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Agents littéraires, les nouveaux maillons forts du monde de l’édition ?

Agents littéraires, les nouveaux maillons forts du monde de l’édition ?



Il fut un temps où seul·es les écrivain·es très en vue prenaient un·e agent·e et seuls deux ou trois grands noms, tel François Samuelson, l’agent de Michel Houellebecq mais aussi de stars de cinéma, se partageaient le marché. Certain·es auteur·rices célèbres, comme Emmanuel Carrère ou Virginie Despentes, ne faisaient appel aux agent·es que pour un aspect de leur travail – la vente des droits de leurs livres pour des adaptations au cinéma, par exemple. Mais, récemment, des agences littéraires sont apparues en France, petites structures d’un nouveau genre, prisées par les jeunes auteur·rices, voire par les moins jeunes.
Chercher un·e agent·e plutôt qu’une maison d’édition, pratique plus que courante ailleurs, non seulement aux États-Unis et en Grande-Bretagne, mais dans d’autres pays d’Europe comme l’Allemagne ou l’Italie, apparaît toujours quasiment révolutionnaire en France. Ici régnait jusqu’à présent l’idée que la relation auteur·rice-éditeur·rice était privilégiée et risquait d’être perturbée par la présence de l’agent·e. Les cartes ont pourtant été redistribuées en une poignée d’années et le phénomène accompagne une transformation plus large du paysage éditorial.
C’est donc une nouvelle habitude qui s’installe chez lesprimo-romancier·ères : plutôt que d’envoyer leur manuscrit directement et souvent au hasard dans différentes maisons d’édition qu’ils ou elles ne connaissent pas, il·elles confient à une autre personne le soin de chercher à leur place celle qui leur conviendra le mieux. Plusieurs raisons motivent ce changement, en particulier l’espoir que le manuscrit soit lu avec plus d’attention s’il est apporté par un·e intermédiaire dont c’est le métier plutôt qu’envoyé par la poste.
Mais c’est avant tout la crainte de “se faire avoir”, tout simplement, qui conduit à contacter une agence littéraire. “De jeunes auteurs semblent d’emblée dans un rapport assez méfiant avec l’institution littéraire”, remarque Manuel Carcassonne, patron des éditions Stock. Une méfiance qui semble habiter Seynabou Sonko, 31 ans, représentée par l’agence Ariane Geffard dès son premier roman, Djinns, publié l’an dernier chez Grasset. L’autrice se souvient des éditeurs et éditrices croisé·es quand, étudiante, elle fréquentait le master d’écriture de Paris 8 : “Je sentais qu’ils avaient une vision conservatrice : ça marche comme ça et pas autrement, c’était une manière pour eux de garder le pouvoir. Ils ont peur de l’arrivée d’une nouvelle génération, ils ne disent pas tout.”
La réponse à une situation nouvelle
Une méfiance qui ne serait pas absurde. L’agente Marie Lannurien, à la tête de Books and More, qui compte parmi ses auteur·rices Carole Fives, Nathalie Bauer, Chloé Lopes Gomes et Violaine Bérot, précise : “J’ai vu des contrats sans à-valoir, où l’auteur s’engageait pour cinq romans à venir. Avant, les primo-romanciers signaient pour ne pas faire de vagues, aujourd’hui ils nous demandent ce qui peut être discuté ou pas.” Car il y a chez ces jeunes auteur·rices le désir de vivre de leur écriture : “Il faut avoir du temps pour écrire, et jusqu’à maintenant, c’était une activité de bourgeois. Une nouvelle génération arrive qui n’a pas d’argent. L’idée, c’est d’en gagner pour continuer à écrire, sinon on ne peut pas”, résume Seynabou Sonko.
“C’est un réveil des auteurs qu’on a vu émerger vers 2016 et qui s’est accéléré, estime Loïc Zion, délégué général du Sfaal (Syndicat français des agents artistiques et littéraires). Ils ont commencé à dire qu’ils en avaient marre de se faire avoir depuis des décennies. Ce sont eux qui créent la matière sur laquelle vit toute la chaîne du livre et ce sont eux qui sont les moins bien traités.” La romancière Agnès Desarthe souligne une autre problématique : “Avant, la plupart de ceux qui travaillaient dans l’édition avaient fait des études de lettres, étaient de grands lecteurs. Depuis une quinzaine d’années, il y a beaucoup de gens qui sortent d’écoles de commerce. L’attitude nouvelle des auteurs est une réponse à une situation nouvelle.”
