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“La Zone d’intérêt” : comment représenter la Shoah après Lanzmann ?

“La Zone d’intérêt” : comment représenter la Shoah après Lanzmann ?



Le film de Jonathan Glazer, en salle ce mercredi, actualise par des voies tortueuses le précepte jadis structurant de l’irreprésentabilité des camps, devenu très relatif. La Zone d’intérêt marque, huit ans après Le Fils de Saul de László Nemes qui avait tout comme lui gagné un grand prix au Festival de Cannes, le retour de la question de l’inviolabilité esthétique de la Shoah, devenue avec ces deux films aussi clivants que majeurs une singulière course au dispositif parabolique. Le premier parvenait paradoxalement à masquer Auschwitz tout en nous y immergeant grâce à une caméra portée chevillée au visage de son personnage, reléguant le camp à un arrière-fond flou et instable.

Glazer en radicalise le principe. Du génocide, on ne voit plus rien, mais on entend tout, depuis la tranquille vie domestique que mène la famille du directeur du camp au pied de ses murailles, froidement documentée par un point de vue objectiviste.

Impossible ?

Disparu en 2018, Claude Lanzmann était depuis quatre décennies le gardien d’un principe de sanctuarisation des images de la Shoah, dont il récusait toute forme de représentation, dénonçant notamment des exemples hollywoodiens, comme Holocauste, mini-série de 1978 pour NBC, et plus notoirement La Liste de Schindler de Steven Spielberg (1993).

Ce principe était apparenté à une tradition critique morale incarnée par l’exemple du “travelling de Kapò” relatif lui aussi à la question du génocide. Dans un texte fameux des Cahiers en 1961, Jacques Rivette érige cette esthétisation de la mort d’une déportée s’évadant d’un camp en péché capital. Il fut remis en cause du vivant du réalisateur de Shoah (notamment par Godard, et par Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout), mais en posant néanmoins une forme de cadre légal intériorisé par la plupart des cinéastes jusqu’à une période récente. On ne peut pas représenter la Shoah.

La relève de Glazer

Les films de Nemes (vu et adoubé par Lanzmann) et Glazer semblent tout à la fois le respecter scrupuleusement et puiser leurs dispositifs dans les failles du droit lanzmannien, respectant à l’image un interdit de représentation qu’ils contournent au son. Le cas de La Zone d’intérêt est particulièrement retors : la bande-son oppose à l’absence d’image une symphonie de hurlements indistincts, clameur montée des enfers qui figure une forme de pornographie de l’horreur ou, pour citer le réalisateur, un “ambient genocide”.

Glazer en joue, parfois jusqu’à l’ironie – on se demande ce qu’aurait pu en penser un adversaire aussi rigoureux de la spectacularisation de l’Holocauste que Claude Lanzmann. Mais il s’astreint également à des principes d’irreprésentabilité en refusant de construire cette bande par un enregistrement de fiction avec des acteurs et actrices jouant des déporté·es à l’agonie pour lui substituer un mixage de prises documentaires comprenant notamment des émeutes parisiennes et des stades de foot.

Le film pose un singulier état de perturbation de la doctrine lanzmannienne. Là où Le Fils de Saul restait à une sorte de mi-chemin, de presque-indécence aux contours flous, La Zone d’intérêt est plus tranché et parfaitement souverain : à la fois ouvertement obscène et rigoureusement décent. Il montre à la fois que la fictionnalisation de la Shoah est toujours proscrite – marquant son refus de refaire Schindler, auquel il envoie même d’étranges citations narquoises –, mais aussi, paradoxalement, que tous les coups sont permis pour ses contournements conceptuels. Glazer honore la morale du maître, refuse de la contrer frontalement, et toutefois en relativise l’emploi et le statut, comme si elle devenait plus un outil de pensée, pertinent mais réversible, qu’un véritable commandement. La Zone d’intérêt est à la fois le dernier film lanzmannien et le premier post-lanzmannien.

 La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, sortie le 31 janvier
Shoah de Claude Lanzmann en replay pendant 30 jours sur France TV

Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 31 janvier. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !



Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/la-zone-dinteret-comment-representer-la-shoah-apres-lanzmann-608195-31-01-2024/

Author : Théo Ribeton

Publish date : 2024-01-31 10:18:43

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