Nos vies intimes traverseraient-elles un moment historique inédit ? À entendre et lire aujourd’hui de plus en plus de jeunes auteur·rices documentant une bascule dans l’ordre amoureux et prônant un réinvestissement des relations amicales, il est possible de mesurer un nouveau trouble dans le genre des affects. Un trouble activé surtout du côté des femmes, qu’elles soient journalistes, cinéastes, philosophes, sociologues, historiennes ou militantes, qui toutes appellent, telle Mona Chollet, à “réinventer l’amour”.
Moins pour s’en détacher que pour redéployer son langage usé et le faire vibrer autrement, à la lumière d’une icône afroféministe, bell hooks, dont l’essai À propos d’amour (Divergences) cartonne maintenant depuis deux ans en librairie. Publiés ces jours-ci, les essais de deux journalistes trentenaires, Alice Raybaud (Nos puissantes amitiés) et Aline Laurent-Mayard (Post-romantique), viennent consolider un mouvement aux allures de vraie “tendance” aux yeux de celles et ceux qui scrutent les aspirations d’une partie de la jeunesse actuelle et, en miroir, de la société entière.
L’une et l’autre dressent le constat étayé de ce temps d’aimer autrement, démythifiant le couple romantique et consacrant l’amitié comme un lien structurant. Un mouvement en cours que Victoire Tuaillon documentait dès 2021 avec son podcast, adapté ensuite en livre, Le Cœur sur la table (Binge Audio). Aline Laurent-Mayard note que “de plus en plus de personnes de tout genre, toute orientation sexuelle et tout âge se demandent comment se libérer du modèle du couple et comment se créer une vie sur mesure”. Au cœur de ces nouveaux modèles, l’amitié tient une place centrale.
Journaliste au Monde, où elle documente la vie des différentes jeunesses depuis 2018, Alice Raybaud analyse parfaitement l’existence de ces amitiés bénéfiques : “J’ai vu, ces deux dernières années, se former les prémices d’une vague sur ce terrain de l’amitié ; l’envie de plus en plus affirmée par une partie de la jeunesse de faire sauter les hiérarchies relationnelles, d’interroger la prééminence donnée à l’amour romantique, d’assumer un rapport plus distancié avec la sexualité, de repenser la manière de vivre d’autres liens d’intimité.” Si le rêve de sortir des sentiers battus de l’amour et du couple standard n’est évidemment pas neuf, la journaliste met en avant “le désir grandissant de revendiquer ces relations amicales, de questionner de plus en plus bruyamment leur invisibilité, comme un fait non seulement personnel mais politique”.
Cette réactivation de l’amitié surgit de nouvelles vagues du féminisme contemporain, qui remobilise des textes fondateurs tel Un lieu à soi, où Virginia Woolf estime que “l’amitié entre femmes, et non la concurrence et la jalousie, aurait pu modifier le cours de l’Histoire”. Dans son roman Le Cœur synthétique (prix Médicis 2020), Chloé Delaume écrit : “Il n’y a que l’amitié et la sororité qui préservent de l’abîme. Mode de vie adapté, en cercle se regrouper, s’organiser pour rire et ne pas crever toute seule.” Citée par Alice Raybaud, la cinéaste Céline Sciamma déclarait au Monde en 2021 : “Quand j’imagine la suite de ma vie, c’est ainsi que j’aimerais vivre. En communauté amicale. Entre personnes qui s’écoutent, qui se comprennent et qui s’aiment, tout simplement.”
Éloge de la famille choisie
L’amitié structurant le mode d’existence s’est ainsi imposée comme une cause féministe, particulièrement du côté des lesbiennes, gays ou trans. Historienne des sensibilités, autrice d’Une histoire de l’amitié (Bayard, 2010), Anne Vincent-Buffault confirme que “le féminisme et les mouvements gays et lesbiens nous ont fait changer de paradigme”, et que “depuis l’anarchisme, aucun mouvement n’avait opéré une telle influence sur la représentation de l’amitié”.
Assumant un rapport plus fluide entre amour et amitié, les personnes LGBTQIA+, longtemps empêchées de vivre en couple, “ont appris à investir le lien amical”, observe Aline Laurent-Mayard, attentive au concept de “famille choisie” qui émerge autour des années 1980 pour “désigner les personnes qui décident de s’apporter soin, entraide et affirmation, hors des liens biologiques ou officiels”. Ces amitiés ne se limitent d’ailleurs pas aux jeunes filles ; les femmes plus âgées en revendiquent tout autant le désir, à l’image de plusieurs séries récentes (On the Verge de Julie Delpy, Grace et Frankie de Marta Kauffman…) mettant en scène des amitiés entre femmes de 40 et 60 ans.
Salué dès les années 1960-1970 dans les sous-cultures anarchistes et hippies, le célibat est donc redevenu un horizon désirable largement partagé. Le best-seller Sorcières (La Découverte) de Mona Chollet, sorti en 2018 (près de 300 000 exemplaires vendus, traduit en plus de quinze langues), en est un symptôme. Aux États-Unis aussi, de nombreux livres dominent les ventes sur cette question (All the Single Ladies de Rebecca Traister, Platonic de Marisa G. Franco et Big Friendship d’Aminatou Sow et Ann Friedman, tous best-sellers du New York Times…).
