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Idles : “La subversion peut être paisible, drôle et tendre”

Idles : “La subversion peut être paisible, drôle et tendre”



Parler aux corps plutôt qu’aux cerveaux : c’est avec cet objectif en tête qu’Idles fait son retour, sans pour autant négliger les textes humanistes des nouveaux morceaux qui constituent Tangk. Rythmiques contagieuses d’inspiration electro, riffs ravageurs, cordes discrètes mais efficaces, voix claire pour délivrer des messages immédiats… La production fluide, imaginée à six mains par Nigel Godrich (fidèle partenaire de Radiohead, entre autres), Kenny Beats (collaborateur de Slowthai, Denzel Curry, Vince Staples…) et Mark Bowen (guitariste d’Idles), n’est pas la seule responsable de ce virage, même si elle y contribue.
Pour éviter de tourner en rond, Idles ose corser ses expérimentations, autant dans ses moments de douceur suspendue que dans ses envolées de rage. Alors que le quintette a bâti sa réputation à coups de concerts émeutiers et de brûlots postpunks exaspérés, il prend une ampleur inouïe sur ce cinquième album qui, l’année à peine entamée, se propulse déjà sur le podium.
Une pensée pour LCD Soundsystem
Difficile de croire que les premiers pas de ces Anglais de Bristol ne datent que de 2017, avec un Brutalism déjà impressionnant, où leur fureur de vivre s’accompagnait d’un vrai engagement sociopolitique. Depuis, au fil des disques qu’ils sortent à un rythme soutenu (contrairement à ce que proclame leur nom qui signifie les “désœuvrés”, les “paresseux”), leur énergie a électrifié toute une nouvelle génération de groupes vingtenaires, prêts à reprendre le flambeau. Un drôle de retournement de situation pour ces cinq musiciens réunis au départ par leur rejet d’une scène rock alors léthargique, par leur envie de rester à l’écart pour créer leurs propres sons.
Mais Idles n’a pas dit son dernier mot, comme en témoigne Tangk et ses tubes en puissance, à la fois revêches par nature et désormais immédiatement fédérateurs, tour à tour chaloupés ou cinglants, expansifs ou intimistes. Dévoilés fin 2023, les deux premiers extraits, Dancer (avec James Murphy et Nancy Whang de LCD Soundsystem en choristes de luxe) et Grace, ont donné un aperçu de ce désir ambitieux de réconcilier les paradoxes.

Infiniment plus subtil qu’à ses débuts rugissants, Joe Talbot se révèle un chanteur touchant, capable de se livrer dans le plus simple appareil, accompagné d’un piano crépusculaire sur la sublime ballade A Gospel ou sur l’introduction, Idea 01. C’est justement quand il préfère soigner son chant plutôt qu’éructer qu’il frappe en plein cœur, comme sur le menaçant Jungle, bijou de tension sous-jacente qui se libère dans le refrain quand le leader bientôt quadra lâche : “I lost myself again” (“Je me suis encore perdu”, en VF).
Même ses passages moins flamboyants, façon spoken word, gagnent en intensité grâce au soin qu’il met à prononcer chaque syllabe – citons notamment l’incroyable Pop Pop Pop et sa longue coda où l’on entendrait presque les ondes Martenot chères à Radiohead sur Kid A. Si le groupe refuse obstinément toute nostalgie, on entend quelques traces de filiation, comme le Talking Heads de Remain in Light, et par conséquent l’electro euphorisante de LCD Soundsystem. Mais on constate surtout la splendeur d’Idles, au sommet de sa superbe, qui franchit ici un nouveau palier, dominant sans complexe la scène rock britannique actuelle.
Quelle a été la première idée directrice de Tangk ?
Joe Talbot — J’ai commencé cet album dans l’intention de faire ressentir des choses, pas de faire réfléchir. Le monde a toujours été complexe et il l’est encore en ce moment. On voit du mécontentement, de la tourmente. Je pense que tout ceci provient d’un état de confusion, de certaines tactiques politiques visant à embrouiller les gens, à les rendre mal à l’aise, déracinés. À travers la musique, j’ai toujours cherché à créer une impression de puissance, à me sentir connecté au monde qui m’entoure. J’espère que notre public ressent la même chose. Sur ce nouvel album, j’ai voulu explicitement parler d’amour, sans détour. À mes yeux, c’est notre album le plus lucide, le plus limpide, le plus accompli.
Aviez-vous une vision très précise de ce que vous vouliez obtenir ?
J’ai écrit toutes les paroles en studio, directement au micro, en me laissant porter, sans essayer de tout analyser. Bien entendu, on ne voulait pas commencer à travailler avec Nigel [Godrich] et Kenny [Beats] avec trop d’idées préconçues. On voulait composer des morceaux dans l’intérêt de l’album, pas pour eux. Ils ont tous les deux beaucoup de talent, j’irais même jusqu’à prononcer le mot “génies”, dans leur travail.
“On a vécu l’enregistrement le plus génial, le plus fertile de notre vie.”
Ce sont des bosseurs, des gens humbles. On n’a pas eu l’impression de devoir leur faire plaisir en studio. C’était un moment magique. Ils ont réussi à faire ressortir le meilleur de nous-mêmes, alors que ça n’est pas facile pour nous. Ils nous ont fait parler une nouvelle langue musicale. On a vécu l’enregistrement le plus génial, le plus fertile de notre vie. Chaque morceau a été influencé par leurs idées et, en même temps, ils n’ont pas voulu apposer leur patte sur notre langage.
Kenny m’a mis au défi tous les jours en ce qui concerne ma voix. Il me disait : “Ce n’est pas encore ça, tu ne sonnes pas encore comme toi” ou “J’entends que tu te diriges dans telle direction, si c’est ce que tu veux vraiment tu dois y aller à 100 %, sinon on dirait que tu fais semblant.” Nigel nous arrêtait dans notre élan quand il sentait qu’on s’engageait dans une solution de facilité par peur. Il nous encourageait à aller jusqu’au bout. Le résultat est une œuvre collective. J’ai hâte de retravailler avec eux.
Comment s’est déroulée votre collaboration avec James Murphy et Nancy Whang de LCD Soundsystem sur le single Dancer ?
J’ai justement composé la mélodie et les harmonies du refrain en pensant à un groupe comme LCD. J’avais en tête une voix forte et aiguë avec des harmonies en arrière-plan, comme LCD Soundsystem sait si bien le faire. On a d’abord enregistré nous-mêmes ces voix en studio, en attendant de trouver mieux. Plus tard, en pleine tournée, on a reçu les versions mixées et Nigel nous a dit qu’il faudrait juste réenregistrer les chœurs, qui n’étaient pas à la hauteur. On était justement en tournée avec LCD, donc c’était parfait. Ils sont encore plus merveilleux que ce à quoi je m’attendais, ce sont vraiment des êtres humains d’exception. J’adorerais retravailler avec eux aussi !

