“Alstom brille sur de beaux projets industriels, comme la ligne à grande vitesse entre Boston et Washington. Mais son éclat est inversement proportionnel à la trajectoire de son cours de Bourse.” Le bon mot de ce cadre d’une grande banque américaine pourrait prêter à sourire, s’il ne résumait aussi bien le paradoxe Alstom. Côté pile, le carnet de commandes du n° 2 mondial du ferroviaire déborde. Trains, trams, métros, signalisation…, son appétit est à la mesure du potentiel de son secteur : colossal. La décarbonation des transports, d’autant plus impérieuse que les besoins en mobilité ne cessent de croître, a placé le ferroviaire en état de grâce. Malgré la dégradation de l’économie, le marché pourrait vite dépasser les 230 milliards d’euros, claironne Alstom.Et le français, uni depuis trois ans à son rival canadien Bombardier, de se frotter les mains… Ou presque. Car côté face, Alstom déraille. En octobre, sa direction a créé la stupeur en confessant l’existence d’un trou de trésorerie de plus de 1 milliard d’euros sur un semestre – qu’elle espère contenir au mieux à 500 millions, au pire à 750 millions sur l’ensemble de l’année. Et ce, après avoir parié que tous ses indicateurs resteraient dans le vert. Depuis 2021, sa dette s’est creusée, et dépasse désormais les 3 milliards d’euros. Le flegme légendaire de son PDG, Henri Poupart-Lafarge, n’a pas suffi. Les difficultés de cash se sont transformées en vaste crise de confiance.Une crise existentielle chaque décennieVilipendé par les analystes pour des problèmes de trésorerie qu’ils jugent “sans fin”, Alstom a essuyé un revers d’une rare brutalité en Bourse. En une séance, le 5 octobre, son cours s’est effondré de près de 40 %. Bien qu’encourageants, les derniers résultats présentés fin janvier n’ont fait qu’accentuer sa chute. Voilà le champion français du rail retombé dans la “crise existentielle” qu’il traverse chaque décennie, raille un éditorialiste de Bloomberg. D’errements stratégiques en scandales, l’histoire d’Alstom a longtemps été une saga à rebondissements, où se sont mélangés intérêts personnels et impuissance de l’Etat – à qui l’entreprise a demandé beaucoup et peu donné.Rescapé du naufrage de la tentaculaire Compagnie générale d’électricité (CGE), le groupe est séparé d’Alcatel pour être introduit en Bourse en 1998. Une naissance sous les pires auspices. En guise de cadeau de départ, ses actionnaires lui lèguent une trésorerie à sec et une dette coquette. Le rachat des turbines à gaz du groupe helvético-suédois ABB tourne au cauchemar : Alstom ne doit son salut qu’à sa nationalisation temporaire. Un choc dont il est à peine remis lorsque éclate l’affaire GE.Au mitan des années 2010, son patron d’alors, l’implacable Patrick Kron, organise dans la plus grande discrétion la vente de la branche énergie à General Electric. Tout sauf un détail, l’activité pèse 70 % du chiffre d’affaires d’Alstom. Qu’importe. Sa santé fragile oblige à conclure une telle opération, insiste le dirigeant. Mais sans doute pas autant que l’enquête pour corruption que mène depuis plusieurs années la justice américaine, à laquelle la direction d’Alstom met un terme en actant précipitamment son démantèlement. De quoi susciter la fureur du gouvernement de l’époque et l’amertume des salariés – que le désengagement de General Electric de France à partir de 2018 transformera peu après en colère.”Bombardier n’était pas dans l’état dans lequel nous pensions le trouver”La métamorphose d’Alstom en n° 2 mondial du ferroviaire laissait espérer la fin d’années mouvementées. Las. L’acquisition de Bombardier s’est révélée plus délicate que prévu, admet volontiers la direction. “Ce n’est pas un secret, Bombardier n’était pas du tout dans l’état dans lequel nous pensions le trouver. L’opération nous a coûté plus cher d’un point de vue financier et en ressources que nous l’avions anticipé, d’autant que nous n’avons pas été aidés par le contexte économique”, insiste Henri Poupart-Lafarge auprès de L’Express.Un constat qui ne surprend guère certains observateurs. “Les problèmes d’Alstom sont tous la suite des conditions du démembrement progressif de la CGE. Impécunieuse, la CGE a beaucoup de dette, qu’elle a logée de manière opportuniste. Celle dont Alstom a hérité n’a pas financé son propre développement, considère l’économiste Elie Cohen. Le groupe tente depuis de s’en sortir en pratiquant la fuite en avant. Après