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Joy Sorman : “Au Palais de justice, la salle d’audience est comme une scène de théâtre” 

Joy Sorman : “Au Palais de justice, la salle d’audience est comme une scène de théâtre” 



En décrivant les individus qui défilent à la barre du Palais de justice de Paris, Joy Sorman donne un corps à autant d’anonymes qui tentent d’être entendus. L’écrivaine a choisi d’immerger son personnage principal, Bart, dans ce lieu emblématique pour créer une fiction marquante par ce qu’elle dénonce : l’injustice de l’institution judiciaire. Car jour après jour, Bart assiste à des audiences parfois ubuesques où, presque toujours, ce sont des pauvres qui sont jugés et condamnés.

Après des logements insalubres et un hôpital psy, vous entrez dans un tribunal. Votre mission est d’aller voir ce que nous ne voulons pas voir ?

Joy Sorman – Au départ, il y a mon intérêt pour les lieux comme déclencheurs de l’écriture. Et il est vrai que je me porte davantage vers ceux où on n’irait pas spontanément. Ce sont aussi des lieux qui offrent des potentialités fictionnelles autant que politiques et sociales.

Comment avez-vous travaillé ?

Pendant un an, j’ai passé une journée par semaine au Palais de justice de Paris. En arrivant je découvrais les affaires du jour, terrorisme, stup, violences conjugales, je choisissais une salle d’audience et m’installais avec le public. Toutes les scènes décrites sont issues des procès auxquels j’ai assisté.

Vous travaillez une forme littéraire hybride, à la fois documentaire, essai, fiction.

Je dirais qu’il s’agit d’un récit documentaire au-dessus duquel j’aurais tendu un fil romanesque, et je m’y tiens comme une funambule. Certains passages relèvent de considérations théoriques, de réflexions politiques qui s’imposent face à l’implacable machine judiciaire. Décrire les audiences aurait pu suffire, mais je voulais penser cette machine, la démonter, et j’ai fait en sorte que le personnage de Bart porte ce discours, je me méfiais d’une parole en surplomb. Il arrive un peu naïf et au fil des semaines découvre les rouages de l’institution.

Aviez-vous en tête le personnage de Bartleby pour créer Bart ?

Il est évidemment inspiré du Bartleby de Melville, qui m’a frappée dès ma première lecture à l’adolescence. Il m’accompagne en tant qu’autrice, moi qui ai toujours eu du mal à traiter mes personnages par le prisme de la psychologie. Bartleby est ce héros sans intériorité. Je l’ai convoqué dans ce livre parce que, sans raconter la fin qui en est la clé, sa forme de résistance me semblait apporter une réponse aux absurdités de la justice. Cette réponse ne peut venir que de la fiction, qui permet de réinventer le monde quand il dysfonctionne.

Vous n’entrez pas dans la psychologie des personnages mais vous décrivez les postures. La question du corps semble centrale dans votre travail.

Oui. Je travaille mes personnages comme des corps dans des espaces, je les observe se déplacer, s’exprimer, je capte une allure, un geste, un timbre de voix. Au Palais de justice, la salle d’audience est comme une scène de théâtre sur laquelle montent les prévenus, face à un public. Ils sont en général silencieux, dans ce lieu qui leur est hostile, et souvent leur pauvreté tranche avec le faste de la robe des juges. 

“Cette lutte des classes, dont nous avons tous l’intuition, est flagrante au tribunal.”

Le système judiciaire est une classe sociale qui en juge une autre ?

Cette lutte des classes, dont nous avons tous l’intuition, est flagrante au tribunal. Dans une audience se jouent des rapports de classe et de langue. Quand un juge dit “ce qui se conçoit bien s’énonce clairement” à un sans-papiers totalement perdu, maîtrisant mal le français, la violence est à nu. Je ne m’attendais pas à ce que les juges soient parfois à ce point sans vergogne. Cela dit, comme souvent, la maltraitance qu’ils infligent aux prévenus trouve aussi son origine dans celle qu’ils subissent dans leurs conditions de travail.

Vous parlez d’abattage à propos des comparutions immédiates et critiquez l’utilisation de l’emprisonnement. C’est un discours polémique.

Abattage, c’est le mot. Les prévenus défilent pendant des heures les uns à la suite des autres, on leur consacre trois minutes chacun, tout le monde est épuisé. Ma critique de la prison n’est pas idéologique mais factuelle, et s’appuie par exemple sur les travaux du sociologue Didier Fassin qui a montré qu’elle est contre-productive, crée de la récidive, paupérise les familles, augmente la violence et coûte des sommes colossales à la collectivité. Les faits sont là, je n’ai pas l’impression d’être subversive en les énonçant. Il en va de même pour le nouveau délit d’association de malfaiteurs à caractère terroriste. Depuis sa création, suite aux traumatismes engendrés par les attentats, les affaires se sont multipliées au nom d’un principe de précaution. La justice répond aux peurs, certes légitimes, de l’opinion publique, relayées par des politiques qui cherchent à faire fructifier leur boutique électoraliste. Il faut avoir l’honnêteté de regarder les affects qui président à un exercice prétendument rationnel de la justice. Mais je veux aussi souligner que la justice a des vertus, elle répare parfois, quand elle prend le temps de l’écoute, ce qui arrive plus souvent aux Assises qu’en comparution immédiate…

Propos recueillis par Sylvie Tanette

Le Témoin de Joy Sorman (Flammarion), 288 p.,  21 €. E



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Author : Sylvie Tanette

Publish date : 2024-01-10 16:36:41

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