d’un socle de droits, sans nuire pour autant à la fameuse flexibilité économique. Si, demain, il n’y avait plus en Europe une large majorité pour soutenir ce point de vue, je n’aurais, comme Cincinnatus, qu’à me retirer de la vie publique.L’humanisme européen vous semble-t-il en danger ?Un constat s’impose : l’affaiblissement de la qualité démocratique dans nos sociétés. Ce recul a d’ailleurs porté tort à la construction européenne. Au sens où les référendums ont donné lieu à une confusion entre, d’une part, l’aspiration des citoyens à une vie démocratique plus participative et, d’autre part, la nécessité pour l’action européenne d’être transparente, utile et soumise à une sanction démocratique. Même si j’étais resté à la Commission, je n’aurais pas eu la prétention de résoudre le problème en améliorant le fonctionnement des institutions de l’Europe. Le mal est dans chacun de nos pays. On oublie toujours que la démocratie est fondée sur la vertu. L’expression peut faire sourire, mais il en est ainsi.Avez-vous constaté que certaines réformes dynamisaient la démocratie ?Je ne crois pas avoir réussi un tel exploit. J’ai travaillé en étroite liaison avec le Parlement européen et répondu aux invitations des Parlements nationaux. J’ai fait en sorte que les acteurs de la vie économique et sociale aient tous la possibilité d’influencer la vie de l’Europe. C’est la raison d’être de mon initiative – sur laquelle personne n’aurait misé un écu – de relance du dialogue social, en 1985. Enfin, j’ai aussi entrepris d’intéresser à la construction européenne les Eglises et les intellectuels. En octobre, je retrouverai, à Leyde, tous ceux qui ont participé à cet effort. L’Europe a besoin de cette aura, elle a besoin d’intellectuels qui puissent se passionner pour elle. Elle mérite mieux que d’être traitée comme une affaire d’épiciers.Jacques Delors en couverture de L’Express du 29 mai 1981Tous les Etats européens connaissent-ils une désaffection du citoyen à l’égard de la politique ?Pas au même titre. “Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.” Nos sociétés ont sans doute connu une extraordinaire réussite matérielle, mais elles en sont aujourd’hui les victimes. L’Etat-providence n’est pas seulement menacé par son coût croissant. Il est aussi panier percé, puisqu’il n’empêche pas la pauvreté. N’attendons pas, pour que la démocratie se réveille, qu’elle soit en péril. Sa vitalité dépend d’un effort constant pour faire participer le plus grand nombre de citoyens à l’aventure collective. Cette aventure, c’est l’affaire d’une “Communauté”, terme magnifique, dans l’acception française. Je le préfère, de loin, à celui d'”Union”. Sa richesse vient de l’attachement que lui vouent tous ses membres et qui lui donne une âme.Quels regrets vous laissera cette décennie bruxelloise ?Je pourrais vous en citer plusieurs. J’ai défendu le traité de Maastricht sur l’Union, malgré mes divergences, malgré le trop-plein d’un texte fourre-tout. Mais rien n’est comparable à la tristesse que j’ai éprouvée face à l’accueil qu’a reçu en France la réforme de la politique agricole commune. Sans doute en perçoit-on mieux, aujourd’hui, les avantages. Mais, dans un premier temps, la démagogie a joué…Comment voyez-vous évoluer la relation franco-allemande ?Est-elle aussi solide qu’on peut le souhaiter ?Ça, je le réserve à mes Mémoires. Je ne veux pas injurier l’avenir.Le poids de l’Allemagne est-il un facteur de déséquilibre dans l’Union ?Je ne vois pas pourquoi. En revanche, j’attire l’attention sur la réforme musclée que nos voisins d’outre-Rhin sont en train d’imposer à leur structure économique, sur le plan de l’organisation du travail et de l’offre de production. Au vu des progrès réalisés par l’économie française depuis quinze ans, nous pouvons et nous devons faire le même effort qu’eux pour nous adapter à la nouvelle donne mondiale.Que pensez-vous de cette Europe à géométrie variable préconisée par les chrétiens-démocrates allemands ?Je me garderai d’entrer si tôt dans ce débat. Juste un mot : le texte de la CDU-CSU démontre, à qui pourrait en douter, la