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The Smiths, la story : aux origines du groupe culte de Manchester, par JD Beauvallet

The Smiths, la story : aux origines du groupe culte de Manchester, par JD Beauvallet



En 1987, invité face à des millions de téléspectateur·rices sans doute médusé·es, l’honorable journaliste anglais Nick Kent prévoit le futur. Il affirme alors que dans dix ans les Smiths seront considérés avec autant de sérieux que les Beatles. “Parce que de façon aussi profonde et efficace que les Beatles, les Smiths ont insufflé à la musique de leur époque un extraordinaire sens du mystère et du désir.” Ce que Nick Kent ignore alors, quand n’existaient pas internet ni les communautés recomposées, c’est à quel point ces dix ans allaient en devenir vingt, puis quarante. Car les Smiths sont encore aujourd’hui partout, de la BO du dernier David Fincher, The Killer (2023), à la couverture du prestigieux magazine Mojo.
On fête ce mois-ci le quarantième anniversaire du premier album des Smiths, The Smiths. Un nom sans frime, un titre sans prétention : il n’y aura pas de décorum, pas de mise en scène, pas de spectacle. Les groupes à la mode portent alors des patronymes et des looks compliqués, sophistiqués, comme l’exige l’escapism. À Manchester, Morrissey sait qu’il n’échappera jamais à son ADN social : prolo, irlandais, rejeté. Il ne cherche pas l’évasion mais prend au contraire son univers à bras-le-corps. Il lui faudra porter ce barda, ce bordel, jongler entre son éducation et ses aspirations.
“Dans la scène de Manchester, Morrissey était considéré comme l’idiot du village”
Jamais il ne fuira son milieu : c’est le centre du monde. Il n’y a pas de stylistes, de management directif ou de mentors envahissants derrière le groupe. Tout juste un label, le prestigieux Rough Trade, qui ne parviendra jamais à manipuler, ni même tout simplement à organiser ces quatre garçons dans la tempête. Et le plus souvent, à contrevent : on recense assez difficilement les ancêtres des Smiths, comme on mesure à tâtons leur descendance.
Car les Smiths, loin des clichés auxquels les réduisent leurs soi-disant héritier·ères, loin d’une réputation souvent étrangère à toutes leurs fibres, restent une île, une exception. La passion qui accompagne alors chaque nouveau single, chaque nouvel album relève de l’irrationnel : pendant les années 1983-1987, on a vécu par et pour les Smiths. On n’était pas fans : on était investi·es d’une mission de transmission. Il était interdit de garder ce secret pour soi, on militait à grand renfort de badges à slogans, de T-shirts qui signifiaient connivence et reconnaissance.
Après avoir attendu des années que se complète son puzzle complexe, Morrissey a trouvé en 1982 son morceau manquant
Dès le premier single de mai 1983, Hand in Glove, l’univers était déjà formé, définitif. Il n’y aura pas de balbutiements, d’apprentissage. Morrissey a tout prévu, tout envisagé. Si ses interviews sont, dès le départ, aussi éloquentes et riches en bons mots et punchlines inspirées, c’est qu’il répète depuis l’adolescence ce rôle de pop star. Il me le dira des années plus tard : il a tué Steven Patrick Morrissey pour s’inventer un personnage plus large, moins timide, moins embarrassé de son corps. Il s’est imposé une mission modeste : sauver la pop anglaise de sa futilité. Ce n’est pas un vœu pieux, pas une provocation. Après avoir attendu des années que se complète son puzzle complexe, il a trouvé en 1982 son morceau manquant : le guitariste et compositeur Johnny Marr.
C’est plus qu’une addition de deux génies : c’est une multiplication des possibles, une courbe exponentielle de défis relevés. Parlant de Hand in Glove dans son livre Manchester Music City 1976-1996, le journaliste local John Robb cite Johnny Marr, racontant la genèse de ce premier single : “J’ai montré les accords, les autres ont suivi. Et là, nos vies ont basculé.” Car s’il est connu dans le milieu du rock de Manchester pour ses courriers vachards à la presse musicale et ses tentatives toujours avortées de rejoindre un groupe, Morrissey y est surtout moqué, ridiculisé. “Dans la scène de Manchester, Morrissey était considéré comme l’idiot du village”, se souvient un témoin de ses débuts, le journaliste mancunien Paul Morley.
Un jour, Johnny Marr sonna à la porte
Avant que sa vie ne bascule, il avait connu la face B, le rejet, comme il me l’expliqua en 1991. “Je pensais être l’incarnation même du paria, du rebut social. Quand je le dis comme ça aujourd’hui, ça paraît presque arrogant, à la limite du romantisme… ‘Le rebelle, l’outsider…’ Mais ce n’était pas le cas, j’étais remarquablement insignifiant… Cette impopularité était vraiment méchante, les gens autour de moi prenaient plaisir à me faire souffrir, ils pensaient que je le méritais. C’était terriblement cruel. J’étais pourtant un très gentil petit garçon.”
La légende raconte que Johnny Marr a un jour sonné à la porte de Morrissey. Il le sait chanteur frustré et négligé, il lui apporte des chansons. Les deux hommes, que quatre années et beaucoup de goûts séparent, se connaissent déjà, depuis au moins un concert local de Patti Smith en 1978. Mais en ce jour de mai 1982, Morrissey a 23 ans et il connaît trop la pop music pour ne pas comprendre que c’est peut-être sa dernière chance. Il a pris du retard sur sa propre légende, sur ses rodomontades. Il lui faut tenir enfin un rôle avant que ne tombe le générique de fin.

