A.C. Marias One of Our Girls (Has Gone Missing) (Mute, 1989)
Yves Tumor, depuis quatre ans, ne cesse de répéter l’importance qu’a pour lui ce disque que peu de monde a acheté, il faut bien l’avouer, à sa sortie à l’automne 1989, sinon deux ou trois fans hardcore de Wire qui mettaient un point d’honneur à posséder tous les side projects des membres du groupe (il leur fallait prévoir un budget mensuel assez costaud : ça n’arrêtait pas). Angela Conway n’était même pas une musicienne à part entière au sein de Wire (même si le groupe étendard de l’after-punk, qui prenait le studio pour un instrument, se fichait pas mal des étiquettes) ; elle y occupait le rôle de vidéaste ou de directrice artistique occasionnelle.
C’est Bruce Gilbert qui la persuade de chanter, d’abord en 1980 sur un morceau déchirant, Cruel When Complete, publié sur le premier album de Dome (le groupe hors Wire que Gilbert et Lewis avaient créé sans Colin Newman). Il s’agit déjà d’une esquisse du style A.C. Marias à venir : des comptines pour des enfants grandi·es trop vite dans des zones industrielles moches et portant sur la vie un regard désabusé, sinon amer. Modiano dans un concert de Chris & Cosey.
En 1989, quand l’unique album d’A.C. Marias voit le jour sur Mute, avec l’apport parcellaire de l’ex-Birthday Party Rowland S. Howard, le critique Simon Reynolds parle d’une musique qui exprime au plus près l’effacement, voire “l’ultime expression du désir féminin d’être invisible”. Aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse qu’on y entend : l’affirmation d’un désir féminin qui ne chercherait aucune séduction, déjà sûr de son fait, implacable, anéantissant.
La preuve en fin de face A avec l’un des morceaux les plus aiguisés qui soit, Our Dust : de cette poussière qui tombe sur les amants quand l’amour s’est écarté à jamais. “There’s a pebble on a beach/A wave you can’t reach/If your heart isn’t there/I don’t care.” (“Il y a un galet sur la plage/Une vague que tu ne peux pas atteindre/Si ton cœur n’est pas là/Je m’en moque.”) Le théâtre de la cruauté, en mode mineur. Pourquoi cet album unique (en son genre) n’a-t-il encore jamais été réédité ? P. A.
Dave Ball In Strict Tempo (Some Bizzare, 1983)
Alors que Soft Cell, le duo qui a concilié synthés et Northern soul avec une bonne dose de camp, peine à retrouver la formule magique qui a fait le succès des tubes Tainted Love ou Memorabilia, Dave Ball prend la tangente.
Suivant l’exemple de son acolyte Marc Almond – parti en solo avec Marc and the Mambas explorer son côté diva andalouse –, le démiurge des circuits imprimés plonge ses machines dans l’indus. Et embarque sur In Strict Tempo toute la bande de Some Bizzare, le label le plus barré de la new wave anglaise, mais aussi Gavin Friday de Virgin Prunes ou Genesis P-Orridge de Throbbing Gristle.
Mélange foutraque et sarcastique d’EBM, d’indus, d’electro et de country (oui ! oui !), le résultat, en forme de LSD renversé sur les synthés, a dû être beaucoup écouté par les kids noirs de Chicago occupés à la même époque à inventer la house music. P. T.
Haruomi Hosono N.D.E. (Japon, 1995, réédité en 2023)
Peut-on rater sa sortie deux fois ? Une première fois tiendrait de la farce, la seconde de la tragédie. On peut interpréter ainsi la mollesse de la réception qui a entouré la réédition en juin dernier d’un album qui a marqué un tournant dans la musique électronique. La première fois que N.D.E. est paru, c’était en 1995, et le disque n’a connu de sortie commerciale réelle qu’au Japon (or, les imports japonais coûtaient bonbon à l’âge de pierre du monde avant internet), ainsi qu’une microdistribution américaine sur le label Antilles (sous-label expérimental d’Island), due en partie aux collaborateurs d’Haruomi Hosono sur ce disque, Bill Laswell et François Kevorkian (légende française ayant fait éclore la house à New York).