les affaires homériques de la fusion avec Siemens [NDLR : à laquelle Bruxelles a opposé son veto en 2019], Alstom s’est lancé dans l’achat de Bombardier, dont on découvre qu’il n’allait pas bien industriellement, technologiquement et financièrement.”A tel point que le français a déposé une demande d’arbitrage auprès de la Chambre de commerce internationale, jugeant le canadien coupable d’avoir manqué à “certaines dispositions contractuelles de l’accord de vente” de sa branche ferroviaire. Depuis trois ans, Alstom tente de solder une foule de contrats qu’il qualifie poliment de “non performants”. Un legs qu’Arnaud Aymé de SIA Partners impute à la “politique commerciale trop volontariste” de Bombardier. “Le groupe s’était montré trop généreux sur les prix et ambitieux sur les délais de livraison, et peu prévoyant sur les avances de trésorerie demandées aux clients”, analyse ce spécialiste des transports.Charge à Alstom de faire table rase de cet encombrant passé. Au Royaume-Uni, il doit enfin livrer les 443 trains régionaux du programme Aventra, qui accuse plusieurs années de retard. Conséquence : les pénalités s’accumulent, et les rentrées d’argent tardent à venir. En Suisse, les trains duplex livrés cahin-caha par Bombardier tanguaient si fort dans les courbes que les chemins de fer fédéraux helvétiques ont renoncé à les utiliser à pleine vitesse. Bilan : Alstom va devoir fournir diverses prestations en compensation, pour un coût équivalent à six rames supplémentaires.Le point noir des délaisMais la crise ne tient pas uniquement à l’héritage Bombardier. Pour limiter les effets des pénuries liées au Covid puis à la guerre en Ukraine, Alstom a stocké en masse composants et matières premières. Utile pour les montées en cadence, mauvais pour les comptes. “Nous avons un point noir, ce sont les délais”, reconnaît Henri Poupart-Lafarge. Des difficultés qui tiendraient beaucoup au contexte et aux fournisseurs. Aux Etats-Unis, ce sont des problèmes d’homologation qui pèsent sur son contrat avec la compagnie nationale Amtrak. Par chance, le président Biden, que l’Amérique surnomme “Amtrak Joe”, risque de tenir à démontrer les progrès réalisés dans la rénovation du réseau ferroviaire au cours de son mandat, dans l’espoir de grappiller des voix à la prochaine élection… Et puis, en France, ne sont-ce pas les difficultés de Saft autour des batteries qui retardent la livraison des nouveaux trains à grande vitesse, les fameux TGV M, à la SNCF, conduisant le patron de la filiale Voyageurs, Christophe Fanichet, à prévenir qu’”il n’y aura pas de miracle” sur l’extension de l’offre de transport cette année ?Certains contrats semblent toutefois passer au travers de la grille de lecture. Comme d’autres, celui de la modernisation du métro de Lille a pris du retard. Beaucoup de retard. Tellement que la métropole nordiste le chiffre à “au moins dix ans”. Ulcérée, elle a mis fin à la médiation en cours et porté le dossier en justice. “Le métro de Lille était un concept assez révolutionnaire quand Alstom l’a vendu. Sauf que ce n’était qu’un concept. On s’est dit que ça allait marcher, mais il s’est avéré que les délais étaient intenables”, raconte Claude Mandart, délégué syndical central à la CFE-CGC.Au sein de l’élégant siège d’Alstom à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) – que l’on peut rejoindre par la ligne 14 du métro parisien qu’opère Siemens, et dont la concurrence se plaît à relever les pannes à répétition –, les déboires actuels sont accueillis avec sérénité. “La crise est importante, mais elle nous pousse à accélérer nos plans. Nous avons deux échéances : le plan financier, qui nous fera sortir de l’ornière dans les prochains mois, puis un travail industriel qui nous occupera ces prochaines années”, résume Henri Poupart-Lafarge.Suppression de postes et cessions d’actifsDu premier, les contours ont déjà été tracés. Pour apurer ses finances, Alstom compte supprimer 1 500 postes dans les fonctions administratives et procéder à des cessions pour un montant de 500 millions à 1 milliard d’euros. Et si d’aventure ces efforts étaient insuffisants, une augmentation de capital n’est pas exclue. Or, c’est peut-être une opération de cette nature qui a manqué à Alstom à l’achat de Bombardier, juge Eric Bleines, le directeur général de Swiss Life Gestion Privée. “Il est possible que l’ancien actionnaire, Bouygues, n’ait pas voulu remettre au