“En tant que créateurs de mode, nous sommes normalement autorisés à exprimer nos pensées par le biais de vêtements, et à laisser le reste à l’imagination. Mais nous vivons une époque dangereuse, où la précision des mots est nécessaire.” Ce discours prononcé par Serhat Isik, moitié du duo créatif GmbH avec Benjamin A. Huseby, a ouvert le dernier défilé de la semaine de la mode masculine, devant un public consciencieux, regard baissé, portable en mode enregistreur.
Pendant une dizaine de minutes, les créateurs du collectif se sont exprimés sur la guerre entre Israël et la Palestine, appelant à un cessez-le-feu et dénonçant au passage la montée des actes antisémites et islamophobes au cours des derniers mois à Berlin, où le duo est basé. Pour rappel, Isik est Allemand d’origine turque, et Huseby Norvégien d’origine pakistanaise. À travers GmbH, ils se sont toujours inspirés de leurs identités multiculturelles pour créer leur vestiaire, entre workwear et clins d’œil à la sémiologie queer à coups de pantalons en cuir. Cette collection intitulée “Untitled Nation” s’inscrit dans la continuité en articulant tailoring précis, t-shirts de sport, pantalons de noctambules du Berghain et keffieh – coiffe traditionnelle des paysans de la péninsule arabique, devenue aujourd’hui un symbole palestinien.
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Poésie rare
La Fashion Week ne vit pas en dehors de la société et les créateurs s’emparent de cette plateforme via différents niveaux de communication : parfois à travers des discours, mais aussi via le choix de leurs invités, de la musique, du lieu du défilé et bien évidemment le vêtement lui-même.
Ne cessant de confronter l’état de la société, Rick Owens a ainsi reçu une petite poignée d’invités chez lui, place du Palais-Bourbon. Pas de célébrités et de spectacle démesuré, mais un défilé avec des jeux de matières à la poésie rare, dessinant et reconstruisant les corps décrits par le créateur californien comme “grotesques et inhumains dans une réaction hurlante à certains des comportements humains les plus décevants dont nous serons témoins au cours de notre vie”. Le bruit de bottes en caoutchouc se fond au titre Warszawa, où Bowie chante dans une langue inventée. Ainsi, c’est dans l’imagination d’un ailleurs qu’Owens propose de résister.
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Le surréalisme et l’invention de langages déroutants sont également, depuis quatre décennies, la marque de fabrique du Belge des Six d’Anvers Walter Van Beirendonck. Chez lui aussi, Bowie est présent, alors que chaque mannequin avance avec sa propre bande-son, à l’image de la pluralité des codes vestimentaire présents. Le point commun entre ces aimables créatures : la dénonciation des méfaits de la guerre. Parfois de manière littérale à coups d’écussons “Stop War”, parfois via des détournements en transformant des masques à gaz ou des chaussures militaires en ornements.
Une démarche à la fois similaire et différente se devine dans les superpositions de vêtements surréalistes de Botter, le label détournant le logo populaire de la compagnie pétrolière Shell afin de dénoncer la pollution.
Enfin, Burç Akyol évoque dans sa note d’intention la difficulté des jeunes créateurs tout en proposant un univers sensuel, entre mailles épaisses et transparence. Un regard important sur la jeune création alors que dans les showrooms parisiens dédiés à leur travail, où ils peuvent vendre leurs collections, l’inquiétude règne : les acheteurs américains ne sont pas venus cette saison, inquiets et incertains en cette période d’élection.
Bling Paris-Amérique
La question de l’identité américaine et ses mythes sont justement au cœur du troisième show proposé par Pharrell Williams pour la maison Louis Vuitton, présenté devant 14 000 personnes à la Fondation Vuitton. Caricature du Far West rappelant le détournement du hip-hop contemporain (Lil Nas X), les sacs sont logotypés, les malles immenses et les manteaux de fourrure ultra-longs rappellent les looks de Pharrell Williams lui-même en 2011, en fourrure bling Roberto Cavalli. Ici poussés à l’extrême, les looks prennent une dimension camp, tout comme les fourrures associées à des vestes or chez la jeune marque Bluemarble, dont le front row illustrait le monde du hip-hop contemporain.
L’or est aussi au cœur du défilé Balmain, qui revenait cette saison sur l’homme. Les colliers s’accumulent, portés avec des vestes de tailleur aux imprimés éclectiques, tandis que, chez Louis Gabriel Nouchi, l’or se porte en total look. Vainqueur de l’ANDAM 2023, le créateur explore ici la notion de réussite masculine en prenant comme point de départ de la collection le roman Bel-Ami (1885) de Maupassant. Ainsi les mains sont peintes en doré, les poignets entourés de bracelets à pièces tintillantes. Les costumes caractéristiques de la maison se déclinent dans des noirs de satin ou de cuir tandis qu’une néo-fourrure est proposée. “Ce n’est ni de la fourrure ni de la fausse fourrure habituelle : nous avons travaillé avec des fils recyclés et recoupés en biais pour obtenir cet effet”, a expliqué Louis Gabriel Nouchi, dont la maison se fait graduellement synonyme de centre d’innovation textile. Ici le bling est plus proche de l’idée de nuit parisienne.
