Port ouvert. Aurélien Bory semble avoir fait sienne la signification de “Palermo”, nom d’origine grecque. Invité à travailler sur l’île du Soleil, il est devenu, le temps d’une résidence de deux mois, palermitain. Un peu comme Pina Bausch il y a trente-cinq ans. La chorégraphe allemande avait alors passé ses jours – et ses nuits – à sillonner cette cité vibrante riche d’influences mêlées. Elle créera Palermo Palermo, chef-d’œuvre de danse-théâtre, un peu plus tard.
Rencontre avec une œuvre
Comme elle, Bory cherche ici ce qu’il ne connaît pas (encore). “Surtout pas du tourisme artistique. J’avais un rendez-vous avec cette ville pour que cela me déplace. J’avais pourtant des idées ‘d’avant’ ma venue, comme le théâtre de marionnettes local ou un tableau d’Antonello de Messine, La Vierge de l’Annonciation. Mais il faut parfois se débarrasser de ses envies.” Aurélien Bory, invité du Teatro Biondo Stabile, fera alors une série de rencontres imprévues, comme celle du musicien Gianni Gebbia ou, par la suite, d’un chanteur nigérian installé à Palerme, Chris Obehi, sans oublier un quatuor de danseuses.
Surtout, il croise à la galerie du palais Abatellis la fresque d’un anonyme, Le Triomphe de la mort. Autrefois accrochée sur un mur d’hôpital, cette œuvre bouleversante est désormais au musée. Face au Triomphe, Aurélien Bory a un choc : “J’y vois un mélange de danse macabre et de chaos. Alors qu’à l’époque, au XVe siècle, les fresques étaient souvent figées, je trouve dans celle-ci l’esprit du mouvement.”
Un pas de deux avec Pina Bausch
Il n’en fallait pas plus à cet artiste protéiforme pour tirer un fil jusqu’au théâtre. Il y repère des rôles, des personnages et se demande ce qui peut succéder de nos jours à la peste du Moyen Âge. Lui viennent en tête des maladies comme le cancer ou le drame des migrant·es en Méditerranée. Invisibili, le titre donné au spectacle, active une autre mémoire, celle d’un réel, caché pour mieux le représenter. Une toile de scène, reproduction à l’identique du format du Triomphe de la mort, sera le cadre de l’action. Bory, fidèle à ses intuitions, en fait un tableau vivant, parfois dédoublé par le jeu d’une projection ou un rideau. “Il y a une filiation avec aSH ou ma mise en scène d’Orphée et Eurydice”, résume Aurélien Bory.
Les deux musiciens tressent en direct une bande-son délicate faite de notes de saxophone ou d’un harmonium. Et lorsqu’une version du Hallelujah de Leonard Cohen résonne dans la salle, un frisson s’empare de chacun·e. “Les couches s’accumulent, les choses sont en dialogue. J’essaie d’être dans le renouvellement de la forme.” Un pas de deux avec chaises, hommage volontaire (ou pas) à Pina Bausch, voit les interprètes naviguant à vue. On pense aussi à La Danse de Matisse dans ce travail des bras comme enchaînés. Puis surgissent des “docteures” en blouse blanche. Ou ce naufragé sur un bateau de secours. Il s’en fait un trône, le relevant, invite les autres dans un élan partagé. Ce passage est sans doute trop appuyé pour toucher au cœur. Aurélien Bory voit l’art comme une consolation. “La conscience de la mort fait que l’art existe.”
Travailler sur la crête
Il concède ne pas avoir créé un monde cohérent avec Invisibili. On pourrait même dire que “certains éléments ne vont pas ensemble. Mais il me ressemble, il est à moi”. Depuis bientôt un quart de siècle – sa Compagnie 111 a été créée en 2000 –, Aurélien Bory travaille sur la crête. On a parfois évoqué le cirque contemporain à son égard, ce qui est sans doute réducteur. Il a convié dans son univers des danseur·ses virtuoses (Kaori Ito ou Shantala Shivalingappa), des acteur·rices et des performeur·ses, a travaillé sur les mots de Perec ou les notes de Gluck, sans oublier sa performance pour un robot ou des installations cinétiques.
À Palerme, ville d’accueil dans un pays, l’Italie, de plus en plus refermé sur lui-même, ce créateur s’est laissé bousculer. Finalement, il a signé une partition scénique, “ensemble de scènes invisibles, qui se donnent à jouer, pour peu qu’on les regarde une fois encore, avant que la fresque ne s’effrite et disparaisse à jamais”. Invisibili n’a pas la prétention de changer le monde. Ses moyens sont presque dérisoires en ce sens. Mais il peut consoler le temps d’une représentation. “On a toujours l’impression de faire le dernier spectacle”, lâche Aurélien Bory.
Invisibili d’Aurélien Bory, avec Gianni Gebbia, Chris Obehi, Valeria Zampardi… Au Théâtre des Abbesses, Paris, du 5 au 20 janvier ; à La Coursive, La Rochelle, les 30 et 31 janvier ; à la Maison de la Danse, Lyon, du 6 au 10 février ; à L’Agora, Boulazac, les 14 et 15 février ; au Parvis – Scène nationale Tarbes Pyrénées, les 26 et 27 février.
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Author : Philippe Noisette
Publish date : 2024-01-02 17:09:22
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