pot, et que l’addition ait été faite avec de la dette. Dans sa volonté de sortir du capital, Bouygues n’a pas aidé Alstom, qui avait besoin d’un actionnaire de long terme pour l’accompagner”, analyse-t-il.Arrivé en 2006 avec l’objectif de fusionner les activités d’Alstom dans l’énergie avec celles de l’ex-spécialiste du nucléaire Areva, Bouygues a cherché à se désengager dès lors que ses ambitions ont été douchées par la vente à General Electric. Mais nie avoir jamais joué contre les intérêts du groupe ferroviaire. “Nous avons été d’une grande loyauté envers Alstom. Nous avons toujours soutenu son développement, alors que l’opération n’a pas été très profitable pour nous”, assure un porte-parole.C’est à Bpifrance et à la Caisse de dépôt et placement du Québec, la remplaçante de Bouygues, qu’il échoit désormais de remettre ou non au pot. Des actionnaires qui auraient activement poussé à la dissociation en cours des fonctions de président et de directeur général. D’ici au mois de juillet, Henri Poupart-Lafarge, vingt-six ans de maison, devrait être accompagné d’un président. Il s’agira de l’ancien patron du fournisseur aéronautique Safran, Philippe Petitcolin. Une rétrogradation à la seule direction générale dont Henri Poupart-Lafarge ne veut pas faire grand cas. “Je n’ai pas une grande expérience de président, mais je vois la venue de Philippe Petitcolin de manière très positive. Il possède une grande expérience de l’industrie : il a notamment assuré l’intégration de Zodiac dans Safran. Je dialogue déjà beaucoup avec lui. Il mesure les difficultés que traverse Alstom”, garantit-il. Et de glisser que, des deux, c’est bien lui qui conservera les manettes de l’opérationnel…Crédibilité entaméePour pousser ses 28 000 cadres, sur plus de 80 000 salariés dans le monde, à se soucier des enjeux de génération de trésorerie, Alstom a également ajusté son plan de rémunération variable. “C’est une des premières choses à faire. Quand personne n’est motivé à gérer au cordeau le cash, vous avez là une bonne partie de la réponse aux difficultés d’une entreprise”, assène un familier des redressements d’entreprises. “Il était urgent pour Alstom de donner des gages de confiance. Les difficultés récentes ont entamé la crédibilité de sa direction, en suscitant des interrogations quant à sa capacité à remonter les marges de Bombardier”, estime de son côté Eric Bleines. D’autant qu’Alstom “bute sur un problème de gestion financière et de capacité à anticiper les aléas, alors qu’Henri Poupart-Lafarge a fait carrière dans la fonction finances”, grince un connaisseur.A supposer qu’il finisse par voir la lumière sur le plan financier, Alstom n’en sera pas pour autant sorti du tunnel. Si le groupe peine à honorer ses commandes, il dit aussi se heurter à des problèmes de surcapacités – encore un paradoxe dont Alstom a le secret. “Ces surcapacités ne tiennent pas tant au nombre de salariés qu’à la taille du foncier. Or, les sites énormes coûtent cher. Nous avons commencé à nous atteler au problème avec la fermeture prochaine d’un site en Suisse, ainsi que des réductions de notre empreinte industrielle en Allemagne et en Angleterre”, détaille son PDG.Une rationalisation qui suscite l’inquiétude des syndicats : les menaces de suppression de postes qui planent sur le site anglais de Derby pourraient-elles s’étendre à d’autres usines, en France par exemple ? Alstom avait bien créé la surprise en 2021 en annonçant, contre toute attente, qu’il procéderait à des suppressions de postes outre-Rhin dans le cadre d’un plan de modernisation des usines… “Toute décision qui irait dans ce sens serait contradictoire avec la croissance attendue. Alstom a intérêt à investir, sachant que les besoins en compétences n’ont pas été assez anticipés. Dans certains métiers critiques, seuls les intérimaires disposent du savoir-faire nécessaire”, rétorque Boris Amoroz, délégué central de la CGT. Un dossier d’autant plus inflammable que le souvenir de l’annonce de la fermeture de l’usine de Belfort, puis de son sauvetage in extremis, reste vif. “Le rail est en pleine renaissance. Je n’ai aucun doute, nous allons rétablir la situation”, assure Henri Poupart-Lafarge, l’optimisme chevillé au corps. Reste à savoir à quel prix.
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Author : Julie Thoin-Bousquié
Publish date : 2024-01-31 11:00:00
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