A priori, le nouveau livre de Nicolas Mathieu avait tout pour nous refroidir : un recueil de textes postés sur son désormais fameux compte Instagram, agrémenté de dessins d’une artiste, Aline Zalko. Ça suintait le fond de tiroir, et puis quel besoin de dessins quand on croit aux mots ? Or d’emblée nous avons été emporté·es, puis de plus en plus heureux·ses que quelqu’un, enfin, nous parle cette langue-là – hors des clichés, des faux-semblants, des règles étouffantes, hypocrites, de la sociabilité.
Nous voilà ravi·es, rapté·es par la beauté, la profondeur, la joie que ses mots portent et transmettent. La seule réserve que nous conservons touche aux dessins : ce Ciel ouvert est tellement beau qu’ils en deviennent inutiles, dérisoires (ce qui ne retire rien à leurs qualités propres). Le Ciel ouvert a la force des textes qui justement ouvrent la vie en l’envisageant dans son intégralité, via le prisme de l’essentiel.
En à peine plus d’une centaine de pages, Mathieu restitue son mouvement le plus vrai et le plus intime : la vie est circulaire, globulaire. Nous la comprenons après en avoir fait le tour, et si nous ne revenons pas exactement au même point, c’est parce que notre déplacement (temporel) nous a fait voir les choses différemment, dans leur nudité, selon le principe de l’anamorphose cher à Henry James.
Ici, le livre commence bien sûr par l’amour et s’achève par la joie. Un amour fou vécu en secret ; et comment mieux lutter contre la chape de silence qui surplombe les amours clandestines – pourtant si répandues – que d’écrire ce sentiment, les nuits d’amour, la rage et les chambres d’hôtel, la chaleur de l’été, l’attente et l’angoisse, le bonheur et l’alcool, les moments gâchés et les moments pleins, et de les donner à lire ?
Ce fut d’abord, donc, sur Instagram : “Ces textes furent ma ruse, mon vrai don et un défi. Ils attestèrent notre existence aux yeux du monde. Ils lestèrent cet amour du poids de tous les yeux qui se portaient sur lui. Ils firent donner toute la lumière possible sur cette ombre à laquelle nous étions réduits. Les écrivant, j’inventais aussi l’amour entre nous, j’ouvrais comme toujours le laboratoire des romans, dressais les éprouvettes où distiller le vécu, condenser les venins et les substances des histoires futures.
J’étais cette machine à fictions qui mue la fugue en destin. Chaque mot eut son rôle à jouer dans cette légende à venir. Je cherchais encore à briser un peu de ma solitude, quand j’étais cet amant enfermé tout seul chez lui et que je supputais l’horrible existence de l’autre, loin de moi, avec un homme qui n’avait pas mes traits, quand j’étais voyageur coincé dans une chambre d’hôtel, dans un autre train, dans un autre aéroport.”
L’amour a toujours cette vertu de nous rendre, au mieux, métaphysiques. Certain·es choisiront de le refouler, d’autres de s’y plonger. Nicolas Mathieu, en véritable écrivain, y plonge : l’amour, le sens de la vie, pas de problème, il n’a peur de rien, sinon à quoi bon écrire un texte autobiographique, à quoi bon écrire tout court ? L’écrivain qui va de gare en aéroport est aussi bien l’auteur couronné d’un prix Goncourt (pour Leurs enfants après eux en 2018, l’année de cet amour) que le voyageur mental et temporel de sa propre existence, qui va très vite interroger l’amour au sens large.
Se dessine le portrait d’un petit garçon, son propre fils, et le récit de leurs liens, de leurs gestes quotidiens ; enfin, celui poignant d’un père, le sien, taiseux et parfois brutal, qui un jour vieillit brusquement, jusqu’à finir hospitalisé.
“Toujours je serai un gosse de prolo fier de son BEPC, qui avait peur du chômage et des dettes, qui s’endormait chaque soir devant la météo. Cet homme dont la vie fut employée à des fins qui n’étaient pas toutes les siennes. Qui a compté les jours avant les vacances, les mois avant la retraite. Je suis de ce monde du temps vendu par force, cédé parce que c’est comme ça. […] Je suis du vaste peuple de mon père, et j’abomine ce vol de deux années qui pourtant ne me concerne pas.”
Si écrire l’amour mène à une réflexion politique, c’est justement parce qu’il est un ouvreur de ciel. Comment fait-on avec cette chose qu’est la vie ? Il y a les étés, les ciels roses, une piscine, et sur le parking, une jeune fille qui embrasse un jeune homme pour la première fois. Un motif que Mathieu place au début de son texte et qu’on retrouvera à la fin, transformé par le trajet mental et temporel accompli par l’écrivain et avec lui.
Il·elles sont innocent·es, ne savent pas encore. Mais la voix qui écrit sait un peu plus – que la vie c’est ça, ce n’est que ça, la joie de ce baiser. Et ce Ciel ouvert nous indique quelles sont les armes existentielles qui vont nous aider à résister contre la folie ou le temps qui passe, comme les amours qui s’achèvent. Contre toutes les injonctions qui nous réduisent.
C’est pourquoi le livre oscille sans cesse entre le “je” et le “tu”. Mathieu se parle en même temps qu’il nous parle. “Au fond, la vie est presque toujours au-dessus de nos forces. Et partant de là, écrire n’aura été pour moi que la tentative de tenir bon, de ralentir un peu l’imminence de la dernière vague. C’est bien ce geste que j’ai tenté, un jour après l’autre. Mais ce mouvement si personnel, je ne l’ai pas accompli dans le désert. Écrire est toujours revenu ici à exprimer un sort qui ne m’appartenait pas en propre, à détourer dans la brume des situations et des affects une silhouette dans laquelle d’autres pourraient se retrouver, une place qui serait aussi la leur, où ils auraient enfin les mots pour le dire.”
Ses mots, ses phrases, on aimerait pouvoir les citer toutes tant chacune est forte, belle. Mais mieux vaut lire le livre entier. Et si cela n’était pas encore clair, on vous le conseille ardemment.
Le Ciel ouvert de Nicolas Mathieu (Actes Sud), 128 p., 18,50 €. En librairie le 7 février.
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Author : Nelly Kaprièlian
Publish date : 2024-02-09 07:00:00
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