Le film avec un tournage de film à l’intérieur est presque un genre en soi, dont Hollywood a fait des chefs-d’œuvre (Chantons sous la pluie, plusieurs sublimes Minnelli) et Cinecittà aussi (Huit et demi de Fellini). Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en la matière, le cinéma français n’a pas démérité : Le Mépris de Jean-Luc Godard et, dix ans plus tard, La Nuit américaine de François Truffaut constituent un fascinant diptyque, s’opposant presque point par point.
Côté Godard, un lamento déchirant pour un art déjà (donc très tôt) diagnostiqué comme en train de mourir. Côté Truffaut, un film amoureux de la vie sous toutes ses formes qui fait mine de croire qu’en dépit de toutes les embûches le cinéma durera toujours. Côté Godard, une méditation essentiellement esthétique sur le cinéma, sa place dans l’histoire de la représentation, son inscription dans une cosmologie formelle infiniment vaste. Côté Truffaut, une vision extrêmement prosaïque sur la fabrication, le travail, l’embranchement pas toujours évident de compétences dépareillées qui va aboutir à cet objet bizarre : un film. Côté Godard, une réflexion sur l’art. Côté Truffaut, un plaidoyer pour l’artisanat.
Double sillage
Depuis cinquante ans, la plupart des cinéastes qui s’y sont essayés se sont inscrits consciemment ou pas dans un de ses deux sillages. Avec son tournage à l’arrêt, son producteur fantôme et ses ruminations sur la fin d’un monde, L’État des choses (1982) de Wim Wenders emprunte indubitablement un sentier godardien. Dans une moindre mesure, avec son île dans la Méditerranée, le Sibyl de Justine Triet est traversé d’embruns du Mépris. Avec Irma Vep (le film de 1996 devenu une série 25 ans plus tard), Olivier Assayas tente la conciliation des deux : cartographier l’état des forces (ou des faiblesses) du cinéma mondial et la façon dont il se reconfigure (par le cinéma de Hong-Kong en 1996, par la série en 2022), mais chroniquer aussi dans un feuilleté d’anecdotes la vie d’un plateau, ses embrouilles, ses amours, ses emmerdes. De ces deux lignées, qui parfois se croisent, Making of descend assurément de la seconde. Celle de La Nuit américaine donc. Et c’est avec une tendresse et une finesse d’observation toute truffaldienne que Cédric Kahn dépeint ce complexe écheveau humain qui constitue un tournage et l’affolant embouteillage d’embûches qu’il doit surmonter pour arriver à ses fins.
Le film met en œuvre deux niveaux de tressage. D’un côté, l’entrelacs du film dans le film, intitulé Les ouvriers, récit d’une occupation d’usine par des ouvriers, avec le récit de son tournage. De l’autre, le travail – et ses mille contrariétés, avec la vie privée, familiale, amoureuse, des principaux personnages – et ses mille autres contrariétés. Tout s’enchâsse : les conversations par zoom du cinéaste (Denis Podalydès) avec son épouse (Valérie Donzelli) qui veut le quitter ; l’attraction irrésistible de l’acteur-vedette (Jonathan Cohen) pour le personnage d’ouvrier qui l’interprète, jusqu’à envahir sa vie et sa maison (de ce point de vue, le film évoque un peu le prochain Todd Haynes, May December, où Natalie Portman incarne aussi une actrice installée chez la personne qui a inspiré son personnage pour s’imbiber de son quotidien) ; les AG reconstituées pour le film Les ouvriers où on s’oppose, s’affronte, vote à mains levées ; l’idylle d’une jeune comédienne avec le jeune wanabee cinéaste qui réalise le making-of du tournage (Stefan Crepon) ; les AG des membres du tournage animées par la méritante directrice de production (Emmanuelle Bercot) lorsqu’un accident de financement menace le tournage de s’interrompre et que chacun·e doit décider jusqu’où il ou elle est prêt à se sacrifier pour que le film existe quand même.