L’agent·e sert donc à trouver une maison d’édition, à négocier un à-valoir et, tendance qui semble se répandre, à exploiter les droits étrangers, que traditionnellement l’auteur·rice confiait à sa maison d’édition, la plupart en France disposant d’un service de droits étrangers et de droits audiovisuels en interne. Nombreux·ses sont les écrivain·es aujourd’hui qui s’en plaignent. Mais Adrien Bosc, directeur de l’édition au Seuil et fondateur des Éditions du sous-sol, souligne : “Il y a des services de droits étrangers dans les maisons qui sont très compétents, qui font un travail de fourmi sur des dizaines de petits pays et des dizaines d’années.” Et rappelle que le premier livre d’Édouard Louis, représenté par le Seuil et non par une agence, a été traduit dans le monde entier.
Pour un premier roman ou un changement de cap
Les auteur·rices qui font appel à des agent·es peuvent avoir des profils et des motivations très différents, des primo-romancier·ères aux romancier·ères confirmé·es qui désirent un changement de cap dans leur carrière. Parfois, ce sont des écrivain·es protéiformes, qui travaillent fiction, non-fiction, poésie… et doivent trouver plusieurs maisons d’édition et un·e agent·e pour faire le lien. À l’inverse, certain·es souhaitent être représenté·es sur un seul domaine d’activité, voire un seul projet. Agnès Desarthe a fait appel à une agente uniquement pour ses textes de littérature jeunesse : “Je l’ai décidé quand j’ai quitté L’École des loisirs. Jusqu’alors, je n’avais jamais eu besoin d’être défendue, j’avais une éditrice, mais je me suis soudain retrouvée dans un monde que je ne connaissais pas du tout.”
Seynabou Sonko raconte : “J’ai pris une agente au moment où je me suis dit que mon manuscrit était terminé, avant de l’envoyer directement à une maison d’édition. En scrollant sur Instagram, j’ai trouvé Ariane Geffard. C’était plus rassurant pour moi de savoir que ce texte allait être filtré par une personne qui n’est pas éditrice mais a un regard sur le monde de l’édition. J’ai bien aimé la transparence, les choses concrètes, les chiffres. On a brainstormé sur des maisons et elle est allée voir des éditrices avec qui elle avait déjà travaillé.” L’éditrice Lola Nicolle, 31 ans, explique avoir pris une agente, Karine Lanini de l’agence Kalligram, par besoin de prendre son temps pour écrire son deuxième roman : “Un éditeur veut programmer. Avec un agent, il n’y a pas de planning, pas de pression éditoriale.”
Autre intérêt, selon un auteur : l’agent·e n’ayant pas de ligne éditoriale, il·elle laisse les auteur·rices travailler leur texte sans tenter d’infléchir leur production, contrairement à ce que pourrait faire un·e éditeur·rice. On peut pourtant imaginer le contraire : l’agent·e, payée au pourcentage sur un contrat et au nombre de contrats signés, peut avoir tendance à diriger vers du plus commercial. Mais la plupart de ces petites agences ne vivent pas uniquement de la représentation d’écrivain·es, et le fait d’avoir d’autres activités leur laisse une certaine liberté.
Reste que ce métier demeure mal connu du public, suscitant au fond autant d’inquiétude que de fantasmes : “Les gens confondent, pensent que c’est grâce à mon agente que j’ai eu tel article dans la presse. En fait pas du tout. Comme si l’agente donnait accès à des privilèges”, explique Seynabou Sonko. Et force est de constater que le sujet est toujours un peu tabou, au regard des auteur·rices ou éditeur·rices qui n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
Car, en toile de fond, l’activité d’agent·es se déploie dans un secteur qui, en pleine tractation entre milliardaires, reventes et rachats, traverse une période compliquée. “Le point de départ de la montée de ces agents, c’est l’instabilité des maisons, estime Lola Nicolle. Le fait qu’elles se vident, ce qu’avait théorisé André Schiffrin avec L’Édition sans éditeurs.”
