En décembre dernier, les sorties simultanées de deux longs métrages, Le Temps d’aimer de Katell Quilléveré et Maestro de Bradley Cooper, interrogeaient les liens entre l’obligation historique (années 1950) de jouer la comédie sociale de l’hétérosexualité que subissaient les deux personnages masculins des deux films et les métastases de cette violence répressive sur l’entourage des deux hommes.
Ce sont deux séries, ce mois-ci, sillonnant elles aussi plusieurs décennies de la deuxième moitié du XXe siecle (des années 1950 aux années 1980) qui s’emparent de la question. Que faire du mal qu’on subit ? A-t-on le choix de ne pas le reproduire sur d’autres ? C’est le sujet cette fois de Fellow Travelers de Ron Nyswaner et Feud: Capote vs The Swans de Ryan Murphy.
Homophobie intériorisée
Fellow Travelers travaille toutes les nuances de l’homophobie intériorisée par les homosexuels. D’abord les bras armés de cette homophobie punitive qui sévit dans l’Amérique des années 1950, deux figures historiques réelles, celles de Joseph McCarthy (figure de proue de la lutte anticommuniste mais accusé de viol sur un jeune militaire) et de son bras droit Roy Cohn, gay dans le déni absolu, niant sa séropositivité devant des caméras encore quelques semaines avant d’être emporté par le sida (en 1986).
À l’autre bout de la chaîne, un personnage fictif, Tim, jeune homme farouchement anticommuniste et réactionnaire qu’un amour frustré pour un autre homme va éveiller à une conscience militante et mener au fil des décennies sur le chemin de l’activisme. Et entre ces deux extrêmes, toute une gamme de petits ou de grands arrangements avec la norme sociale et répressive : un homme qui trahit un collègue pour sauver sa place, un journaliste afro-américain qui dénonce les inégalités raciales mais préfère taire sa différence sexuelle de peur qu’elle n’affaiblisse sa lutte. Et enfin Hawk (interprété avec éclat par Matt Bomer), qui navigue entre les deux pôles, faux hétéro se rêvant mâle alpha qui fait souvent preuve d’une grande bassesse, fait même enfermer son jeune beau-frère gay dans un centre de thérapie de conversion, détruit à la fois sa femme, ses enfants et l’homme qu’il aime, mais connaît in fine une forme de rédemption.
Intrications
Le chemin jusqu’à la conscience est long. La série n’évite pas un certain schématisme. Sa façon d’identifier des positionnements politiques à des rôles sexuels a quelque chose d’assez maladroit (les gays in the closet sont tous dominateurs et actifs, les plus émancipés passifs, comme si la sexualité n’était pas un espace où pouvaient s’échanger les rapports de domination). Elle fait preuve néanmoins d’une grande acuité dans son étude de l’intrication du désir et de la peur, de la frustration et du ressentiment, jusqu’à la naissance chez certains d’une étincelle de révolte.
Contre quoi Truman Capote se révolte ? La façon spectaculaire dont il trahit (par des écrits vipérins) ses “swans”, à savoir les femmes les plus belles, riches et élégantes de la 5e avenue, qui lui avaient ouvert les portes de leur éden de privilèges, ressort-elle d’une forme de révolte (politique, sociale) ? ou n’est-elle que l’expression d’une toxicité maladive, induite par une vie de frustration ? Bénéficiant d’une direction artistique somptueuse et de la mise en scène raffinée de Gus Van Sant, tout en mouvements caressants sur un monde aussi ouaté que vénéneux, Feud saison 2 réussit aussi à figurer de complexes intrications. Son succès littéraire précoce a catapulté Capote dès sa jeunesse dans un monde protégé de l’homophobie ordinaire de la société de son temps. Et pourtant ses complexes physiques (très tôt il se trouve laid, déchu de sa grâce de jeune homme, et n’aura de cesse par l’alcool de s’abîmer davantage) et ses complexes sociaux (malgré son habileté à adopter les codes de l’upper-class, il n’y sera jamais considéré comme un semblable) le condamnent à n’occuper qu’une place : celle d’un bouffon de cour (que Tom Hollander campe avec beaucoup de facétie). Le geste de Capote est l’irruption vengeresse d’un bouffon en colère. Mais après le régicide accompli survient la nostalgie des privilèges.
La série excelle dans cette mesure subtile de toutes les contradictions, ce balancier sensible où les poids et les contrepoids s’ajoutent (la domination sociale, la stigmatisation homophobe, mais aussi la violence des hommes sur les femmes, et à chaque fois des inversions d’ascendance) et finalement s’équilibrent dans une parfaite égalité des malheurs.
Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 7 février. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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Author : Jean-Marc Lalanne
Publish date : 2024-02-09 12:08:09
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