Le récit est très adroit pour faire s’emboîter toutes ces pistes, très fluide et très alerte. De La Nuit américaine, on retrouve cette même dramaturgie de l’encombrement, de l’entrave et l’état de surchauffe sensible dans lequel elle plonge les personnages. Dans cette course d’obstacles, les personnages sont survoltés émotionnellement et le film se cale sur ce tempo, trouve une forme vibrionnante et déliée. “Les films sont comme des trains dans la nuit” disait Ferran, le personnage interprété par Truffaut dans La Nuit américaine. Alors que la vie au contraire ne serait qu’en lignes brisées, piétinements… Avec sa forme découpée en trois actes et ses sous-intrigues de comédie de théâtre classique, Making of (comme son aïeul truffaldien) prend le pari de montrer le grand bordel d’un tournage de cinéma et la vie privée de ses participant·es mais dans une forme aussi véloce, aussi rythmiquement soutenue, qu’un train qui avance allegretto dans la nuit.
Happy ending
Il y a beaucoup de rimes bien sûr entre le film et le film dans le film. Les techniciens sont enjoints à se poser les mêmes questions que les ouvriers grévistes. Le personnage principal des Ouvriers est comme le cinéaste quitté par son épouse. Pourtant la tonalité des deux récits diffère. Plus troublant, le film de Cédric Kahn opère des choix que désavouerait dans la fiction son personnage de cinéaste interprété par Podalydès. En effet, un des conflits majeurs de Making of tient au fait que Simon (Denis Podalydès) refuse de modifier le dénouement douloureux de son scénario (le personnage d’ouvrier résistant est arrêté par la police, l’usine ferme) au profit du happy end que veulent lui imposer les producteurs associés. Face à ce refus, ils retirent leur investissement et, alors que le tournage est entamé, le budget du film est amputé d’un million d’euros. Aux yeux des autres personnages, la pureté de Simon consiste à ne pas céder. Son exigence artistique (aux yeux de ceux qui l’entourent) tient au choix de ne pas céder sur l’injonction feel good de ses producteurs, imposer, fût au prix de la non-faisabilité du film, la noirceur de sa conclusion.
À l’inverse, le film de Cédric Kahn fait totalement le choix du feel good (attention spoilers). Les catastrophes redoutées sont toutes esquivées grâce à un dénouement ex machina proche là encore d’une comédie du théâtre classique. Alors qu’on pensait la déroute complète, le tournage reprend, le film (Les ouvriers) s’achève, le producteur insaisissable sauve la mise et le film (Making of) s’offre même le luxe de se terminer sur un quasi-dernier plan emblématique des happy ends de convention : un baiser (entre deux personnages dont la liaison semblait la encore très compromise). Pourquoi le film accomplit-il aussi effrontément ce qu’il refuse, au nom d’une certaine éthique artistique, à son personnage principal ? Peut-être parce que l’important est la fidélité au réel, que si dans la vie, les ouvriers grévistes n’ont pas réussi à transformer leur usine en coopérative autogérée, il est indécent qu’un film corrige leur malheur au bénéfice de l’agrément de ses spectateur·rices. Et donc conséquemment, la noirceur d’un dénouement très sombre où le grand capital l’emporterait sur les choix de Simon serait tout aussi artificiel puisque depuis ses débuts il y a trente ans Cédric Kahn a réussi bon an mal an à tourner très régulièrement et tracer le chemin qu’il souhaitait dans le cinéma, et qu’en dépit des multiples contraintes imposées par ses instances de production, le cinéma d’auteur en France reste un secteur où la création reste protégée.
Là encore, comme Truffaut dans La Nuit américaine, Cédric Kahn paraît croire que la réussite d’un film tient toujours d’un miracle. C’est ce qu’enregistre Making of : la conspiration acharnée des forces adverses et soudain l’éclaircie d’une résolution. Ici le miracle a presque failli coûter la vie du miraculé. Mais le film réussit à nous faire désirer son miracle, et nous réjouir avec les personnages que pour cette fois tout cela finisse bien.
Making of Cédric Kahn avec Denis Podalydès – en salle le 10 janvier
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/making-of-cedric-kahn-reussit-sa-nuit-americaine-605942-09-01-2024/
Author : jeanmarclalanne
Publish date : 2024-01-09 18:21:27
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