L’album n’est jamais paru en France, même si l’on devine dans ces rencontres hybrides l’esprit de Jean-François Bizot, saint patron de Nova et d’Actuel, qui œuvra effectivement aux noces de feu de tout ce beau monde pour donner vie à son fantasme de sono mondiale. Depuis, quoi ? Hosono a enfin gagné au fil du temps une réputation mondiale à la hauteur de son talent, si bien qu’il est aujourd’hui plus respecté dans certains cercles que Ryūichi Sakamoto, avec qui il avait fondé Yellow Magic Orchestra en 1978.
https://www.youtube.com/watch?v=L8rT8gftg6k
Logiquement, vous auriez donc dû vous rouler par terre en apprenant que les Néerlandais de Rush Hour rééditaient enfin cet album. Il n’en a rien été. C’est d’autant plus con que c’est maintenant, trente ans trop tard, que ce disque prend vraiment tout son sens : une heure de tablas virant à la rave sans que jamais autre chose qu’une pure tension ne soutienne cette entrée amplifiée dans le champ de la perception magique, un disque qui tourne, tourne, n’en finit pas de tourner et d’élargir votre vision…
Voilà qui devrait correspondre à la fois à ce que vous consommez en soirée et à ce que vous pouvez écouter de plus mental en 2024, que ce soit le génial maxi de Shelter qui vient de sortir sur le label Antinote ou les longs mix trippés que jouent deux incroyables filles expatriées à Berlin, l’Australienne Kia et la Coréenne DJ Fart in the Club (promis, on fera un jour un papier sur les pseudos hasardeux de certain·es DJ).
N.D.E. ne diffuse aucune nostalgie poisseuse, préférant entrouvrir un potentiel futur pour la musique de danse (et/ou de drogue). Solitaire, spirituel, parti loin, trop loin, il n’a dialogué avec aucun de ses congénères de l’époque : à côté de ce condensé de pureté, les tracks de The Future Sound of London, pourtant pas si nuls, passent pour des pubs de shampoing à l’aloe vera. Non, c’est plutôt du côté de The Black Dog que ça aurait pu matcher, sauf que Hosono va encore plus loin dans l’obsession, si bien que ce disque semble naturellement surgir du fin fond d’une clairière au Japon. Que se serait-il passé si N.D.E. était sorti sur Warp en 1995 ? P. A.
The Flying Lizards Top Ten (Statik Records, 1984)
Énième fantasme du producteur et pianiste fou David Cunningham, aussi capable de s’immiscer dans le jazz que dans les méandres de l’électronique, The Flying Lizards, après deux albums et un tube en forme de reprise désossée de Money, classique de Tamla Motown, décline le concept de la reprise de classiques ad lib. sur l’album Top Ten.
Dix standards de la psyché américaine, de Tutti Frutti à Sex Machine en passant par Whole Lotta Shakin’ Goin’ On, revisités à la sauce piano préparé et synthé désaccordé, réduits à leur substantifique moelle, et scandés par la voix monocorde et désabusée de Sally Peterson. Un monument situationniste en forme d’ovni proto-electro donnant à voir une autre facette – absurde et moqueuse – de l’histoire de l’Amérique. P. T.
Cindy Lee Model Express (W.25th, 2018)
Pour celui-ci, peut-être que les carottes ne sont pas encore tout à fait cuites. Mais les secondes passent, inéluctablement, sans que rien ne change : vous n’avez toujours pas écouté Model Express, album maudit. Cindy Lee, d’ailleurs, n’existe pas, c’est une fiction ; une fiction dégenrée derrière laquelle se cache Patrick Flegel. Lequel, restons prudent·es, ne revendiquait pas jusqu’à une date récente le statut d’artiste transgenre mais se place plutôt dans une logique autre, celle de l’alias féminin.
En marge de ses autres activités (il est le leader du groupe Women, décidément), il se transforme ainsi en une créature éthérée, drama comme pas permis, perruque tirant sur le blond blanc, peau diaphane et petite robe noire, reprenant les choses là où le suicide de Julee Cruise les a laissées : flottant dans un cauchemardesque bain lynchien.
Musicalement, Cindy Lee aurait tendance à faire les choses à l’envers : il ne viendrait jamais à l’idée de quiconque ayant deux ou trois velléités commerciales d’entamer un album par deux morceaux live éprouvants (du Suicide période sale). En général, on a la sagesse de mettre ça à la toute fin, en bonus. Pas Cindy Lee, qui préfère que l’on fasse l’expérience de la douleur avant d’atteindre ce ressac lumineux dans lequel elle tient en embuscade, tout au long du disque, des chansons qui sont des perles précieuses.