Marie Lannurien était au départ agente d’éditeur·rices étranger·ères en France (c’est par son intermédiaire que la maison québécoise Héliotrope a cédé les droits de Kevin Lambert au Nouvel Attila). Elle se souvient de l’année 2019, quand elle est devenue aussi agente d’écrivain·es : “C’était une période charnière, avec tous ces mouvements de fusion-acquisition des groupes. Les auteurs ont besoin de stabilité, et l’agent peut être un point de repère.” Si par le passé un·e éditeur·rice pouvait faire toute sa carrière dans une même maison, il semblerait qu’aujourd’hui ce soit devenu plus rare.
une profession sans règles
À quoi ressemblent ces agences littéraires ? En général, il s’agit de structures légères, d’une à quatre personnes. Le Sfaal en représente actuellement trente-deux, regroupant quarante-cinq agent·es. Loïc Zion constate une progression : “En 2017, on comptait une douzaine d’agents. Chaque année, sept ou huit nous rejoignent. Mais on ne sait pas exactement combien il y en a en France parce que la profession n’est pas régulée. N’importe qui peut s’établir agent littéraire, il y a potentiellement des personnes qui exercent dans leur coin sans s’être signalées nulle part.” Avec le risque que des gens s’improvisent agent·es en se disant qu’il y a là de l’argent à se faire, et installent des pratiques qui peuvent poser problème pour les auteur·rices, comme réclamer non pas un pourcentage sur le contrat d’édition mais une somme d’argent avant même de débuter une collaboration.
Manuel Carcassonne pointe une autre dérive : “Se multiplient des agents, non pas qui défendent des droits, mais des go-between, des intermédiaires qui vous mettent en relation avec quelqu’un. Quand j’ai commencé dans ce métier, des dizaines de personnes me présentaient quelqu’un, on dînait ou on prenait un verre, mais personne ne me disait : ‘Tu me dois 10 %.’ Aujourd’hui, vous avez une catégorie de gens qui s’auto-attribuent une étiquette d’agent. Je suis un agent parce que je vous présente monsieur X qui a envie de faire un livre. C’est un peu du n’importe quoi contemporain.”
Quand on parle de vraies agences littéraires installées dans le paysage, qui suivent leurs auteurs et autrices sur le long terme, les mêmes noms sont toujours cités. “C’est un dur métier : quand on prend 10 % sur un à-valoir à 5 000 €, on touche 500 €. Trouver un modèle économique n’est pas évident”, note Ariane Geffard, qui représente entre autres Iris Brey, Mona Chollet, Simon Johannin, Titiou Lecoq, Mathieu Palain. Ces structures, souvent créées par des personnes qui ont travaillé des années dans des maisons d’édition (Ariane Geffard aux Arènes, Violaine Faucon aux droits étrangers chez l’Olivier, etc.), n’auraient sans doute pas existé sans le développement en France du statut d’auto-entrepreneur. Souvent, les agences ne représentent pas seulement des écrivain·es mais font aussi du service de presse, de l’organisation d’événements et de festivals, de la gestion de droits pour de petites maisons. Sans doute afin de trouver un modèle économique viable, mais pas seulement.
“On avait le désir de créer quelque chose en étant multicarte, d’explorer différents champs”, explique Violaine Faucon, cofondatrice, avec Camille Paulian, de l’agence Trames, née il y a six ans, et qui abrite aujourd’hui Chloé Delaume, Cécile Coulon, Benoit D’Afrique, Hélène Gaudy ou encore Denis Michelis. Certain·es agent·es se spécialisent sur une thématique. Ariane Geffard, qui a créé sa boîte en 2018, est très en pointe sur les questions de genre. “Assez simplement, j’ai eu envie de représenter des personnes qui défendaient des visions du monde qui me parlaient, des féministes avec lesquelles je me sentais des affinités. Et au bout d’un moment, ça dessine une ligne. Mais je ne l’avais pas anticipé”, explique-t-elle.
Une chance pour les petites structures
Une nouvelle génération d’éditeur·rices semble trouver un intérêt à travailler avec des agent·es : “C’est une chance, pour des jeunes maisons comme la nôtre. Les agents nous apportent des auteurs qui n’auraient pas forcément eu l’idée d’aller vers nous. Des primo-romanciers qui pensent d’abord à des maisons prestigieuses alors qu’ils seraient peut-être mieux dans une petite structure”, explique Lola Nicolle, qui codirige Les Avrils, maison créée en 2020 au sein du groupe Delcourt.
“Au moment où je suis devenu jeune éditeur, de jeunes agents arrivaient. J’ai noué de vrais liens et travaillé avec eux sans que ce ne soit jamais complexe. Je ne sais pas qui sont les éditeurs qui disent ne pas travailler avec des agents. C’est souvent une posture. Il va falloir un peu dépasser ça”, explique Adrien Bosc, qui se souvient de la découverte de Frère d’âme de David Diop : “C’est un texte que nous n’aurions pas eu sans l’entremise de Magalie Delobelle, qui a créé son agence So Far So Good au moment même où elle découvre David Diop. Elle présente son métier dans l’université où David Diop enseigne, il est dans l’assistance et lui propose son texte pour avoir un regard. Et c’est une histoire qui de bout en bout se passe ainsi. Par évidence. On continue à travailler main dans la main.”