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Office wear
Constante du vestiaire de l’homme moderne capitaliste, la cravate est un symbole de pouvoir rappelant le monde binaire : au début du XXème siècle, le costume cravate est la seule option vestimentaire proposée à l’homme, qui doit renoncer au plaisir frivole de la mode selon le psychanalyste John Carl Flügel. Plus d’un siècle plus tard, elle se décline dans différents registres pour prendre un nouveau sens, permettant de déconstruire les masculinités hégémoniques. C’est notamment le cas avec la collection Valentino par Pierpaolo Piccioli. Après quatre ans d’absence à l’homme, le designer connu pour ses collections critiques des masculinités toxiques continue sa lutte avec un riche vestiaire couture. D’autres symboles tels que le blouson de pilote ou les hoodies sont transformés en parures du soir, toujours accessoirisés de ce bijou de cou détourné.
C’est le Paris fantasmé et mythique du matin qui est relu chez Alexandre Mattiussi, où cravates et manteaux croisés se portent avec des chemises en jean. Dans le vestiaire déconstruit de Sean Suen, les cravates sont portées de travers, et les impairs de bureau couvrant les ensembles de Yuppies prennent l’aspect de parachutes oversized. Enfin, chez Fursac, les costumes office wear s’actualisent en se liant à l’univers rock. Présentés dans la mythique salle de la Maroquinerie, les costumes dessinés par Gauthier Borsarello se portent slim, et les cravates sont parfois ton sur ton avec les chemises – un look arboré par Miles Kane, qui a offert pour l’occasion un live inédit.
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Éternel grunge
Contre-culture au cœur des années 1990 combinant vêtements vintage de grand-père à des jeans usés, la mouvance grunge, synonyme de révolte mais aussi de vêtements accessibles, fait un retour cette saison. On la devine dans la collection Undercover, inspirée de la série de David Lynch Twin Peaks ou encore chez Isabel Marant, qui développe d’épais gilets à la Kurt Cobain portés avec des jeans délavés. Le grunge se lit dans une version proche de la satire de Balenciaga chez Doublet, avec un casting de mannequins néo-zombies. Regards modifiés à coups de lentilles colorées, ils alternent pulls à motif jacquard, jeans déchirés et t-shirts rétrécis, comme trop lavés. Le grunge et les années 1990 sont également au cœur de la collection ACNE Studios, comme l’indiquait déjà sa dernière campagne de septembre, avec une Kylie Jenner en total look denim usé. Cette fois, c’est le musicien Yves Tumor, au son échappant à toute catégorisation, qui incarne la relecture grunge dans un monde TikTok. Jonny Johansson, directeur créatif et co-fondateur d’ACNE Studios, rappelle ainsi que les années 90 échappent à un qualificatif unique, combinant dans sa collection aussi bien hip-hop que punk, grunge que scène rave.
Enfin, l’esthétique de la collection Loewe fait écho à la dimension hétéroclite de styles combinés par le grunge au cœur des années 1990, accompagnés à l’époque par la démocratisation d’Internet. Mais trois décennies plus tard, à l’ère des réseaux sociaux, Jonathan Anderson questionne les effets des algorithmes sur la culture visuelle pour composer son patchwork vestimentaire. Pour y répondre, il fait écho à l’imaginaire coloré de l’artiste Richard Hawkins, adepte comme les dada et les surréalistes de la pratique du collage. Si ses œuvres servent de décors au défilé, son principe de création permet à Anderson de réinterpréter textillement les collages contemporains des Internets : les tennis fusionnent avec les socquettes, les pulls à jacquard se portent avec des joggings ou de larges pantalons en velours qui semblent alors ne faire plus qu’un.
Une riche collection, qui permet de questionner la fusion des mouvances subculturelles avec les cultures adolescentes contemporaines dans des néo-esthétiques en ligne. D’ailleurs, la maison a nourri d’un contenu pop et décalé son propre compte TikTok durant le défilé, jouant malicieusement sur les codes de la culture de la célébrité. Ainsi, loin de formuler un critique de ce réseau social, Jonathan Anderson montre qu’il vit avec son temps.
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Anti “quiet luxury”
Chez Dior, le directeur artistique Kim Jones lançait cette saison une partie couture inédite à l’homme composée de 20 pièces, comme une cape en toile de Jouy brodée de fil d’argent. Ici, les essentiels du quotidien prennent une nouvelle allure et questionnent la masculinité en s’associant notamment avec des ballerines entre rose et noir ayant déjà fait le tour d’Instagram. Chez Hermès, Véronique Nichanian explore elle aussi les basiques en jouant avec les proportions et les textures. Les intemporels tels que le pull à motif Argyle ou encore le pull à col camionneur se marient avec des pantalon tantôt slim tantôt larges. Une variante des essentiels et un éloge de la simplicité qui reposent sur les proportions, comme le montre également le travail du créateur belge Dries Van Noten avec sa collection sans imprimés – hormis léopard. Des laines épaisses entre jaune butter et rose pâle se portent drapées à l’épaule. Des écharpes qualifiés de “rustiques” donnent une dégaine nouvelle à des costumes longs croisés à la taille. Simplicité, qui ne rime en rien avec invisibilité, formant un éloge de “l’élégance inattendue” pour reprendre les mots du créateur.
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Author : Manon Renault
Publish date : 2024-01-23 18:01:55
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