profondeur de l’engagement allemand pour une Europe unie. Et ce à six semaines d’élections législatives. Voilà l’enseignement que j’en tire : il est plutôt réconfortant.Avez-vous ressenti l’incapacité de l’Europe à régler le conflit dans l’ex-Yougoslavie comme un échec ?La crise yougoslave était d’une extraordinaire complexité – ses rebondissements tragiques le démontrent amplement. Malgré tout, j’aurais espéré des Européens qu’ils retiennent comme critère essentiel de leur attitude la condamnation sans appel de cette idéologie de rejet qu’est le “nettoyage ethnique”. D’abord parce qu’elle est mortelle, en contradiction flagrante avec la démocratie, avec l’humanisme européen. Ensuite parce que cette peste peut être contagieuse. Nos sociétés elles-mêmes abritent des forces qui, de près ou de loin, sont tentées par les idéologies du rejet de l’autre. Les combattre plus clairement eût été à l’honneur de l’Union, je l’ai dit publiquement en août 1992. Quant à savoir comment faire, c’est une autre histoire. La procédure du groupe de contact me paraît la seule chance, à présent, d’aboutir à une issue pacifique – c’est-à-dire à la fin de la guerre. Ce qui ne signifie pas que l’on trouvera une solution politique d’une solidité à toute épreuve.Le président de la Commission européenne Jacques Delors, le 10 juin 1993, à BruxellesL’Europe se dotera-t-elle, un jour, d’une politique étrangère commune ?A ce propos, et je l’ai d’ailleurs dit en temps utile aux gouvernements, j’adresse deux reproches majeurs au traité sur l’Union. Parler de politique étrangère commune est sans doute une formule séduisante, mais trop ambitieuse pour nos vieilles nations et pour leur capacité d’agir ensemble – compte tenu de leurs traditions, de leurs relations et de leur situation géopolitique. L’alternative réaliste consistait à se dire : chaque fois que le bien commun sera en cause, le Conseil européen décidera d’une action commune. Cela posé, ma seconde critique porte sur les modes de décision et d’action. Ils ne conviendraient même pas dans le cadre, plus réaliste, que je suggérais. Autrement dit, on nous a dessiné un bolide de formule 1, superbe, mais dont le moteur est celui d’une tondeuse à gazon. J’ai essayé de convaincre le Conseil de ministres qu’il fallait avoir les moyens d’étudier les demandes, d’analyser les faits, de préparer des décisions et des actions… En vain. Et voilà pourquoi votre fille est muette ! Ou plutôt, non : elle parle sans relâche d’action commune. Et s’y risque peu. Soyons lucides : ne demandons pas à l’Europe unie plus qu’elle ne peut donner.A quoi sert-elle ?Dans ce domaine, comme dans d’autres, elle apporte une valeur ajoutée, défend nos intérêts communs. Au traité de Maastricht ou à celui de Rome, je préfère des textes moins flamboyants, tels le traité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, ou l’Acte unique. Ils ont l’avantage d’avoir un squelette et du muscle, et fort peu de graisse. Mme Thatcher ne s’y est pas trompée, lorsqu’elle a fait savoir combien elle regrettait d’avoir signé l’Acte unique.Si la Grande-Bretagne s’obstine à pratiquer l’Union à la carte, faudra-t-il un jour consommer la rupture ?Longtemps, elle s’est inscrite dans une position privilégiée, au centre d’un triangle formé par l’Europe occidentale, les Etats-Unis et le Commonwealth. C’est un pays partagé entre, d’un côté, ses nostalgies d’un âge d’or, de l’autre, l’audace d’entrer dans le futur. A présent, elle sent bien que pour rester elle-même, pour garder son influence, sa puissance, il lui faut aller vers le coeur de l’Europe. Par conséquent, si les différents partenaires expriment un dessein clair et une volonté sans faille, la Grande-Bretagne suivra.Comment la convaincre, par exemple, de coopérer avec Airbus ?Vous touchez du doigt l’une des dérives actuelles. Certains, désespérant de la méthode communautaire, estiment qu’il faut se rabattre sur des projets concrets, par exemple la lutte contre le sida ou les nouvelles technologies de l’information. Mais, en effet, comment convaincre des pays d’associer leurs efforts, s’ils n’ont