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Frank Smith à Calais : pour une nouvelle écologie du regard

Frank Smith à Calais : pour une nouvelle écologie du regard



Le Fort Vert. En soi, le nom suffit à convoquer des images : quelque chose d’humide, de moussu, de médiéval. La littérature nous a familiarisé·es avec le pouvoir de la nomination : c’est le nom de la ville de Parme chez Marcel Proust qui lui apparaît “compact, lisse, mauve et doux” et suffit à le faire rêver de voyages. La philosophie, elle, nous a au contraire enseigné que la nomination est une domination, comme chez Edmund Husserl par exemple celle des animaux par les humain·es.

Alors, comment aborder le Fort Vert ? Autrement que par la pure fabulation qui passe à côté des spécificités concrètes, autrement que par le regard de surplomb qui réduit la complexité sensible ? Telle serait précisément la question fondamentale, peut-être forcément irrésolue, qui a motivé l’enquête en acte qu’a menée Frank Smith. Cette enquête, donc, l’auteur, vidéaste et poète l’a menée des mois durant au Fort Vert, situé non loin du port de Calais, un site composé de plages, de dunes et de bois.

Le Film d’en finir ou pas, 02 – vidéogramme © Frank Smith

Au sein de cet espace naturel dit sensible, les histoires, les usages, les aléas et les formes de vie humaines et non humaines se côtoient, se rencontrent, se repoussent, s’ignorent et parfois se heurtent, plaçant cette zone relevant du Conservatoire du littoral (CDL) au cœur des “enjeux de l’extrême contemporain”. Dans le cadre de Mondes Nouveaux, le programme de soutien à la conception et à la réalisation de projets artistiques lancé par le ministère de la Culture en juin 2021, Frank Smith a élu ce territoire comme zone d’expérimentation et de création. Un site propice au déploiement d’une méthodologie d’inter-narration tout autant que d’infra-captation, manière de décrire sans saisir, et de faire voir sans représenter.

Cela sera alors une affaire de regard et d’écoute, aimantée par la possibilité d’une nouvelle écologie de l’attention, qui passera par des installations vidéo, des séries photographiques et des pièces sonores (respectivement à travers une exposition organisée au musée des Beaux-Arts de Calais et via un dispositif de visites guidées pour smartphone), ainsi que par un point d’orgue apposé à ce processus sur le temps long : une assemblée citoyenne, sous la forme d’une agora, intitulée L’AGORA DES 2-MERS, organisée au musée le 17 février.

“La première intention était de montrer, de faire voir, et faire un état des lieux”

Il est d’abord question d’une affinité de proximité. L’échelle locale, c’est aussi celle de Frank Smith, celle à laquelle il est retourné : “Je suis né à Calais, j’en suis parti tôt, mais cela a sans doute beaucoup aidé à différentes étapes du projet.” Car dire Calais, c’est aussi, encore, ramener à une appréhension de surplomb : celle de l’ancienne “jungle” de Calais dont le camp a été démantelé en 2016, bien que le territoire reste encore et toujours un enjeu humanitaire entre la France et l’Angleterre, renvoyant le sort des migrant·es à des populations en errance.

“Sur place, c’est une histoire dont on ne veut plus parler, avec un effacement de ces données-là, raconte Frank Smith à propos du travail in situ. Cela faisait longtemps que je voulais retourner à Calais pour y travailler, car c’est une zone remplie de paradoxes. Il y a ces enjeux géopolitiques, avec le fait que la frontière franco-anglaise soit repoussée du côté anglais, ce qui crée tous les problèmes actuels.” L’artiste poursuit avec l’énumération des enjeux environnementaux et écologiques, prenant pour exemple les inondations qui ont lieu au moment même où se déroule notre échange début janvier.

“Ensuite, à l’ouest du Fort Vert, se trouve le nouveau port de Calais, inauguré il y a un peu moins de deux ans. Accolé à ce site, destiné à devenir à terme une réserve naturelle, se trouve donc à la fois un port polluant et une zone industrielle qui l’est tout autant.” Prolixe lorsqu’il évoque son sujet d’étude, il enchaîne et insiste sur la nature du paradoxe : “En ce qui concerne la faune et la flore, c’est un lieu assez unique. Ainsi, une station d’observation des oiseaux migrateurs et de baguage de ces oiseaux côtoie dans un périmètre d’un kilomètre carré une société de chasse très active.”

Lorsque Frank Smith se livre à cette description des forces en présence, on le pressent, c’est encore et toujours le travail d’artiste – sur ce projet en particulier – qui se perpétue, mute, se diffracte et refuse de cesser. “La première intention était de montrer, de faire voir, et faire un état des lieux – en montrant, en écoutant”, résume en forme de déclaration d’intention celui qui s’est fait connaître par une vingtaine de livres (Guantanamo, Seuil, 2010 ou Syrie, l’invention de la guerre, Éditions LansKine, 2023 et Irak 24 heures, à paraître en septembre 2024), une quinzaine de films et d’installations vidéo (parmi les plus récents, Le Film du 38e parallèle et Le Film des îles solitaires, 2023) mais aussi par la codirection, dix années durant, de L’Atelier de création radiophonique (de 2001 à 2011) à France Culture.

