LégendAIRe, populAIRe, révolutionnAIRe, visionnAIRe : voici quelques-unes des épithètes (supAIRlatifs ?) qui viennent à l’esprit quand on évoque Air et Moon Safari, premier chef-d’œuvre paru le 12 janvier 1998.
Ce disque a tellement marqué son époque et traversé les décennies qu’il fait aujourd’hui partie du patrimoine musical, quelque part entre Histoire de Melody Nelson (1971) de Gainsbourg – influence revendiquée depuis le titre Premiers Symptômes, un EP rassemblant les renversants premiers singles du tandem versaillais – et Computerwelt (1981) de Kraftwerk.
Comme Jean-Benoît Dunckel et Nicolas Godin l’expliquent longuement ici, Moon Safari demeure, vingt-cinq ans après sa sortie, un ovni rétrofuturiste, qui s’inspirait de quelques grandes figures (Ennio Morricone, David Bowie, Serge Gainsbourg) pour anticiper l’avenir, le tout pétri de références enfantines (Jules Verne) et oniriques (Ray Bradbury).
Dès son premier album, Air est aussi ce groupe qui décidait de ne pas choisir entre une ouverture instrumentale mirifique (La Femme d’argent) et un hit pop indémodable (Sexy Boy). Ces deux enfants de 1969 racontent sincèrement comment leur imaginAIRe s’est constitué à l’adolescence, avec le fantasme de l’an 2000. Un voyage dans la Lune avec les deux astronautes de la French Touch.
Deux enfants de 1969 racontent sincèrement comment leur imaginaire s’est constitué
Sept ans après la tournée du best of Twenty Years, qu’est-ce qui vous a convaincus de remonter sur scène pour le 25e anniversaire de Moon Safari, votre premier album au succès planétaire ?
Nicolas Godin — C’était dans l’air depuis un moment, je n’ai pas le souvenir d’une décision précise entre nous… Peut-être pour faire des concerts différents. On ne sera pas dans la routine habituelle, en saupoudrant les morceaux downtempo de notre répertoire pour garder l’attention du public. Pour la première fois de notre carrière, on va jouer Moon Safari dans l’ordre du disque alors que nous jouions traditionnellement trois des quatre premiers morceaux, La Femme d’argent, Sexy Boy et Kelly Watch the Stars, pendant les rappels. Cette fois, on va griller d’entrée nos trois tubes de l’album. [sourire]
Jean-Benoît Dunckel — C’est sûr que Moon Safari a une atmosphère que nos concerts n’avaient pas. Depuis longtemps, on parle ensemble de rejouer certains albums de notre discographie. C’est une idée qui nous taraude depuis dix ans. Au-delà du son de Moon Safari, il y a la pochette, les dessins, la palette de couleurs et les costumes qui peuvent être facilement déclinables sur scène. C’est un univers plutôt enfantin à la Jules Verne, qui a beaucoup touché les gens à l’époque. On a ressenti cet attrait nostalgique du public pour Moon Safari, qui représente leur monde parfait d’avant, le monde doux de leur enfance. L’occasion était trop belle.
Nicolas Godin — Après Moon Safari, on n’a fait que changer de style sur les albums suivants, entre The Virgin Suicides, 10 000 Hz Legend et Talkie Walkie. Moon Safari renvoie à une période de nos vies qui nous a profondément marqués, mais qui est passée tellement vite. Au-delà de Moon Safari, j’aime considérer un album comme une œuvre d’art à part entière, une pièce de théâtre ou un concerto, pour le jouer dans son intégralité.
Surtout en ces temps où le format de l’album a complètement explosé. Il y a un début avec La Femme d’argent, une fin avec Le Voyage de Pénélope, et une vraie narration en prenant l’auditeur par la main. Ce disque est un voyage. Qui aurait l’idée de couper une symphonie de Beethoven ? Quand nous étions plus jeunes, nous rêvions de composer des classiques – tout est dans le mot. Qu’on l’aime ou pas, Moon Safari est un classique des années 1990.