© Daniel Topete
Comment as-tu trouvé le mot qui donne son titre à ce disque ?
Les onomatopées touchent au viscéral. Elles ont une réalité physique plus grande que les autres mots, un lien plus fort avec la notion d’énergie. J’ai eu envie d’utiliser une onomatopée que j’ai inventée, qui m’appartient, qui a un sens pour moi seul et qui en aura peut-être un autre pour vous après avoir écouté l’album. Je voulais qu’on puisse découvrir l’album sans aucune idée préconçue, qu’on l’écoute simplement et qu’il déclenche une émotion.
La pochette peut elle aussi être interprétée de différentes manières. On peut y voir une explosion fracassante, un nuage apaisant…
Oui, cette idée m’est venue pendant que je me promenais. Pour être honnête, il y a eu énormément de versions avant celle-ci. J’élabore toutes nos pochettes et j’essaie toujours qu’elles soient des allégories de notre propos, de notre état d’esprit quand on joue. Cette fois, je cherchais une forme d’exaltation. J’aime bien cette idée qu’on puisse y voir une explosion ou un nuage, en fonction de notre humeur du jour, mais au fond, n’est-ce pas la description d’Idles ? Des explosions qui laissent place à des nuages.
Sur cet album, tu montres tes capacités vocales. Devenir chanteur et leader d’un groupe, ça a toujours été une évidence ?
Être leader, ça m’est venu naturellement, facilement, mais pas être chanteur. Je savais que j’en étais capable et que j’en avais envie, mais ça n’allait pas de soi. Je devais boire beaucoup avant de pouvoir monter sur scène. J’ai fait un travail sur moi-même pour arriver à ce résultat sur Tangk.
“Quand on est sur scène et qu’on reçoit une telle énergie du public, ça nous donne une puissance qu’on espère rendre en retour.”
Ça t’arrive souvent de ne pas avoir confiance en toi ?
En musique non, mais dans la vie normale oui. Je doute énormément. La musique m’a donné la force de me montrer tel quel, dynamique, honnête, et de cultiver ma singularité. Quand on est sur scène et qu’on reçoit une telle énergie du public, ça nous donne une puissance qu’on espère rendre en retour aux gens. C’est un dialogue, pas un monologue.
Dès tes débuts, tu as toujours défendu des valeurs assez inhabituelles dans le rock contemporain : l’amour, le partage, la vulnérabilité y compris chez les hommes, la joie, la reconnaissance, la compassion… As-tu l’impression d’être à contre-courant ?
Je n’ai jamais voulu prêter attention à mes pairs, aux autres groupes et certainement pas à mes détracteurs. [sourire] Quand on a démarré, je n’ai pas eu la sensation de nager contre le courant, même si, musicalement, c’est bien ce qu’on faisait – à cette époque, la musique à guitares se mourait. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, il existait pourtant de nombreux groupes géniaux avec qui j’ai sympathisé et qui partageaient les mêmes réflexions que je me faisais.
L’attitude positive a tenu une place importante dans la scène hardcore américaine des années 1980 et 1990. On retrouve cet esprit de communauté né de la subversion dans le mouvement Black Power, ainsi que dans la soul et le funk. S’opposer à l’autorité et se rassembler pour lutter contre l’angoisse sont des éléments cruciaux du mouvement blues, puis de la scène punk.
La musique a toujours été un outil pour les artistes, s’ils décident de s’en servir pour se sentir en contact avec le monde et avec autrui. En tout cas, j’ai toujours considéré la musique sous cet angle parce que la musique que j’aime vient de là. J’ai eu envie de rejoindre le mouvement. En gros, quand les Strokes sont arrivés, ils m’ont redonné une nouvelle vigueur, une soif de musique.