Une guitare en suspens, aiguë, coupante, sur laquelle elle enroule une voix dont on ne sait plus dire si elle tient du genre masculin ou féminin. Non, c’est juste la voix d’une solitude plurielle, infinie, qui vient hanter en même temps qu’elle la déconstruit toute l’histoire de la musique nord-américaine. Le rock primitif d’Elvis Presley et de Peggy Lee, les poubelles de la no wave, le blues des motels (celui où Norman Bates parle avec sa mummy dans Psychose ? Peut-être bien)…
Chaque morceau part à la recherche du bout d’oreille manquant dans Blue Velvet. Chaque album de Cindy Lee (il y en a cinq ou six sur son Bandcamp) se donne à voir comme une saison perdue de Twin Peaks. Pourquoi celui-ci est-il son plus beau ? Sans doute parce qu’il est le plus tenu.
Il a été dit qu’il s’agissait d’une sorte de concept album autour d’un magasin de prêt-à-porter féminin à Vancouver. Endosser le costume, le tailleur, la robe moulante et les rêves de tout un pays englouti, ça doit être ça, le projet. Pourtant, le disque est pareil à une rustine, rassemblant des morceaux enregistrés de temps à autre ; mais ça tient, et ça déploie un cinéma incroyable, entêtant, vénéneux.
Cent copies, sous forme de K7, ont d’abord été publiées le 1er août 2018, histoire de mettre toutes les chances de son côté. Depuis, il y a eu deux pressages de vinyles, difficilement trouvables. Cindy Lee n’existe (toujours) pas. Que ça n’ait pas marché pour elle, passe encore (plus rien ne marche). Mais il y a quand même matière à rager : il sommeillait là une forme de perfection. Un morceau comme Left Hand Path, on n’en entend plus nulle part. Le moule, on le disait cassé. Que vous aimiez Lana Del Rey ou The Cramps, Slowdive ou Laurel Halo, Ricky Nelson ou Pocahaunted, Model Express était pour vous. Il l’est toujours. P. A.
Sylvester Private Recordings, August 1970 (Dark Entries Records, 2023)
Dans les seventies, Sylvester, qui n’est pas encore la reine du disco avec les tornades synthétiques You Make Me Feel (Mighty Real) ou Do You Wanna Funk?, traîne avec la troupe des Cockettes, performeur·ses et freaks queer qui sèment la pagaille sur les planches de San Francisco. C’est avec Peter Mintun, pianiste pour les Cockettes, que Sylvester, immense soul sister devant l’Éternel, va, simplement accompagné d’un piano délicat et de sa voix céleste, reprendre Billie Holiday ou Ella Fitzgerald, à qui il voue une passion sans borne.
Une poignée d’enregistrements live, qui circulaient avec discrétion parmi les fans, passent ainsi à la postérité grâce au travail sans relâche de Josh Cheon du label Dark Entries. Les neuf titres issus de ces sessions magiques offrent une nouvelle facette du caméléon Sylvester, dont la voix de diva prend des proportions divines. P. T.
Romance Once Upon a Time (Ecstatic, 2022)
Le disque d’on ne sait qui à partir de samples non déclarés : voilà qui commence bien. Romance est, paraît-il, le pseudo d’un Londonien préservant son anonymat et sortant depuis trois ans à un rythme stakhanoviste un album tous les six mois, que ce soit seul ou en attelage avec Not Waving ou Dean Hurley (fidèle collaborateur de David Lynch). Les vinyles ou les K7 s’épuisent en quarante-huit heures, mais pas la musique qui, sentimentale, s’incruste durablement en vous, quelque part entre votre cœur et la région la plus rêveuse de votre cerveau.
Romance Once Upon a Time
Once Upon a Time, album ambient à la trame mélodique aussi profonde que du Harold Budd grande époque, est porté par une voix grave, celle d’une femme articulant chaque phrase comme si elle était en pleine descente de kétamine. Et pour cause, cette voix pédalant dans de la semoule trempée, mettant une bonne grosse minute à vous demander Have youuuu everrrrrr been in love????, c’est celle de… Céline Dion, passée à vitesse moins 8.
Et si Romance n’était pas Brian Eno, ou Aphex Twin, comme le fantasment certaines rumeurs, mais tout simplement René, envoyant à Céline des messages subliminaux depuis les enfers ?! P. A.
Source link : https://www.lesinrocks.com/musique/ces-7-albums-indispensables-qui-sont-surement-passes-sous-vos-radars-606515-10-02-2024/
Author : Yaël Girardot
Publish date : 2024-02-10 18:00:00
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