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Jacques Delors, le dernier “catho de gauche”

Le président de la Commission européenne Jacques Delors, le 10 juin 1993, à Bruxelles




Jacques Delors était un homme de gauche. Il était également catholique. Un “catho de gauche”, en somme. Et telle était sa “chance” lorsqu’il présidait la Commission européenne de 1985 à 1995, disait-il au journaliste Alain Duhamel, dans un entretien donné quelques années après la fin de son mandat : “Pour les chefs de gouvernement d’alors, j’avais un pied dans la démocratie chrétienne, et un pied dans la social-démocratie. Et par conséquent, je comprenais bien les deux […] C’est la pensée d’Emmanuel Mounier, la pensée personnaliste, qui m’a inspirée, qui m’a nourrie et qui continue à être le fil de mes réflexions.”Jacques Delors était l’un des derniers – sans doute le plus éminent – représentants de ce courant catholique social. Certes, il pourrait être tendancieux d’analyser l’intégralité de son action à l’aune de sa foi ; c’est pourtant la lecture que plusieurs de ses proches – et admirateurs – en font. “Jacques Delors se posait constamment la question de son utilité, et répondait à des sollicitations : il se concevait comme un Serviteur, à l’image du Christ, analyse Jérôme Vignon, son collaborateur historique, notamment au ministère de l’Économie et à la Commission européenne. C’est Jacques Chaban-Delmas qui est venu le chercher au commissariat au plan ; Pierre Massé qui l’a souhaité à la Commission européenne !””Christianisme d’enfouissement”L’homme, en bon catholique, était attaché au rôle central et aux vertus de la famille. Lorsqu’il est ministre de l’Économie et des Finances, c’est lui qui initie le tournant de la rigueur de François Mitterrand, en mars 1983. “Il considérait qu’il n’existait pas de souveraineté nationale sans rigueur budgétaire. Surtout, il avait ce sens du bien commun, et de la Vérité : c’est un point commun que nous avons, nous, les ‘cathos-sociaux’”, explique Dominique Potier, député socialiste, catholique, de Meurthe-et-Moselle. À Bruxelles, il oeuvre au dialogue avec les responsables religieux, l’estimant “indispensable à l’invention d’une véritable citoyenneté européenne, démocratique et laïque”, comme le rappelait l’historien Denis Pelletier, dans le journal Le Monde. En 1994, alors qu’il est favori des sondages, Jacques Delors refuse de concourir à l’élection présidentielle de l’année suivante, convaincu qu’il ne disposerait pas de majorité pour mener ses réformes. “Peut-être a-t-il pu considérer que ça n’était pas sa vocation ?”, interroge encore Jérôme Vignon.Employé dans sa jeunesse à la Banque de France, Jacques Delors était un autodidacte de la politique. C’est dans l’éducation populaire et le syndicalisme chrétien qu’il fait ses classes. À la Vie nouvelle, un mouvement issu du scoutisme catholique, proche du personnalisme communautaire d’Emmanuel Mounier, où il approfondit son engagement religieux avec son épouse. Là-bas, il prend la rédaction en chef des Cahiers 60, une revue ayant pour mission de développer la formation politique des plus défavorisés. À la CFTC, également, où il participe largement, sous le patronage de Paul Vignaux, à la déconfessionnalisation du syndicat en 1964, et à son glissement vers les idées socialistes pour aboutir à la CFDT.”C’était un militant… qui était par ailleurs catholique, tout comme moi, confie à L’Express François Bayrou. Mais, nous ne sommes pas des ‘militants catholiques’. Ce n’est pas un engagement clérical. Nous n’exhibons pas notre conviction. Nous l’exprimons quand on nous met en demeure”, conclut le patron du MoDem, qui s’est toujours senti proche de Delors dans l’importance qu’il donnait à la “dimension spirituelle” de son engagement, de sa compréhension du monde. “Jacques Delors avait une pratique marquée par l’absence d’ostentation, qui s’inscrivait dans la société française pluraliste et la laïcité sensible dans le monde socialiste. C’est un christianisme d’enfouissement”, abonde Jérôme Vignon. “Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit” : telle était sa parabole favorite de l’Évangile. L’œuvre de Jacques Delors a été prolifique ; lui fut toutefois le dernier grand “catho de gauche” français.”Les catholiques de gauche assument moins leur identité chrétienne”Aujourd’hui, il reste une petite poignée de représentants de ce courant. Dominique Potier est un cas à part au Palais Bourbon. Le député socialiste de Meurthe-et-Moselle, admirateur de l’ancien président de la Commission européenne, est l’un des derniers en politique à se réclamer du personnalisme. “Politiquement, la graine peut donner un baobab ; mais là, elle est en dormance depuis un moment”, ironise-t-il. En 2013, il fonde le cercle de réflexion “Esprit Civique”, pour créer un lien entre la “Génération Delors” et celle du “Laudato Si”, l’encyclique datant de 2015 du Pape François sur la crise climatique. “L’important, c’est que le fil ne soit pas rompu. Le christianisme social n’est certes pas l’avenir de ma famille politique, mais sans lui, il manquerait quelque chose à la gauche : un approfondissement, et un élargissement de sa base électorale”, disserte-t-il. En août dernier, son téléphone sonne : Martine Aubry, la maire de Lille, est au bout du fil. Elle lui passe son père. Ce dernier lui annonce qu’il accepte de parrainer son think tank. Le député socialiste y perçoit la vitalité de son courant.Pour d’autres, Jacques Delors est mort, et les cathos de gauche quarante ans avant lui. “Le succès de Mitterrand en 1981 repose sur le basculement de l’ouest catholique de la France vers la gauche. Ça a été en quelque sorte la fin des catholiques de gauche”, analyse quant à lui Patrice Obert, l’ancien président des Poissons roses, un think tank catholique de gauche que ses responsables ont échoué à transformer en courant du PS. “Pour la gauche, la question religieuse n’a pas de sens car la religion doit dépérir : c’est le sens de l’histoire. Et nous, on n’a plus de place dans le panorama”, souffle-t-il. Les partis de gauche comportent tout de même quelques catholiques. Marine Tondelier, la patronne d’EELV, en est – ils sont nombreux chez les Verts – , même si elle affirmait, dans un portrait de Témoignage Chrétien, que “le religieux ne doit pas être un fait” ni “un objet politique”. François Ruffin, le “chrétien non-croyant” entouré de militants chrétiens, aussi, et a même publié un livre de dialogue avec l’évêque Olivier Leborgne.”Les catholiques de gauche assument moins leur identité chrétienne, parce qu’ils sont dans des milieux où la laïcité est souvent comprise comme l’impossibilité de dire sa foi dans la sphère politique. Contrairement à la droite qui porte un discours sur les “valeurs chrétiennes” ou les “racines judéo-chrétiennes” de la France, constituant un terreau plus favorable à l’expression de sa foi”, explique Timothée de Rauglaudre, journaliste spécialiste des questions religieuses, et auteur du livre Les Moissonneurs (Ed Escargot, 2022). Tout au long de sa carrière politique, Jacques Delors, profondément laïc dans son action politique, aura été allergique à l’idée qu’un parti puisse se réclamer d’une quelconque religion. Catholique de gauche, il aura laissé mourir le grain de blé. Et celui-ci a porté beaucoup de fruits.



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Author : Mattias Corrasco

Publish date : 2023-12-29 17:01:48

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