Les filles rencontrées par Alice Raybaud et Aline Laurent-Mayard parlent désormais de “single positivity movement”, de “sologamie” (le fait de se marier avec soi-même). L’actrice Emma Watson dit être “self-partnered” (soit en couple avec elle-même) plutôt que “single”. Le couple romantique ne fait plus rêver dans les chaumières échaudées, même si la norme idéalisée du couple amoureux résiste encore dans l’imaginaire adolescent, comme l’a documenté la sociologue Isabelle Clair dans son enquête Les Choses sérieuses (Seuil, 2023).
La fin du single shaming ?
C’est plus tard que le modèle du couple amoureux prend parfois du plomb dans l’aile (du désir). Dans La chair est triste hélas (Julliard, 2023), Ovidie affirme : “Quand on est libérées du devoir de plaire aux hommes, on se libère de tout. On a aussi un autre rapport aux autres femmes, on n’est plus dans la compétition.” Même l’étiquette stigmatisante de “vieille fille” est retournée par des autrices convaincantes comme Marie Kock, qui démontre dans Vieille Fille – Une proposition (La Découverte, 2022) que l’image caricaturale de la fille aigrie, engluée dans sa solitude revêche, associée au modèle de la “crazy cat lady” (la folle obsédée par ses chats), ne tient plus.
Le phénomène du single shaming explose enfin chez toutes ces filles épanouies dans leur transgression des feux de l’amour conjugal. Alice Raybaud confirme que “le mouvement MeToo a ravivé une mise en question du modèle du couple hétérosexuel, de son fonctionnement et ses dommages patriarcaux” et que “la série d’interrogations qui se sont ouvertes dans son sillage sur les rapports entre femmes et hommes a entraîné une redéfinition des désirs chez certaines d’entre elles”.
Aline Laurent-Mayard a ainsi pu s’avouer “asexuelle et aromantique”, surtout après avoir lu l’essai de la journaliste américaine Angela Chen, Ace: What Asexuality Reveals about Desire, Society and the Meaning of Sex, comprenant enfin que ce qui l’avait rendue “malheureuse, stressée, mal dans [sa] peau”, ce n’était pas son célibat mais “les injonctions à être en couple et le regard des autres”.
Un cadre familial à réinventer
Formulant “une critique de l’utopie romantique qui prône le couple amoureux, complémentaire, fusionnel et exclusif comme modèle de société idéale”, Aline Laurent-Mayard reconnaît qu’elle a été fascinée par le film de Greta Gerwig, Barbie. Car elle y devine “une dénonciation vibrante de l’oppression masculine” et, surtout, “un modèle d’émancipation en dehors du couple”. Au point de se demander “si nous n’assistons pas à la naissance d’une nouvelle génération qu’on pourrait appeler la génération Barbie, une génération de femmes qui cherchent de moins en moins le couple à tout prix et qui souhaitent avoir du temps pour elles et leurs ami·es”.
Face à la réalité statistique de l’épidémie de solitude (20 % de la population de plus de 15 ans en souffre aujourd’hui en France, soit 11 millions de personnes), Alice Raybaud estime qu’il y a “urgence à, collectivement, bousculer nos imaginaires, faire avancer les politiques publiques et éclater les embûches qui entravent la constitution de lien social, qui verrouillent l’accès à ces amours plurielles”, à faire confiance aux vertus privées et publiques d’un cadre familial réinventé sur des bases amicales, dans des formes multiples (vie en communauté, en colocation, en habitat participatif, le polyamour, l’alloparentalité – soit le fait que des personnes autres que les parents s’occupent des enfants…).
Si elles n’enterreront évidemment pas entièrement le modèle normé du couple amoureux, ces nouvelles prises de parole en faveur d’un réagencement de nos liens affectifs viennent en tout cas interroger tous·tes celles et ceux qui s’y accrochent encore. Car, comme le remarquait le philosophe Pierre Zaoui dans La Revue du Crieur (“Théorie du couple”, 2020), “chaque membre d’un couple rêve secrètement de s’en échapper et ce, sinon tout de suite et tout le temps, du moins très vite et de manière récurrente”. Selon lui, c’est seulement par la parole, mais aussi par le souci de se réserver “des espaces à soi”, que le couple peut échapper à sa forme bancale, voire à sa dislocation. Des ami·es seront toujours là au cas où…
Nos puissantes amitiés d’Alice Raybaud (La Découverte/“Cahiers libres”), 320 p., 20 €. En librairie.
Post-romantique, comment moins de romance pourrait sauver l’amour (et la société) d’Aline Laurent-Mayard(JC Lattès/“Nouveaux jours”), 304 p., 20 €. En librairie.
à lire aussi :
Le Cœur sur la table – Pour une révolution romantique de Victoire Tuaillon (Binge Audio/“Sur la table”, 2021), 304 p., 18 €.
Vieille Fille – Une proposition de Marie Kock (La Découverte/“Cahiers libres”, 2022), 216 p., 19 €.
Réinventer l’amour– Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles de Mona Chollet (Zones, 2021), 272 p., 19 €.
Une histoire de l’amitié d’Anne Vincent-Buffault (Bayard, 2010), 264 p., 16,90 €.
À propos d’amour de bell hooks (Divergences, 2022), 240 p., 16 €.
Source link : https://www.lesinrocks.com/livres/couple-famille-societe-et-si-lavenir-de-lamour-cetait-lamitie-605414-06-02-2024/
Author : Jean-Marie Durand
Publish date : 2024-02-06 18:00:00
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