“C’est une période où le monde a failli devenir bienveillant, agréable et bon enfant, mais une autre direction a été prise” Jean-Benoît Dunckel
Vous parlez de Jules Verne, on pense aussi à Ray Bradbury à l’écoute de Moon Safari, un disque qui renouvelle sans cesse les sources d’émerveillement…
Jean-Benoît Dunckel — On s’émerveille nous-mêmes de ce que l’on a pu faire. [sourire] En rejouant les morceaux, on s’émerveille de chaque trouvaille et de notre capacité musicale. Faire de la musique, c’est transposer les mélodies qui trottent dans l’air. Quelque part, Moon Safari nous a dépassés. D’ailleurs, le titre de l’album provient des Chroniques martiennes de Ray Bradbury, et on s’était aussi inspirés d’une chanson de Françoise Hardy, Fleur de lune.
Nicolas Godin — Pour concevoir les visuels rétrofuturistes, on avait donné à Mike Mills des numéros de la revue Internationale situationniste [publiée entre 1958 et 1969 par le mouvement culturel révolutionnaire du même nom, sous l’impulsion de Guy Debord].
Quels sont vos souvenirs de la tournée Moon Safari, largement documentée dans le film Eating Sleeping Waiting and Playing (1999), également réalisé par Mike Mills ?
Nicolas Godin — Des souvenirs chaotiques. Tout était nouveau. Six mois auparavant, nous étions encore étudiants. On a été jetés dans le grand bain du jour au lendemain. Je n’étais pas sûr de moi quand je jouais sur scène, je flirtais avec le syndrome de l’imposteur. C’est une tournée que j’ai finalement assez mal vécue.
Jean-Benoît Dunckel — Je me souviens que le public était très chaud. En Espagne, par exemple, les spectateurs nous touchaient les pieds pendant qu’on jouait. Il n’y avait pas encore les barrières de sécurité entre les artistes et le public. Il n’y avait pas non plus cette paranoïa ambiante post-11 Septembre. C’est une période où le monde a failli devenir bienveillant, agréable et bon enfant, mais une autre direction a été prise.
“On faisait partie d’une scène, qui ne s’appelait pas encore la French Touch et était la chose la plus merveilleuse à vivre” Nicolas Godin
Ce monde d’avant 2001 est encore prégnant chez vous, surtout dans un quotidien devenu anxiogène ?
Jean-Benoît Dunckel — Je pense que ça taraude toutes les personnes de notre génération. Les temps sont particulièrement tendus. Mes souvenirs d’enfance et d’adolescence m’évoquent l’insouciance, la liberté et la perspective d’un futur – ce qui change la donne et fait que nous étions à la fois curieux et ouverts sur le monde. C’était un temps béni, on appartenait à un groupe de musiciens et on découvrait les choses ensemble. La musique, c’est l’exploration permanente.
Nicolas Godin — En vieillissant et en avançant dans ce métier, je suis d’ailleurs surpris que les autres musiciens que je connais écoutent de moins en moins de musique. Pourtant, c’est grâce à la musique des autres que l’on s’est nourris, nous étions perpétuellement à l’affût.
Jean-Benoît Dunckel — Dans notre bande de musiciens, on testait sans cesse de nouvelles machines, en se refilant des tuyaux technologiques. Je me souviens que lorsque Music Sounds Better with You de Stardust est sorti, Étienne de Crécy était obnubilé par le son de basse du single.
Nicolas Godin — On faisait partie d’une scène, qui ne s’appelait pas encore la French Touch et était la chose la plus merveilleuse à vivre. Nous étions portés par cette énergie, cette émulation. Pour la musique, il fallait être à Paris dans les années 1990.
Lorsque l’album est sorti en janvier 1998, dans quel état d’esprit étiez-vous ?