Est-ce que, pour autant, les agent·es sont un moyen pratique pour les éditeur·rices de ne pas avoir à s’encombrer des tâches éditoriales ? “Je discute un peu des textes avec les auteurs, concède Marie Lannurien. Mais je ne vais pas dans le détail.” “L’agent n’enlève rien à mon travail éditorial, explique Adrien Bosc. C’est sans doute la différence avec les Américains : là-bas, l’éditeur est plutôt un publieur, les textes lui arrivent quasiment déjà prêts, l’agent a retravaillé plusieurs versions avec l’auteur. En France, la plupart des agents laissent toute place à l’éditeur pour le travail éditorial. C’est plutôt sain, et ça ne change pas fondamentalement ma façon de travailler. Sinon, je deviendrais publieur et ça ne m’intéresserait pas.”
Pourtant, les agent·es bousculent le secteur à un autre niveau, puisqu’il·elles font augmenter les coûts pour la maison d’édition. Une tendance confirmée par Manuel Carcassonne, qui parle d’“inflation”. Les agent·es non seulement savent négocier les à-valoir mais feraient monter les enchères en mettant les éditeur·rices en concurrence. “Les avances mirobolantes demandées par les agents, c’est un mythe lié à l’idée qu’on se fait de l’agent anglo-saxon, affirme pourtant Violaine Faucon. Cela dit, si les à-valoir sont plus importants, il y aura peut-être moins de publications et l’éditeur s’investira réellement dans chaque projet.”
Ce qui peut être problématique pour les éditeur·rices, c’est quand un·e agent·e envoie le texte à plusieurs maisons et parvient à faire monter des enchères décorrélées du potentiel de l’œuvre. “Je ne fais pas monter les enchères, soutient Ariane Geffard. Généralement, je privilégie une maison pour éviter justement cette espèce de mise en concurrence et créer un désir factice et mimétique. Moi, j’ai envie qu’un éditeur prenne un texte parce qu’il y croit, pas parce qu’il craindrait de rater quelque chose.”
“Il arrive qu’il y ait concurrence, mais est-ce que ce n’était pas déjà le cas quand un premier roman emballait tout le monde, que le romancier était appelé par plusieurs éditeurs, est-ce que la décision se faisait autrement ?”, note Adrien Bosc. “On ne va quand même pas dire que les agents sont en train de mettre les éditeurs sur la paille”, ironise Loïc Zion. Et, avec ou sans agent·e, le choix d’un·e auteur·rice ne se fait pas seulement sur le montant d’un à-valoir mais sur la volonté de travailler avec une personnalité, de s’inscrire dans une maison.
Des éditeur·rices débordé·es
Justement, il serait possible que la relation entre auteur·rice et éditeur·rice se soit détériorée avec les années, ce qui pourrait être une raison supplémentaire pour expliquer l’engouement que suscitent les agent·es. À cause de la surproduction, les éditeur·rices manqueraient de temps pour s’occuper de chacun·e, alors que de petites agences prennent peu d’auteur·rices en représentation. Une jeune autrice se souvient : “À la sortie de mon premier roman, l’éditeur était déjà sur la rentrée suivante. Je préfère ne pas trop le solliciter. Je vais trouver une oreille plus attentive auprès de mon agente.” “Les éditeurs ont énormément de travail, c’est compliqué dans les maisons d’aller chercher des plumes, de les accompagner, de les suivre, c’est un problème de temps”, note Ariane Geffard.
La présence d’agent·es vient peut-être d’ailleurs salutairement combler d’autres faiblesses du monde éditorial français. Le marché se porte mal, les ventes de romans s’effondrent, les éditeur·rices cherchent le livre qui les sauvera mais, au fond, ils et elles ont peut-être souvent manqué de curiosité. Les agences semblent recruter différemment, portent depuis toujours un intérêt particulier aux masters d’écriture, vus comme des viviers de nouvelles plumes. Elles sont aussi là pour amener vers le milieu de l’édition des artistes de divers horizons – chanteur·ses, plasticien·nes ou comédien·nes soucieux·ses de publier un livre. Ainsi le rôle des agences littéraires est-il peut-être d’apporter de la diversité dans une littérature et un milieu qui, par le passé, ont souvent été critiqués pour leur parisianisme.



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Author : Sylvie Tanette

Publish date : 2024-01-18 18:00:00

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