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Comment “Empire” est devenu un monument warholien

Comment “Empire” est devenu un monument warholien



Un plan fixe nocturne de huit heures et cinq minutes ! En filmant l’Empire State Building dans la nuit du 25 au 26 juillet 1964, depuis les fenêtres du Time-Life Building à moins d’un 1,5 kilomètre à vol d’oiseau, Andy Warhol a-t-il réalisé un sommet de l’histoire de l’art ou a-t-il infligé de purs sévices aux rares spectateur·rices qui ont regardé le film jusqu’au lever du soleil sur le célèbre building new-yorkais ? À ce dilemme – chef-d’œuvre ou arnaque ? –, la réponse la plus honnête serait d’articuler deux modes de réception possible, qui tiennent autant de la souffrance des spectateur·ices que de l’émotion devant un geste artistique puissant.

Car Empire de Warhol reste soixante ans plus tard un sommet de l’histoire du cinéma expérimental, et peut-être du cinéma tout court. C’est l’hypothèse que défend Nicolas Giraud, artiste et enseignant-chercheur à l’École nationale supérieure de la photographie à Arles, dans Empire, Andy Warhol, mystique du capitalisme, livre stimulant qui décortique ce film monumental, “paradoxalement aussi célèbre qu’invisible”.

Pièce centrale du puzzle warholien

La question posée est bien celle-ci : “Comment devons-nous regarder Empire ?”. Comment faire face à un plan “trop long, trop simple, trop évident” ? Comment regarder, interpréter, survivre à un plan fixe de plus de huit heures sans dormir, sur le modèle de Sleep, un autre de ses “films stills”, dont la visée était du coup plus explicite (s’endormir devant le poète John Giorno qui s’endort lui-même, quoi de plus normal) ? Pièce centrale du puzzle warholien, Empire se regarde par fragments, depuis qu’il a été retiré de la circulation au début des années 1970. Lors de la première projection en 1965, Warhol lui-même s’était échappé de la salle de cinéma pour aller manger un sandwich. “On avait compris le sujet du film, et on connaissait déjà la fin”, confessa alors son ami Gerard Malanga qui écrit le prologue du livre. Warhol disait lui-même ceci de ses films : “C’est mieux d’en parler que de les voir”. Héritier direct de Marcel Duchamp, dans une position de rupture vis-à-vis de la supposée transcendance de l’œuvre, Warhol envisage l’art comme objet d’une “transaction” plutôt que d’une “transfiguration”. 

D’une certaine manière, Nicolas Giraud prend ici Warhol à la lettre, moins pour en rire que pour saluer son audace inégalée dans l’histoire esthétique des formes hérétiques. Pour déceler en lui des clés de compréhension de notre relation aux images, au cinéma, à la culture américaine, au triomphe du capitalisme… Le célèbre essai sur la domination du capitalisme mondialisé, écrit par Toni Negri et Michael Hardt en 2000, ne s’appelait pas Empire par hasard, comme si l’héritage warholien flottait inconsciemment dans l’esprit des philosophes analysant les structures de notre système social et économique.

Des films stills aux factory movies

Dans son mouvement de réinvention constant, “le langage cinématographique de Warhol est en tension avec deux modèles opposés : le cinéma hollywoodien, glamour et grandiose d’une part ; le cinéma expérimental, bricolé et intellectuel de l’autre”, observe Nicolas Giraud. Ses premiers “films stills” , dont Empire reste le sommet, reposent tous sur des plans-séquences, muets, où la caméra immobile fixe un objet unique : un homme qui dort, un couple qui s’embrasse, un homme qui mange un champignon, un autre qui fume un cigare. À ces films expérimentaux, qui renvoient au cinéma primitif, il faut ajouter près de cinq cents “Screen Tests” tournés entre 1964 et 1966 : des portraits de membres et de visiteur·euses de la Factory, filmé·es elleux aussi en plan fixe. Suivent des “factory movies”, dont le tournage est un mélange d’improvisation et d’accidents (Couch, Poor Little Rich Girl, Chelsea Girls). Et dans un troisième temps de sa carrière de “cinéaste”, Warhol produit des films un peu plus commerciaux, tels que My Hustler (1965), Trash (1970) ou Heat (1972), distribués dans le circuit des salles classiques.

Si dans cette famille recomposée de films arty, Empire reste un monument chez Warhol, c’est d’abord parce qu’il est une métaphore possible de l’Amérique (la mythologie du building faisant foi). Mais on peut aussi tirer d’autres fils, qui résistent à l’interprétation, comme si rien de substantiel ne pouvait définir complètement ce geste maniaque. Par sa radicalité même, le film échappe à la logique du sens. Si certain·es y ont deviné l’image d’une imposante érection, aucune lecture symbolique ne tient vraiment la route selon Giraud. John Palmer, coréalisateur d’Empire, expliquait : “Andy est le seul à avoir saisi qu’un pas en arrière vers les commencements du cinéma était le seul moyen de faire un pas en avant”. Empire peut ainsi se voir comme un film sur la naissance de l’image cinématographique. “Réduit à son procédé technique, il devient une sorte de Genèse structuraliste du cinéma”, avance Giraud. Débordant la fonction divertissante du cinéma, Warhol propose “d’en faire l’expérience nue, pour elle-même”. Le cinéma de Warhol procède avant tout d’une  “excitation par absence de stimuli”. Car, face à Empire, nous sommes “spectateurs de notre condition de spectateur”. 

Une intense expérience de spectateur·ice

En assumant la durée et la monotonie, Warhol nous renvoie malgré nous à notre obsession névrotique du divertissement. Ses films restent sans doute de purs moments d’ennui pour celles et ceux qui attendent de l’art qu’il bouscule l’absurdité d’un plan fixe de huit heures. Mais sans négliger ses pouvoirs de révélation (du rapport aux images, à la consommation, à la marchandise fétichisée…), Empire vaut surtout pour la fascination, voire l’émotion, qu’il continue de susciter chez celles et ceux qui en font l’expérience, comme une épreuve-limite.

Nicolas Giraud confesse qu’en voyant le film en salle, il a vécu l’une de ses plus intenses expériences de spectateur. De sorte que si Empire demeure le signe d’une mystique du capitalisme, il forme plus encore la matrice d’un rapport primitif aux images, du désir de ne pas céder à l’agitation de tout, de croire à la lumière du jour, qui finit par surgir au bout d’un voyage immobile dans la nuit noire.

Nicolas Giraud, Empire, Andy Warhol, mystique du capitalisme (prologue de Gerard Malanga, Façonnage éditions, 262 p, 22,50 euros) sortie le 16 février



Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/comment-empire-est-devenu-un-monument-warholien-609904-15-02-2024/

Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-02-15 17:04:04

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Tags :Les Inrocks

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