Nicolas Godin — On avait fini le disque en juillet 1997 pour une sortie prévue en septembre, mais comme le bureau de Virgin à Londres adorait Moon Safari, cela a été décalé en janvier pour une sortie internationale. Sauf que je n’étais plus la personne qui l’avait enregistré. [sourire] On ne connaissait rien au système, tout nous semblait bizarre. Six mois plus tard, nous sommes partis en tournée alors qu’on avait terminé l’enregistrement un an plus tôt. Artistiquement, j’avais déjà envie de prendre d’autres directions, comme 10 000 Hz Legend l’a montré.
D’ailleurs, le nom de code de votre deuxième album était The Dark Side of the Moon Safari.
Jean-Benoît Dunckel — C’était notre volonté d’être dark…
Nicolas Godin — D’autant qu’on nous parlait parfois de musique lounge, une étiquette dans laquelle on ne se reconnaissait absolument pas. Moon Safari ne nous appartient plus, depuis très longtemps, alors qu’il s’agit, au contraire, d’un album très personnel. C’est un phénomène assez étrange de se sentir dépossédé de sa musique. Je me rappelle, lorsque nous étions à l’école primaire ou au collège, nous étions toujours un peu à part.
Et c’est parce que nous n’étions pas très à l’aise avec nos semblables que nous avons fait de la musique, avant de nous retrouver rapidement confrontés au succès de Moon Safari. C’est très perturbant, surtout qu’avec Étienne de Crécy, Alex Gopher et d’autres, on passait notre temps en studio. Nous étions très à l’aise dans ce monde calfeutré des studios, loin de l’agitation extérieure. J’ai été rattrapé par les événements au moment où il a fallu promouvoir notre premier album, en répondant à dix interviews par jour. Je ne l’avais pas imaginé ainsi.
“Les remixes nous ont appris à incorporer la voix dans notre musique et à développer la science de la pop” Jean-Benoît Dunckel
C’est un autre métier que vous avez dû apprendre…
Jean-Benoît Dunckel — On l’a découvert et appris en direct.
Nicolas Godin — Pendant quatre, cinq ans, les maisons de disques ont vendu des musiciens de home studio, tels que Massive Attack, Portishead, The Chemical Brothers ou même Daft Punk, comme des artistes à l’ancienne pour réaliser des clips, des couvertures de magazines.
Jean-Benoît Dunckel — Comme nous enregistrions en studio avec de vrais instruments, nous n’avions aucun problème pour jouer Moon Safari sur scène. Il n’y avait aucun sample sur le disque.
Nicolas Godin — Pourtant, la confusion existait, on nous prenait parfois pour des DJ.
Vous avez d’ailleurs été démarchés pour des remixes, d’Étienne Daho à Depeche Mode, participant ainsi à la grande confusion.
Nicolas Godin — Le mot remix était galvaudé, car on reprenait seulement la piste de voix et on rejouait tout le reste. Cette vague de remixes n’en avait que le nom. C’était presque une insulte de nous appeler des remixeurs alors que nous faisions un travail d’arrangeurs et de producteurs, nous proposions une véritable réinterprétation.
On a accepté ces remixes parce que c’était la mode, mais c’était beaucoup de travail. On aurait préféré être appelés en amont pour produire les chansons plutôt que d’arriver après la bataille. [sourire] Pour le remix de Home de Depeche Mode, j’avais dit à Martin Gore que la prise de voix était sale, pleine de hors-pistes dans le micro. Il avait pété un câble au téléphone, c’était assez marrant… [rires]
Jean-Benoît Dunckel — Les remixes nous ont appris à incorporer la voix dans notre musique et à développer la science de la pop, avec une approche électronique des voix. Air a toujours été hybride, entre l’utilisation classique d’instruments et une production moderne plus électronique. Nous avons toujours nourri ces deux appétences.
Nicolas Godin — Nous sommes passés des tourneries instrumentales aux chansons pop, avec la structure classique des couplets et du refrain. Pour nous, c’était un grand pas en avant.
