Rien n’y fait. Même si, le 14 janvier dernier, Amélie Oudéa-Castéra a déclaré “regretter” d’avoir “pu blesser certains enseignants”, la polémique peine à retomber. Deux jours plus tôt, lors de son premier déplacement aux côtés du Premier ministre Gabriel Attal, la nouvelle ministre de l’Education nationale avait été amenée à s’expliquer sur le fait d’avoir inscrit ses enfants dans le privé sous contrat. Plus précisément dans l’établissement privé Stanislas, réputé pour son élitisme et dont L’Express avait dénoncé les dérives en juin 2022. Après avoir confirmé l’information, l’ancienne cadre dirigeante d’Axa et de Carrefour a avancé les raisons de son choix, mettant en avant “les paquets d’heures” d’enseignement non remplacées dans le public. Ce qui a provoqué l’ire d’une grande partie du monde enseignant. Le professeur de lettres Loys Bonod analyse les raisons de cette colère et les ressorts de ce débat.L’Express : Pour justifier son choix d’avoir inscrit ses enfants dans le privé sous contrat, Amélie Oudéa-Castéra a déploré le trop grand nombre d’absences non remplacées dans le public. Ce qui a provoqué une vive colère dans le monde enseignant. Comment l’expliquez-vous ?Loys Bonod : Bien sûr qu’il peut y avoir des absences chez les enseignants. Mais laisser entendre que ce serait le premier problème de l’école aujourd’hui est aberrant. L’exaspération vient du fait que l’on nous fait ce procès en permanence. Cela contribue à ancrer cette idée que nous sommes une profession de tire-au-flanc alors que le problème est celui du non-remplacement des absents. J’y vois une volonté de dissimuler la politique menée par l’Etat depuis des années et qui a contribué au déclassement des professeurs et à la crise de recrutement qui en découle. Cette crise est ouverte depuis 2011, avec de centaines ou des milliers de postes non pourvus chaque année. Résultat, le stock de remplaçants ne cesse de diminuer, beaucoup sont affectés sur des postes à l’année alors que ce n’est pas leur vocation initiale. Peut-être que les remplacements sont mieux organisés dans le privé, avec des parents plus consommateurs et donc plus exigeants. Un avantage qui ferait la différence et inciterait des familles à se tourner vers le privé dans les endroits les plus déshérités de la République et les zones d’éducation prioritaire… mais certainement pas dans le sixième arrondissement de Paris !En règle générale, le nombre d’absences chez les professeurs serait moins important que dans le reste de la fonction publique, dites-vous…Oui, c’est ce que démontre un rapport de la Cour des comptes daté de 2021. Les chiffres montrent bien que le taux d’absence des agents publics dans l’enseignement est inférieur à celui que l’on trouve aussi bien dans les autres fonctions publiques que dans le secteur privé. J’entends les parents qui disent : “Mon fils n’a pas de professeur d’anglais depuis plusieurs semaines.” C’est un scandale lié à des absences de longue durée qui ne sont pas remplacées en raison des postes non pourvus. En ce qui concerne les absences de courte durée, une forme d’intolérance semble s’être instaurée dans la société. Un enseignant peut, comme n’importe qui, ne pas aller au travail parce qu’il a attrapé la grippe ! Cela peut arriver à tout le monde. Mais il faut bien comprendre cet effet de loupe qui a tendance à amplifier artificiellement le phénomène : l’absence ponctuelle d’un seul professeur peut toucher des centaines de familles. D’où la persistance de ce cliché tenace : des professeurs qui seraient absentéistes. Le plus triste est évidemment de voir ce cliché repris par notre propre ministre, qui ne fait que répéter ce que les gens veulent entendre.Comment expliquez-vous le succès du privé et quelles sont les véritables raisons pour lesquelles les familles ont tendance à privilégier ces établissements ?Le privé part avec un “avantage” indéniable : la possibilité qui lui est offerte de sélectionner ses élèves à l’entrée de l’établissement ou en cours de route. Bien sûr on y retrouve majoritairement les enfants scolairement bons et forcément favorisés aussi bien culturellement qu’économiquement. Les conditions d’étude y sont meilleures puisque vous avez moins de problèmes liés au climat scolaire ou à la discipline. Tout cela a pour effet d’encourager l’entre-soi. Le pire est que les parcours d’optimisation scolaire ont tendance à se renforcer. Ceux qui font le choix du public sont de plus en plus condamnés à subir l’orientation scolaire de leurs enfants, affectés dans tel ou tel collège ou lycée en fonction de telle ou telle réforme et de plus en plus selon des critères éloignés de leur niveau ou de leur mérite : car c’est le paradoxe d’un ministère imposant – dans le seul public – des mesures de mixité sociale et scolaire. Dans le privé, l’élève a, au contraire, l’assurance de poursuivre dans le même groupe scolaire… à condition, bien sûr, d’avoir le niveau suffisant. Afin de mettre toutes les chances de leur côté, les parents entrent dans cette logique et inscrivent leurs enfants de plus en plus tôt. Pour être sûr de rentrer au lycée ou au collège Stanislas, mieux vaut avoir été à l’école Stanislas, voire à la maternelle Stanislas !Vous semble-t-il logique que l’Etat continue de financer à 73 % les établissements privés sans que ces derniers n’aient pas plus de comptes à rendre en termes de mixité sociale et scolaire ?Absolument pas, d’ailleurs je précise que nous faisons figure d’exception dans le monde. Il n’y a qu’en France que l’enseignement confessionnel est financé par l’Etat laïque. Le rapport Pisa a beau pointer régulièrement du doigt l’aspect inégalitaire de notre système, rien ne bouge. A noter qu’en Finlande, pays longtemps mis en avant dans ce classement mondial pour ses bons résultats – même si c’est un peu moins vrai qu’avant -, il n’existe pas d’écoles privées. Preuve qu’on peut réussir sans. Mais de ces inégalités-là, personne ne veut parler. En ouvrant, malgré elle, le soupirail, la ministre a révélé au grand jour cette guerre scolaire souterraine. Affirmer comme elle le fait qu’il n’y a qu’une seule école en France sonne creux. Aujourd’hui, nous avons bel et bien affaire à une école à deux vitesses. Malgré les nombreuses réactions que cette affaire a pu susciter, je reste assez pessimiste et ne crois pas à une véritable révolution sur cette question qui tétanise les responsables politiques, de droite comme de gauche. Et pour cause : on sait que près d’un parent sur deux est aujourd’hui amené à mettre ses enfants dans le privé au cours de sa scolarité. Chacun veut légitimement pouvoir s’offrir une porte de sortie de secours. A noter qu’à côté d’établissements très huppés comme Stanislas, on trouve des établissements privés moins élitistes mais qui contribuent, malgré tout, à une forme de ségrégation scolaire, dans le sixième arrondissement de Paris comme dans l’arrondissement de Nanterre.
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Author : Amandine Hirou
Publish date : 2024-01-16 04:00:00
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