pas entre eux une “affectio societatis”. Cela réussit une fois, cela échoue dix fois. Car c’est la volonté politique qui anime une Communauté et qui pousse des entreprises à travailler ensemble. Mais cela ne suffit pas pour répondre au défi lancé à notre continent. Au début des années 70, la hausse du prix du pétrole n’était pour moi que le nez de Cléopâtre de l’Histoire, le signe annonciateur d’un monde nouveau, marqué par une interdépendance accrue. Des concurrents inconnus voudraient bientôt leur place à la table de l’échange et de la prospérité. A mon idéal européen s’ajoutait alors une hantise : la survie ou le déclin.Est-ce l’origine de votre livre blanc ?Précisément. D’autant qu’il a été conçu en 1993 – une période de déprime européenne. L’idée était de fournir aux pays membres les outils nécessaires pour établir un diagnostic cru de leurs atouts et de leurs faiblesses face à un environnement en changement rapide. C’est la raison de l’accueil positif qui lui a été réservé ; de nombreux débats ont lieu – hormis en France – entre gouvernement, syndicats et patronat sur les diverses propositions du livre blanc.L’attitude de l’Europe à l’égard des pays de l’Est vous paraît-elle juste ?Je pense que oui, en définitive. Il n’était guère possible d’envisager pour eux l’équivalent du plan Marshall que les Etats-Unis avaient appliqué à l’Europe occidentale après la dernière guerre. Car les dégâts occasionnés par plus de quarante ans de régime totalitaire, tendant à la ruine de l’esprit d’initiative et même à la dépersonnalisation des individus, sont autrement plus profonds que ne l’étaient ceux d’une guerre. Cela posé, nous avons beaucoup fait, plus encore que les Etats-Unis. Et c’est normal : ces Européens sont nos frères. L’assistance technique ou l’aide financière ne suffisent pas. Il faudra aussi leur ouvrir nos marchés. En expliquant que les petites gênes d’aujourd’hui feront les grands succès de demain. Et qu’il en résultera un jeu à somme positive. Mais qui le dit ? Sur le plan politique, j’ai toujours soutenu l’initiative d’une confédération, telle que l’avait proposée François Mitterrand lors de ses voeux pour la nouvelle année 1990.Pourquoi ?Parce que ces pays avaient besoin qu’on leur dise qu’ils étaient dans l’Europe. La tragique coupure du totalitarisme n’avait en rien entamé la personne Europe, que l’on trouve tant à Budapest, Prague ou Varsovie qu’à Paris, Bruxelles ou Londres. C’était le génie de cette proposition. L’idée demeure. En ce sens, j’ai suggéré à la présidence allemande, désireuse de renforcer les liens avec l’Europe du Centre et de l’Est, d’organiser des concertations régulières sur les problèmes de sécurité interne ou externe qui se posent aux pays européens.Avec votre départ, la France perdra-t-elle de son influence à Bruxelles ?Je m’attendais à cette question. L’expérience montre qu’il est plus facile de manifester un regret que d’exprimer un soutien au moment utile. Comment allez-vous continuer à oeuvrer pour l’Europe ? La construction européenne est entrée, aujourd’hui, dans la vie quotidienne des individus. Et il ne suffit plus, comme au temps de Jean Monnet, de réunir les responsables des partis et des organisations professionnelles, et de convaincre cinq ou six personnalités influentes pour faire avancer l’Europe. Le ciment, pendant longtemps, a été l’économie. J’ai utilisé cette voie-là parce que c’était alors la seule possible. Aujourd’hui, mon action serait tout autant politique qu’économique et sociale.Quelle forme prendra-t-elle demain ?J’avoue que je n’ai pas encore trouvé.* Entretien réalisé en 1994 par François Geoffroy, Alain Louyot et Sylvaine Pasquier.



Source link : https://www.lexpress.fr/politique/ma-raison-de-vivre-quand-jacques-delors-racontait-a-lexpress-sa-passion-europeenne-RTJ4FCA6Q5GFNCV7RZAE7D6VJ4/

Author :

Publish date : 2023-12-27 19:05:10

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags :L’Express

..........................%%%...*...........................................$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$--------------------.....