Le format pop du single Sexy Boy a déclenché le succès immédiat de Moon Safari…
Nicolas Godin — C’était particulièrement frappant en Angleterre, où Sexy Boy a été adopté par le public qui raffole avant tout de pop music. Avec ce single, nous sommes entrés dans le mainstream anglais. D’ailleurs, l’annonce de la tournée du 25e anniversaire a été reprise dans les journaux anglais ; Moon Safari fait partie de leur culture musicale.
Comme d’autres groupes de la French Touch, avez-vous eu l’impression, à un moment donné, de ne pas être prophètes dans votre pays ?
Jean-Benoît Dunckel — Pas à un moment donné, tout le temps ! [rires] Nous faisons des albums plus étrangers que le pays dans lequel ils ont été conçus, et qui sont donc plus appréciés à l’étranger que sur leur propre territoire. Phoenix, par exemple, fait de la musique encore plus américaine qu’un groupe américain pourrait le faire. Et Air fait de la musique encore plus anglaise que les Anglais.
“La French Touch a balayé des années de disette, nous permettant de traverser la Manche ou l’Atlantique” Nicolas Godin
Nicolas Godin — Je nuancerais en disant que l’on fait une musique continentale pour eux, avec des références comme Ennio Morricone. Pendant des années, l’échec des artistes français était de vouloir copier la musique anglo-saxonne pour essayer de devenir des Rolling Stones frenchies. En revendiquant au contraire notre caractère très français, nous sommes partis dans d’autres univers. Quand ils composent, mes amis anglais écrivent naturellement une chanson. Ça ne leur viendrait même pas à l’idée de partir sur un instrumental.
Les Anglais ne comprennent pas ce concept hérité de la musique de film alors qu’ils ont eu de grands compositeurs, comme John Barry. Leur industrie est basée sur la pop song. Par ailleurs, Versailles a une bien meilleure image à Los Angeles qu’en France. Pour les Américains, Versailles est un monde merveilleux et ils ont pensé à tort qu’on véhiculait ce cliché versaillais dans notre musique – un malentendu qui l’a paradoxalement servie.
La French Touch a balayé des années de disette, nous permettant de traverser la Manche ou l’Atlantique. Un musicien comme Jean-Michel Jarre avait déjà ouvert la voie avant nous. Moon Safari reste un ovni en Angleterre et aux États-Unis, jusque dans notre manière profonde, romantique et classieuse d’utiliser les Moog.
Jean-Benoît Dunckel — Dans Moon Safari, il y a le fond et la forme : une sincérité dans les compositions, un traitement du son et une substance émotionnelle qui sont uniques. C’est un album de lâcher-prise, avec un son très enveloppant.
Nicolas Godin — Moon Safari, c’est la prescience autour de l’an 2000 que l’on a vendue à notre génération. Avec une série comme Cosmos 1999 ou un film comme New York 1997, on savait que ce futur-là n’arriverait pas. Le monde allait accoucher d’internet, tout le monde resterait chez soi au lieu d’aller visiter d’autres planètes dans des vaisseaux spatiaux. Moon Safari était une tentative rétrofuturiste où je préférais ce que l’on nous avait prédit plutôt que ce qui était en train d’advenir.
Cet album a un côté à la fois rétrofuturiste et intemporel, qui pioche dans des références passées et va chercher plus loin…
Nicolas Godin — Il y a ce côté recyclage dans Moon Safari. C’est un peu là-dedans que réside sa modernité. Par exemple, j’adorais Kraftwerk et Ennio Morricone, et l’idée de mélanger les deux est une démarche artistique. Prendre un vocoder comme Kraftwerk, ce n’est pas original. Jouer un morceau d’harmonica comme Morricone non plus, mais marier les deux correspond à une démarche artistique. Beck faisait déjà cela, en recyclant de la country dans du rap. C’était dans l’air du temps, on commençait à mélanger les styles entre eux. On était la version européenne de ce melting-pot.
Vous avez chacun un morceau fétiche sur Moon Safari ?
Jean-Benoît Dunckel — Moi, j’aime bien New Star in the Sky. Après, on n’écoute pas la musique d’Air. On a suffisamment écouté nos chansons quand on les a faites.
