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[2023 vue par] Luz : “Il faut que je ‘dé-male gaze’ mon propre travail”

[2023 vue par] Luz : “Il faut que je ‘dé-male gaze’ mon propre travail”



“En ce moment, je travaille sur un livre plus court qui adopte le point de vue d’un tableau ayant traversé le siècle précédent, et notamment l’entre-deux-guerres, en témoin passif de l’histoire. Le premier psy que j’ai rencontré, je le retrouvais tard le soir et il mangeait toujours du poulet.

Il m’avait dit qu’à la place de guérir mes angoisses, on discuterait de l’art expressionniste allemand. C’est grâce à lui que je l’ai découvert. Il était temps que je fasse un hommage inconscient à ce premier psy. Ce livre me tient à cœur et est un vrai défi…

Des obsessions et un manga

Je ne m’arrête jamais. Je suis un lapin avec une énorme pile. Si je m’arrête, je tombe. Il y a toujours un livre dans un coin de ma tête. Ça me rassure. Les tiroirs ne sont jamais vides. J’ai l’angoisse du tiroir mental vide. C’est pour ça que je prends des notes en permanence. Là, je pense déjà au bouquin suivant qui aura peut-être un rapport avec le manga. Le Japon est ma nouvelle passion ! Parce qu’on ne comprend pas ce pays.

C’est une manière de se créer une bulle. C’est comme le monde de Harry Potter, je ne comprends rien mais ça me fascine. Le manga, c’est inépuisable et ça me détend. J’ai écrit la préface de Carnage, le prochain recueil de Junji Itō, qui est un obsédé de l’obsession. Il parle des gens obsédés par la bouffe, la mort, une chanson… et qui deviennent fous. Les gens convoquent eux-mêmes le fantastique dans leurs vies… C’est un grand thème depuis neuf ans pour moi… Son obsession des obsessions m’obsède à mon tour.

Un poster atroce et merveilleux

J’aime le manga car il y a beaucoup de lignes, de traits. Les Japonais ont la théorie du ma, soit l’espace séparant deux pleins, deux traits, comme dans les idéogrammes. Il y a un espace presque visible à l’œil nu dans lequel je plonge. Charb m’engueulait car je ne finissais jamais mes traits. J’avais une obligation personnelle de laisser un espace infini.

Junji Itō, lui, finit ses traits, mais il a une noirceur infinie. Moi, je suis dans le blanc infini. J’ai un poster de lui où un type se presse la tête et tous ses boutons d’acné explosent en un jus graisseux dessiné en lignes droites. C’est atroce et merveilleux. Un type a passé des jours à dessiner ce pus. Moi, j’en suis incapable.

Pendant pas mal d’années, je ne me suis pas posé de questions sur ma place en tant que mec. Je ne voulais pas faire partie du club des mecs dans lequel les gens de ma famille voulaient que j’entre, ça c’est clair. Mais ce n’est que depuis récemment que je me pose la question de mon regard masculin. Je ne me l’étais pas posée quand j’étais à Charlie et personne ne m’y avait confronté.

Questions sur la déconstruction

La lecture d’un article de Jérôme Lachasse, qui écrit pour BFMTV, sur l’essentialisation des personnages féminins par les dessinateurs de bande dessinée m’a un peu secoué. Moi aussi je dessinais de petits nez aux femmes. Il faut que je ‘dé-male gaze’ mon propre travail. Un autre Luz est possible.

Pendant des années, j’ai eu un dessin un peu trop masculin. Je ne suis pas encore déconstruit. Peut-être personnellement, dans mon couple, ma famille, mais pas en tant que dessinateur. On tourne autour des mêmes mots. Il y a une paresse dans le mot déconstruction. C’est quasiment un terme masculin, on est chez Bricorama. On pourrait parler de mutation par exemple. En tout cas, inventer autre chose.

Le choc Triste Tigre

Triste Tigre de Neige Sinno a été un choc. Un long choc. C’est un livre qu’on prend le temps de lire parce qu’on a besoin de pauses. C’est la première fois que je lisais quelqu’un qui essore le sujet à ce point. On voit une personne qui va jusqu’au bout, dans les recoins impossibles, et ce courage-là donne le courage d’aller soi-même plus loin, dans les livres, mais aussi de ne pas baisser les bras, de creuser encore.

Je n’ai pas pu lire Le Lambeau de Philippe Lançon, peut-être que tout le monde ne pourra pas lire Triste Tigre. Après, j’ai lu Les Manuscrits ninja de Fūtarō Yamada, l’histoire de nonnes qui deviennent des ninjas pour se venger de samouraïs sanguinaires. Kill Bill puissance 10 000. Ça m’a fait un bien fou. Il faut pouvoir offrir Triste Tigre à des mecs. C’est essentiel à lire. Ce n’est pas un sujet réservé aux lectrices. Bien sûr qu’il faut l’offrir à Noël ! Tahar Ben Jelloun [juré du Goncourt, qui a expliqué à L’Express ‘ne pas voir à Noël les gens offrir un livre sur l’inceste’ et donc préféré remettre le prix à Jean-Baptiste Andrea] est une buse.