Au fur et à mesure, je pense que la musique indie est devenue boursouflée, inerte, et c’est exactement pour cette raison que j’ai voulu créer un groupe. Je voulais que ce groupe mette les gens en contact avec le monde et avec autrui. C’est ce que j’ai fait. J’ai gagné, ça a fonctionné ! Je me sens connecté, entouré d’amour, de personnes ouvertes. Pour reprendre ton analogie, quand on a commencé, je nageais tout simplement et je regardais où ça allait me mener.
Prends-tu du plaisir à déconstruire tous ces clichés associés au rock ?
Absolument ! J’adore ça. La subversion ne doit pas nécessairement être agressive, violente ou sérieuse. La subversion peut être paisible, drôle et tendre. Dans la chanson Pop Pop Pop, je prononce le mot freudenfreude, “la joie sur la joie”, que quelqu’un m’a suggéré sur le net pour représenter l’opposé du mot Schadenfreude, qui lui désigne le fait de trouver de la joie dans le malheur des autres, un phénomène qu’on voit trop souvent sur internet. J’aime beaucoup ce concept inverse, freudenfreude, cette subversion amusante d’utiliser la joie comme un acte de résistance [Joy as an Act of Resistance est également le titre du deuxième album d’Idles].
Sens-tu une certaine responsabilité vis-à-vis de la génération de groupes qui est en train d’émerger et qui se dit influencée par Idles ?
J’ai un enfant et c’est la plus belle responsabilité de ma vie. Être parent m’a appris à aborder le monde avec gentillesse et empathie. On ne peut aller de l’avant que lorsqu’on se sent en sécurité. J’ai toujours voulu ça pour notre public. Aujourd’hui, j’ai aussi cette responsabilité en musique, à travers mes actions et mes paroles. C’est une courbe d’apprentissage agréable. J’ai formé Idles précisément parce que je trouvais qu’il n’y avait plus assez de groupes qui donnaient tout sur scène.
“Bien sûr, vous êtes confrontés à des problèmes structurels, comme nous en Grande-Bretagne, mais si je devais vivre ailleurs que dans mon pays, je choisirais la France.”
Qui étaient tes idoles quand tu étais plus jeune ?
The Notorious B.I.G., Jay-Z, Congo Natty, DJ Hype, les Strokes, les Walkmen, Otis Redding, Nina Simone, Van Morrison… Il y en a beaucoup. Leur musique a changé ma vie.
Tangk a été en partie conçu aux studios de La Fabrique, à Saint-Rémy-de-Provence. Pourquoi ce choix et, plus globalement, comment décrirais-tu ta relation avec la France ?
Allez les Bleus ! [en français] C’est Nigel Godrich qui nous a proposé d’enregistrer à La Fabrique. Évidemment, on avait déjà entendu parler de cet endroit et on était surexcités à l’idée de pouvoir y jouer. Nous sommes de grands francophiles, notamment pour la vision romantique de ce que représente ce pays. À La Fabrique, je suis tombé sur tous les numéros des Cahiers du cinéma, car le propriétaire des lieux est un ancien critique de cinéma. Une véritable mine d’or pour l’ex-étudiant en cinéma que je suis…
J’adore visiter la France en touriste. Bien sûr, vous êtes confrontés à des problèmes structurels, comme nous en Grande-Bretagne, mais si je devais vivre ailleurs que dans mon pays, je choisirais la France. Il y a une réelle vitalité dans la pensée anticonformiste. Sans parler du fait que vous avez les meilleurs vins du monde !
À quoi peut-on s’attendre pour votre nouvelle tournée, qui commencera fin février ?
Attendez-vous à recevoir ce qu’on donne toujours : tout ce qu’on a. Je crois qu’on est une force puissante en live. On va jouer dans des salles plus grandes, devant des foules plus nombreuses. On doit remplir tout cet espace par respect pour le public. C’est important que les gens en aient pour leur argent. Notre show va être plus visuel – on travaille avec un éclairagiste fantastique. On peaufine aussi l’arc narratif du concert. Le son reste crucial, bien sûr, mais on a envie d’apporter une sorte de théâtralité, si j’ose dire. Tout ceci va nous servir de structure. Quant à nous, on se donnera à fond, comme toujours.

Tangk (Partisan Records/PIAS). Sortie le 16 février. En concert au Zénith, Paris, le 7 mars.



Source link : https://www.lesinrocks.com/musique/idles-la-subversion-peut-etre-paisible-drole-et-tendre-605529-14-02-2024/

Author : Noémie Lecoq

Publish date : 2024-02-14 18:00:00

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Tags :Les Inrocks

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