Nicolas Godin — On les écoute quand on doit répéter. Le dernier titre de l’album, Le Voyage de Pénélope, je ne l’ai pas réécouté depuis 1998. Ce matin-là non plus. C’est dingue.
Et en rappel, il y aura des titres de l’EP Premiers Symptômes de 1997 ?
Nicolas Godin — Non, ça sera un best of. On va répéter beaucoup de morceaux qu’on a envie de jouer. Le fait de replonger dans Le Voyage de Pénélope et Ce matin-là nous a donné envie de jouer des morceaux qu’on n’avait jamais interprétés sur scène. C’est un énorme coup de pied aux fesses par rapport à un certain confort.
Le hasard du calendrier fait qu’en plus de la tournée du 25e anniversaire, ce sera aussi les 20 ans de l’album Talkie Walkie…
Nicolas Godin — Ce disque évoquait une forme de minimalisme aussi, beaucoup plus digital. L’album pour The Virgin Suicides (2000) était dark, 10 000 Hz Legend (2001) torturé, et Talkie Walkie marquait un retour à la fraîcheur, à notre côté ensoleillé.
“J’ai trouvé que l’adolescence était un moment de solitude très dur à vivre, je voulais écouter des choses qui me donnaient de l’espoir” Nicolas Godin
Elle a ressemblé à quoi votre jeunesse à Versailles ? Vous écoutiez quoi ?
Nicolas Godin — C’était dur pour moi, parce que quand je suis arrivé au lycée à Versailles, je n’étais pas fou de new wave, je trouvais cela trop dark. J’avais déjà une adolescence pas très gaie, et la new wave me donnait l’impression d’enfoncer le clou. Pour me sortir de la solitude et de la frustration, j’avais plutôt envie d’écouter des choses qui me rappelaient un monde ensoleillé. J’adorais les trucs plus commerciaux. Les années 1980, c’était l’époque du fun, de MTV, tout ça. Je m’en suis bien rendu compte lorsque l’album The Head on the Door de The Cure est sorti en 1985 : il était pour tous les fans de new wave du lycée une traîtrise alors que j’adorais ce disque !
J’étais décalé par rapport au reste de la cour de récré. Je trouvais cela génial, j’adorais les synthés, son côté coloré. J’écoutais aussi Michael Jackson, Prince, et toutes ces conneries qui passaient sur MTV. Mais effectivement, j’ai trouvé que l’adolescence était un moment de solitude très dur à vivre, je voulais écouter des choses qui me donnaient de l’espoir. La new wave plombait et entretenait ce misérabilisme.
En revanche, une fois sorti de l’adolescence, j’ai redécouvert la new wave pour ce qu’elle était. Je pouvais enfin appréhender la beauté des disques de Joy Division. C’est génial, parce que j’étais à contre-temps. C’est un peu comme si tu n’avais jamais mangé de haricots verts et que d’un seul coup, tu en mangeais et te disais “c’est super ce truc”. [sourire] Aujourd’hui, j’écoute un disque de new wave parce que c’est une œuvre d’art, pas parce que ça me plonge dans les affres du spleen. D’ailleurs, je lis beaucoup Baudelaire en ce moment, parce que c’est hyper-beau.
“À 16 ans, j’ai vu Iggy Pop en concert à La Villette et j’avais pris une claque énorme” Jean-Benoît Dunckel
Jean-Benoît Dunckel — Moi, j’étais en période d’exploration, j’ai écouté plein de trucs. J’étais très fan de David Bowie, mais j’écoutais aussi The Cure, Joy Division, un peu de punk. J’adorais les Beatles et les Stones, le glam rock, T. Rex. Et en même temps, j’écoutais Elton John et Pere Ubu, Devo, Kraftwerk, Iggy Pop et les Stooges. À 16 ans, j’ai vu Iggy Pop en concert à La Villette – j’y étais allé avec un pote. Ma maman m’avait fait un gâteau au chocolat qu’elle avait emballé dans du papier aluminium.