Il faut offrir Triste Tigre à Noël avec Testosterror et la BD sur les nonnes japonaises ! Un joli paquet sous le sapin ! J’ai eu des échos comme quoi les mecs achetaient Testosterror pour eux et les meufs l’achetaient pour l’offrir à un mec proche… Il y a la possibilité d’un acte militant avec un bouquin de 300 pages de rigolade. C’est mon grand succès personnel ! Je n’ai pas perdu ma capacité militante de l’humour, et ça c’est génial, car je n’en étais pas certain.

Une rencontre et les élections à venir

J’ai fait trois dédicaces secrètes, dont une à Rouen dans les locaux de Paris-Normandie. Un vieux gars barbu arrive et me demande si je me souviens de lui. Je dis non. Il me raconte une dédicace que j’avais faite pour lui au Centre du livre il y a onze ans. C’est un gars qui avait fait un enfant pour et avec un couple de lesbiennes. Je me suis rappelé et on s’est tombés dans les bras, en larmes ! Le dialogue ne s’était jamais rompu après dix ans de disparition physique… Il a été la quintessence de tous les lecteurs et les lectrices que je n’ai pas vus pendant dix ans.

Je ne me mets pas en colère. C’est une émotion qui m’est étrangère, elle me rend triste. Mais ce qui me rend le plus triste, ce sont les prochaines élections. Je suis en train de penser à ce que sera la vie avec Le Pen. J’aimerais qu’on ne normalise pas le RN, que les gens se fassent un peu plus peur. Moi, ils me font peur. Ce n’est pas parce que leur programme est récupéré par les macronistes ou par LR qu’il ne faut pas avoir peur du RN.

On se rassure en se disant que Le Pen sera aussi mauvaise que les dernières fois, mais c’est loin d’être certain. On a eu l’habitude de vivre avec le programme du RN appliqué d’une certaine manière par Darmanin, on se dit que rien ne changera, mais beaucoup de choses changeront. Pas forcément pour nous, les gens privilégiés… Quoique même les gens privilégiés devraient réfléchir à l’impact du RN sur leur vie quotidienne ou sur celle des gens qu’ils aiment ou aimeraient aimer. La normalisation du RN n’est pas un détail politique. C’est peut-être pour ça que je lis des BD horrifiques. On essaie de se rassurer dans une caricature de l’horreur. Ou dans l’idée que la manière dont notre quotidien sera percuté par le fantastique sera inventive. Mais avec le RN, ça ne le sera pas…

L’humour

Quand j’ai dit que l’humour était mort, sur France Inter, je répondais à une inquiétude de Charline Vanhoenacker qui me demandait : ‘Qu’est-ce qu’on fait ?’ Moi, je n’ai pas de réponse mais une certitude : l’humour tel que je le connais en tant qu’homme blanc cis de 51 ans et la manière qu’on a de le faire, c’est terminé. Il faut donc inventer autre chose. Je m’invente des mondes de fiction dans lesquels je fais ce que je veux. La difficulté, c’est de faire de l’humour dans un monde de réalité. Mais il faut prendre ma phrase comme une provoc punk. L’humour est mort, OK, donc on fait quoi ? ‘Est-ce qu’il y a un sujet sur lequel on peut tous se marrer ? Y a-t-il un dénominateur commun ?’, me demandait-elle. Je n’en sais rien.

Pour pouvoir convoquer de l’ironie sur soi-même, il faut du recul, de l’espace. Et nous sommes dans une société qui crée de moins en moins d’espaces. Il faut créer de l’espace ironique car je crois que ça manque aussi sur les réseaux sociaux, où je ne suis pas. Peut-être des bars à blagues ! Un espace safe pour les humoristes ! Pas con ! J’ai passé tellement de temps à faire des débats sur ‘peut-on rire de tout ?’… Maintenant j’ai lancé ‘l’humour est mort’, et démerdez-vous avec ça !

L’hyperpop d’Eloi

Cette année, je me suis réconcilié avec l’Auto-Tune grâce à Modern Sorrow de Richard Youngs. Ce sont deux pièces de quinze minutes, et il utilise l’Auto-Tune comme s’il mutait. Tout à coup, un autre être chante. L’autre réconciliation vient de l’hyperpop d’Eloi. Absolument génial ! Elle l’utilise de façon décomplexée, en virilisant sa voix.

L’Auto-Tune devient un jeu qui va dans tous les sens, permet de changer son identité, pas uniquement pour faire le malin. Je suis tombé en admiration. J’ai 51 ans, j’écoute une post-adolescente chanter ses histoires d’amours fluides et je danse seul comme un con. J’ai l’impression de ressembler à un vieux mec d’un clip de Fatboy Slim.

Le stand-up

Louis C.K., Ricky Gervais et Hannah Gadsby me parlent. Quand tu regardes un stand-up de Gadsby, à la fin tu ne rigoles plus du tout. Le stand-up actuel, je n’y connais rien… et j’ai du mal, c’est comme la chanson française. J’ai du mal avec les gens qui me demandent de rire. Je peux regarder les Anglo-Saxons car ils ne s’adressent jamais totalement à moi, ils regardent un peu à côté. Mais le truc qui m’a fait marrer, c’est Simple comme Sylvain de Monia Chokri. C’est extraordinairement bien réalisé et l’image est sublime. Ça m’a rassuré, j’ai vu un film francophone drôle en ayant l’impression de découvrir la relève de Fassbinder !”



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Author : Carole Boinet

Publish date : 2024-01-02 17:08:22

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