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Carte blanche à Laure Adler : Le fond de l’air est brun

Carte blanche à Laure Adler : Le fond de l’air est brun



J’ai l’impression de vivre dans un cauchemar permanent. Je baigne dans un brouillard de mots qui, tous, disent la haine, la discorde, la peur. Ces mots sont répétés avec insistance par des interlocuteurs qui, de jour en jour, se sentent si légitimes et si légitimés par le contenu de leurs thèses qu’ils en deviennent de plus en plus péremptoires et intolérants. Leur vision du monde devient la vérité. Ils parlent, de plus en plus haut, de plus en plus fort, et il faut dire qu’on leur donne beaucoup la parole dans les médias, et la contagion des thèses qu’ils défendent depuis si longtemps, après avoir été minoritaires, devient aujourd’hui si prégnante qu’elle s’inscrit, sans que nous y prenions vraiment garde, dans nos cerveaux comme une forme d’évidence, une idée du monde comme une autre.
Il n’y a pas si longtemps, on ne les recevait pas si souvent sur les plateaux, ils ne dînaient pas avec nous comme ça, de manière si bonhomme, on s’en méfiait, on les interrogeait parce qu’on y était obligés en raison des quotas ; maintenant, ils animent les débats, imposent leurs thèmes, récusent des participants, donnent le la, font l’air du temps, donnent même le tempo. Le fond de l’air est brun et nous ne faisons rien. Moi la première, honteuse et coupable de ne pouvoir agir, résister, m’opposer.
Les attaques contre le régime des démocraties commencent toujours par la langue qui, de moyen d’échange, se transforme en outil de communication délivrant des messages qui mettent en doute, sans que nous en ayons véritablement conscience, nos valeurs essentielles, rarement questionnées tant elles sont vitales et évidentes. Une vérité alternative prend ainsi, peu à peu, la place d’une vérité auparavant incontestée et devient insensiblement une autre vérité, et peut-être une vérité qu’on n’osait pas assumer.
C’est dans cette dialectique vénéneuse que nous sommes en train de nous faire piéger, à un moment où le statut même de la vérité est ébranlé et où celui de la post-vérité progresse et triomphe, au profit des fabricants d’illusions qui promettent un paradis entouré de barbelés, censés les protéger des autres et sans doute aussi d’eux-mêmes. Leur moyen de nous y faire croire est de dire qu’ils détiennent justement la vérité, celle qu’on ne peut pas dire haut et fort et que, par courage, ils répètent à l’envi. Et si on les interroge, ils tentent de nous intimider. Avec eux, il y a des mots tabous : accueil, asile, étranger, droits, hospitalité et bien d’autres. Et quand on les prononce, on est traités au mieux de ringards ou de menteurs… ou d’antidémocrates.
C’est donc eux plutôt que nous. Ils ne veulent pas du “nous”. Ils se prévalent de la majorité silencieuse. Ne croyez pas que je verse dans l’angélisme et que je me voile la face devant la montée des inégalités, les problèmes qui en découlent, la montée des populismes, les guerres et cette vague d’inquiétude qui atteint de nombreux pays. Je veux parler de la gangrène des mots utilisés obsessionnellement par ceux qui se croient déjà aux portes du pouvoir – voire déjà au pouvoir. Les éléments de langage, les mots qu’ils utilisent se retrouvent dans des textes de loi, et ils ont raison de parler de victoire idéologique. Ils ont gagné la première manche, leur langue devient la nôtre. Alors ils en profitent pour imposer leurs conditions et, parmi elles, celle de ne plus être qualifiés d’extrême droite. Ils trouvent cela désobligeant. Alors oui, comment fait-on pour ne pas être soumis à leur ordre langagier ? On ne va quand même pas commencer à parler comme eux.
Oui, nous avons le choix. Le choix des mots. Le choix de combattre pour nos valeurs. Le choix de nous rendre compte qu’il nous reste du temps. Certes, peu de temps. Mais du temps quand même. Et c’est dans ce temps qui nous reste que réside notre possibilité d’agir, comme le dit Patrick Boucheron dans un texte important et lumineux, Le Temps qui reste. Il n’est pas encore trop tard. Tétanisés, nous pouvons sortir de notre torpeur et/ou de notre fatalisme. Le catastrophisme est démobilisateur et les éveilleurs nous projettent dans l’avenir. Les personnes qui se mobilisent dans leurs cercles respectifs et luttent contre la violence, le racisme, l’inégalité remportent des victoires dont on ne parle pas, car les catastrophistes occupent le champ du langage et du visible. Ces victoires indiquent que, contrairement à ce qu’on nous répète, rien n’est joué d’avance, à condition de nous rendre compte que, justement, nous n’avons plus de temps à perdre.
Boucheron nous adresse un avertissement : ne pratiquons pas l’obéissance anticipée, ne nous soumettons pas avant qu’il ne soit trop tard, ne croyons pas à la soi-disant modération des chefs d’État populistes qui n’ont même plus besoin d’user de véhémence tant la parole publique est devenue corrompue et leurs partenaires plus radicaux. Sur ce terrain de l’effondrement moral prospère la déchéance du langage. Comment organiser son pessimisme pour ne pas désespérer du temps qui reste, comment prendre sa part aux combats qu’il nous faut mener ? Il y a tant à faire pour essayer d’empêcher la continuation du pire. En matière de programme politique, tout est à réinventer. “Mais ça commencera patiemment, non pas dans vingt ou quatre ans mais maintenant, pas à pas, un jour après l’autre, car c’est ainsi qu’on trompe la mort.” C’est dans ce maintenant que nous nous inscrivons pour vivre en agissant et garder la force d’inventer notre avenir.



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Author : Laure Adler

Publish date : 2024-02-10 07:00:00

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