On s’était fait arrêter par les flics dans le métro et ils jubilaient en déballant le gâteau, pensant tomber sur un gros pain de shit. [sourire] C’était au moment de la sortie de l’album Blah-Blah-Blah (1986) et j’avais pris une claque énorme. Il y avait même les Rita Mitsouko à côté de moi, Fred Chichin m’a demandé du feu. Ce concert a été comme une révélation. J’écoutais des disques de rock depuis des années, mais en fait je n’avais rien compris. Je ne savais pas que le rock, c’était un truc de scène et de vibration de la musique. Un choc.
C’est pour cela qu’Air sur disque et sur scène, ce sont deux propositions différentes ?
Nicolas Godin — Je dirais que sur disque, on fait ce que l’on veut et sur scène, ce que l’on peut. La différence vient beaucoup de là. Moi qui suis un perfectionniste, j’ai souvent trouvé que la scène, c’était le disque en plus fort et en moins bien. J’étais toujours un peu déçu. Je suis tellement travaillé par les problèmes techniques, c’est dur de vivre le moment présent sur scène. Et parfois, je ne me rends pas compte que le concert est déjà terminé.
Jean-Benoît Dunckel — Sur scène, tu n’entends pas le son de la salle. Tu es dans une autre atmosphère. Pour des raisons techniques, tu es dans les retours et tu n’as pas les vibrations de la salle. Il se passe donc des choses qui peuvent parfois te faire dire que ce n’est pas bien, et le contraire aussi.
Lors de la précédente tournée pour le best of Twenty Years publié en 2016, on s’est demandé s’il s’agissait d’une tournée d’adieu. Cette tournée-là pourrait-elle préfigurer un nouveau disque ?
Jean-Benoît Dunckel — Oui, pourquoi pas ?
Nicolas Godin — Contrairement à ce que beaucoup de gens ont pensé, on avait envie de prendre du recul, mais on n’a jamais splité. C’est juste que la vie, c’est un long voyage et que tu as parfois envie de vivre d’autres choses. Là, tout est ouvert. Disons que si cette tournée donne lieu à de la nouvelle musique, alors tant mieux. Mais il faut que la musique soit bien. Le public n’a pas besoin d’un album d’Air, il a besoin d’un beau nouvel album d’Air.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le fait de faire une carrière internationale rend beaucoup plus humble. Je me rappelle encore notre première tournée. On était dans un bled aux États-Unis, dans le Kansas, et je vois dans les couloirs de la salle une affiche qui annonçait tous les concerts à venir. On n’était qu’un groupe éparpillé parmi trente autres. Si demain on ne joue pas, quelqu’un prendra notre place. On n’a pas l’impression d’être au cœur d’une attente incroyable.
Après le disque de Charlotte Gainsbourg [5:55, produit par Air, sorti en 2007], quand on faisait Pocket Symphony [2007], on travaillait comme des fous, il commençait à y avoir quelque chose qui nous échappait, hors de notre contrôle.C’est hyper-intéressant quand tu expérimentes cela. Cela nous est arrivé en studio, parfois, on a vu des choses magiques arriver. Donc on sait identifier ces moments. Si pendant la tournée on fait de la musique ensemble, on saura si cette chose magique se passe, parce qu’on l’a déjà vécue auparavant. La musique, c’est vraiment un mystère.
Nicolas, à l’occasion de la sortie de ton deuxième album solo Concrete and Glass en 2020, tu comparais l’œuvre d’art architecturale et la musique : “L’architecture est l’art le plus noble ; la musique, l’art le plus fort.”