Le Film des objets, Ici voir-03 – vidéogramme © Frank Smith

L’ATLAS DES 2-MERS : jouer le kaléidoscope contre le panoptique

Plus précisément, L’ATLAS DES 2-MERS – c’est le nom de la restitution du projet au musée des Beaux-Arts de Calais – s’attache à faire exister des phénomènes invisibles qui pourtant structurent un territoire, organisent des imaginaires, précèdent des idées reçues. Le premier de ces phénomènes invisibles est une frontière, tout aussi immatérielle : la ligne de partage entre la mer du Nord et la Manche, qui part du phare de Walde pour aller jusqu’en Angleterre.

Pour tenter de la faire exister, l’artiste réalise notamment une installation vidéo, parmi les huit au total présentées au musée, pour laquelle il a “filmé côté anglais vers la France et côté français vers l’Angleterre”. À partir de là, une stratégie de spatialisation émerge au musée, où les deux écrans sont installés face à face. “L’idée était de créer cette frontière, qui finalement n’existe pas, au mépris de celle qui existe vraiment : la frontière entre les deux pays, qui pose tant de problèmes d’accès pour certaines populations.”

Parmi les autres propositions exposées au musée se trouve une autre installation, Le Film des points de vue, destinée à tout montrer, sans a priori : l’infiniment petit, le calme plat, les trajets furtifs. “J’ai planté ma caméra à dix reprises sur le site, et nous avons filmé les quatre points cardinaux. Ce qui m’intéresse par rapport à la vidéo, c’est la réalisation dans un certain contexte, les pieds sur terre. Je n’utilise pas les moyens qui relèvent pour moi de la surveillance et du contrôle, c’est-à-dire les drones ou le 360°, car je me situe dans une économie de moyens que je rapproche de l’artisanat.”

À propos de ses travaux vidéo en particulier, Frank Smith évoque ce qu’il nomme “un nouveau cinéma de poésie”. Et l’héritage, marquant, essentiel, d’une figure qui l’accompagne depuis longtemps : le réalisateur américain James Benning, figure proche du New Narrative Movement (né à la fin des années 1970) restant confidentielle en France. “Je le qualifierais de plasticien de l’image. J’ai suivi quelques-uns de ses cours, à l’école d’art Cal Arts à Los Angeles, où il mène un célèbre séminaire intitulé ‘Looking & Listening’, soit ‘regarder et écouter’. Lui-même filme avec de longs plans fixes pour dresser des portraits de la variation spatiale et historique du paysage américain.”

L’agora des mouettes, de la mairie et autres co-habitant·es

Le panorama exposé au musée des Beaux-Arts de Calais, en dialogue avec les collections permanentes de la ville, est infusé d’une pareille qualité contemplative. Rien ne fait événement ni ne troue la surface du visible. Pas de posture d’auteur non plus qui ferait saillie, l’artiste expliquant tendre vers une ”écriture impersonnelle” tout en mettant en place “des dispositifs pour que la parole se lève”, une parole qui “ne serait certainement pas autocentrée, mais ferait parler une tempête ou la vague d’un océan”.

La formule est belle, mais elle est aussi incarnée. Déléguer la parole, créer les conditions pour la donner : une œuvre en particulier s’en charge au sein de L’ATLAS DES 2-MERS. Le 17 février, le musée se fera le théâtre d’une assemblée citoyenne composée d’acteur·rices locaux et locales pour sensibiliser à la diversité humaine et naturelle du Fort Vert. “L’agora a pour but de réunir toutes les instances humaines et non humaines qui ont partie prenante avec le lieu. Ainsi, le lieu pourrait exister aussi par les paroles qui sont tenues quant à lui, pour qu’il ne s’agisse pas seulement d’opérations juridiques ou politiques d’acquisitions et de statuts.”

L’artiste a conscience de s’inscrire dans la lignée de ce qui, depuis quelques années, a déjà donné lieu à un certain nombre d’initiatives similaires. Le philosophe Bruno Latour entreprenait, en 2015, l’expérience politique, diplomatique et pédagogique à vocation artistique du Théâtre des négociations dans le cadre de la COP 21 au Théâtre des Amandiers à Nanterre, puis, en 2018, plaidait pour la création d’un Parlement des choses. Plus récemment, il s’agissait du parlement de Loire, manière de s’acheminer vers une personnalité juridique du fleuve en imaginant la possibilité pour une entité non humaine de s’exprimer.

Chez Frank Smith, la part fictionnelle est moindre. Il a réuni des gardien·nes du site, des personnes de la station de baguage, de la société de chasse, mais aussi du Conservatoire du littoral, de la mairie, du port ou de la société de ferries. Il précise : “C’est une mise en acte pratique de ce parlement, car je le fais vraiment. Toute la difficulté est de faire dialoguer des gens qui ne se parlent pas et qui ne se fréquentent pas.” Et de conclure en ouvrant sur l’aléatoire, c’est-à-dire le réel : “Je ne suis pas un porte-parole du site, mais je peux proposer quelques moyens pour qu’il y ait une prise de conscience locale. Le faire sans intérêt propre et personnel, cela serait précisément ce que permet le statut d’artiste.”

Frank Smith. L’ATLAS DES 2-MERS, jusqu’au 10 mars au musée des Beaux-Arts de Calais.

Cet article a été rédigé dans le cadre d’un partenariat avec Mondes Nouveaux, le programme de soutien à la jeune création du ministère de la Culture.



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Author : Contenu Partenaire

Publish date : 2024-02-16 17:17:33

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