Nicolas Godin — La musique et l’architecture sont deux arts enveloppants. Tu es à l’intérieur d’un bâtiment et la musique, quand elle sort des enceintes, t’enveloppe. Tu es au milieu. Un morceau, c’est comme une cathédrale de son. C’est quelque chose qui n’a pas de limite, sauf les limites de la perception auditive. Ce sont deux arts qui ont besoin de fondations, de structures ; il y a beaucoup de points communs entre les deux, notamment les mathématiques. Alors que la sculpture et la peinture, ce sont des arts frontaux : tu as l’œuvre en face de toi. Et la littérature, c’est un art intérieur : tu lis une page et tu construis une œuvre dans ton cerveau. C’est l’inverse. C’est toi qui sers d’enveloppe à l’art. Tous ces arts ont un rapport à l’espace différent dans leur appréhension.
“Le voyage dans l’espace, c’est se voir vivre de loin, comme si on était sur la Lune” Jean-Benoît Dunckel
Depuis Moon Safari jusqu’au Voyage dans la lune, la Lune circonscrit votre discographie, comme un fil rouge…
Nicolas Godin — C’est une musique en apesanteur, il y a vraiment ce rapport à l’espace. L’espace et le milieu aquatique, ce sont deux endroits où le poids est complètement mis de côté. Et l’idée de faire une musique en apesanteur est présente depuis le début.
À commencer par le nom du groupe…
Nicolas Godin — C’est le nom qui définit le mieux notre musique : en apesanteur.
Jean-Benoît Dunckel — L’air est précieux. Si la Terre était une pomme, l’atmosphère en serait la peau, pour donner un ordre de grandeur de son épaisseur et de sa fragilité. Mais surtout, dans la vie, ce qui est affreux c’est d’être mal, de stresser, de déprimer. Moon Safari, c’est un grand dézoom. Tu prends de la hauteur et, finalement, tu te rends compte que nous sommes de petits êtres qui tournons sur un caillou dans l’espace. Cette prise de conscience universelle, c’est aussi la base de la méditation, et cela permet de se recentrer. Cela aide à vivre et à ressentir les choses telles qu’elles sont. Le voyage dans l’espace, c’est se voir vivre de loin, comme si on était sur la Lune.
Sur Moon Safari, les sections de cordes ont été mises en boîte à Abbey Road, avec David Whitaker. Pourquoi ne pas avoir choisi à l’époque de travailler avec quelqu’un comme Jean-Claude Vannier, pour rester dans cette filiation française ?
Nicolas Godin — Tout le monde nous parlait de Whitaker, notamment Étienne Daho. C’est vrai que je suis plus fan de Vannier, que je vois davantage comme un artiste. David Whitaker, c’était un vrai arrangeur, professionnel. Je pense que pour Vannier, les cordes faisaient partie de son arrangement global, alors qu’on avait juste besoin d’un arrangement de cordes.
C’est vrai qu’à une époque, les arrangeurs, on leur donnait la chanson et ils concevaient tout. Nous, on était entrés dans une phase où on avait juste besoin d’un arrangeur de cordes. Je pense que Vannier, même à l’époque, devait être soûlé que toutes les cinq minutes quelqu’un l’appelle pour lui demander les cordes de Melody Nelson.
Jean-Benoît Dunckel — Pour la maison de disques, il y avait un côté Burt Bacharach dans notre musique. On avait des harmonies et des arrangements seyants et généreux.
Nicolas Godin — Cela n’a pas été simple d’intégrer les cordes de Whitaker dans notre musique, il en avait mis partout, on a vachement galéré. C’était très stressant. En studio, il y avait quelqu’un avec un chronomètre pour ne pas dépasser à la seconde près. Et finalement, on a fait quatre morceaux avec lui. Sur You Make It Easy, il n’y a que sur le solo d’harmonica qu’on a pu mettre des cordes. On faisait une musique tellement épurée.
À la limite, on préférait les nappes de Michel Berger. Sur Talisman, j’avoue que le morceau ne serait pas le même sans son arrangement. Sur Remember, on n’a rien pu garder. D’ailleurs, pour s’en rendre compte, on avait sorti plus tard sa version. Pour Ce matin-là, j’ai passé une nuit entière en studio avec Alf [Stéphane Briat, le mixeur de l’album]. Jamais plus je ne suis tombé dans ce piège-là. Après Moon Safari, on faisait des demos à la note près avec l’arrangeur. L’erreur avec David Whitaker, c’est qu’on a découvert les cordes le jour de l’enregistrement. Il était très sympa et sa femme aussi – elle nous avait fait des tartes !
Jean-Benoît Dunckel — David Whitaker était hyper-classe, un vrai gentleman, à la fois très agréable et toujours souriant. Je pense qu’il avait aimé le disque et qu’il comprenait nos harmonies.
“Il est super-sympa, Lenny Kravitz. C’est le premier mec à avoir remis les instruments vintage au goût du jour” Nicolas Godin
On parlait de Phoenix aussi, qui a signé le remix de Kelly Watch the Stars et vous servait de backing band pour la promo de Moon Safari…
Jean-Benoît Dunckel — Oui, parce qu’on n’avait pas de groupe. [rires]
Nicolas Godin — On était vraiment des amateurs. Quand on est allés en Angleterre pour l’émission de Jools Holland, on n’avait pas de roadies. On a pris l’Eurostar avec nos instruments. En arrivant là-bas, on posait notre matos nous-mêmes. À gauche, il y avait Pulp, qui venait de sortir This Is Hardcore [1998], avec des managers, des roadies, la maison de disques, des cuivres, des choristes. Super-pro. À droite, il y avait Lenny Kravitz, avec la bonne équipe de Ricains, hyper-pro aussi. Et puis nous, avec Phoenix, qui n’avions jamais rien fait de notre vie. C’était un gag.
Jean-Benoît Dunckel — Lenny Kravitz était très fan du disque. Après l’émission, des gens sont venus nous saluer et lui faisait la queue comme les autres, attendant sagement pour nous dire qu’il adorait notre album.
Nicolas Godin — Il est super-sympa, Lenny Kravitz. C’est le premier mec à avoir remis les instruments vintage au goût du jour avec l’album Let Love Rule [1989]. Cela faisait je ne sais combien d’années qu’on n’avait pas entendu du Rhodes sur un album.
Jean-Benoît Dunckel — Le côté orgue de Let Love Rule nous a beaucoup influencés, ainsi qu’un album de Money Mark, Mark’s Keyboard Repair [1995].
Nicolas Godin — Le boyfriend d’une amie était venu faire un solo d’orgue, on lui avait demandé un truc à la Money Mark. Il jouait bien, mais pas comme Money Mark, qui avait un jeu saccadé. C’était en février et j’ai ouvert les fenêtres. Il s’est mis à faire hyper-froid dans le studio, il avait donc les mains gelées ; c’est comme cela qu’on a eu ce truc un peu saccadé de La Femme d’argent. Et les enfants qu’on entend sur New Star in the Sky, c’est pareil ; j’ai ouvert les fenêtres et j’ai enregistré les gosses du square Burq, en bas de chez moi.
Jeunes, vous étiez à la marge. Avez-vous l’impression aujourd’hui de faire partie de la page ?
Nicolas Godin — Non, on s’est toujours sentis isolés. Il n’y a jamais eu un autre Air et il n’y aura plus jamais d’Air après nous, on est un peu seuls dans notre coin. Cette marge, on l’a toujours gardée. Quand Daft Punk a sorti son album, il y a eu plein de disques de house filtrée. Je n’ai pas l’impression que beaucoup de groupes aient voulu prendre notre suite, à part peut-être Zero 7, mais ce n’est pas allé plus loin. Même nous, on a délaissé ce style dès l’album d’après. Moon Safari restera toujours à la marge, parce qu’il n’a pas eu de successeur, même de la part de ses géniteurs.
En concert au 106, Rouen, le 16 février et à l’Olympia, Paris, le 7 mars.
Source link : https://www.lesinrocks.com/musique/air-linterview-exclusive-on-etait-vraiment-des-amateurs-606329-12-02-2024/
Author : les Inrocks
Publish date : 2024-02-12 18:00:00
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