Timidement, il présente un premier texte à Johnny Marr : c’est Suffer Little Children. Une chanson sur des enfants enlevé·es et assassiné·es par Ian Brady et Myra Hindley, un couple monstrueux de Manchester. Presque immédiatement, Johnny Marr tisse une grille complexe d’accords et arpèges, d’une tristesse insondable. Le groupe tient sa première chanson : elle est en marge de tout, luxuriante et provocatrice, moderne et instruite du passé. Ce qui forme une assez juste description des Smiths.
On a souvent épinglé les paroles de Morrissey comme responsables de la mélancolie, tenace, de ces chansons. Ce serait oublier un peu vite, comme chez Leonard Cohen (auquel Morrissey emprunta une strophe entière), la noirceur grinçante d’un humour qui sait aussi virer à l’absurde. Pour moi, la tristesse infinie des meilleures chansons des Smiths vient principalement du jeu de Johnny Marr, qui laissait doucement pleurer sa guitare, comme chantaient les Beatles.
Quarante ans de haine des tabloïds
Morrissey et Marr font des prodiges sur Suffer Little Children, se condamnent au surpassement, au sublime. D’autant plus que Morrissey s’est souvent projeté dans cette poignée d’enfants de son âge, de son quartier et de son milieu. Dans son autobiographie, il racontera même une expérience surnaturelle vécue sur les terres maudites de ces meurtres. La chanson est bouleversante mais le sujet est tabou, indicible, inchantable en tout cas.
Elle vaudra à Morrissey les premières attaques des tabloïds. Une histoire de haine qui dure depuis quarante ans. “Je lis des mensonges en permanence. Les journaux inventent ces histoires dans l’espoir de me faire sortir de ma réserve. Mais j’ai été blessé, terriblement blessé.” Pour devenir Morrissey et encaisser l’hostilité, il devra jouer contre nature, hypertrophier le surmoi.
“Les concerts ont toujours été plus faciles pour moi que la vie de tous les jours” Morrissey
Morrissey, sans relâche, a travaillé sur Morrissey. C’est à ce prix qu’il s’est sorti d’une vie de victime, de cible. “Il faut se répéter sans cesse : ‘Je suis une source inépuisable d’énergie.’ C’est pour ça que j’aime tant les concerts, ils ont toujours été plus faciles pour moi que la vie de tous les jours. La timidité, je la réserve pour quand je ne suis plus sur scène… Il m’a fallu échapper à mon éducation, me développer comme un athlète. J’étais préparé quand nous avons commencé.”
Effectivement, dès les premières lignes du premier single des Smiths, la chose est entendue : “The sun shines out of our behinds.” Dès ce Hand in Glove, manifeste fulgurant, on sait que les Smiths seront importants, intouchables, fondamentaux. “The sun shines out of our behinds”… Ils ont le cul qui brille. Et qu’importe la noirceur à venir, le chaos de demain, ils brilleront le temps d’une carrière riche de soixante-quatorze chansons enregistrées, sans le moindre essoufflement, le moindre bouche-trou.
Patti Smith, les Cramps et les New York Dolls
Un exploit étalé sur même pas cinq années prodigieuses. Entre les tournées sans répit, les sessions d’enregistrement infinies et une promotion généreuse, les Smiths n’ont pas touché le sol entre 1983 et 1987. Ça ne pouvait que mal finir. C’est d’ailleurs aux Inrockuptibles, à un Christian Fevret estomaqué et ému, que Morrissey annonça la séparation du groupe au moment où sortait l’ultime album Strangeways, Here We Come…
On n’avait pourtant que rarement eu le loisir de voir les Smiths sur scène en France : deux fois. Mais en Angleterre, leur réputation venait de la scène autant que de leurs albums. Alors que les salons parisiens les considéraient encore comme un groupe précieux ridicule, tricotant une pop chochotte, les Smiths étaient, dès leurs débuts, le grand groupe de rock’n’roll anglais.

The Smiths en 1987 à Salford, banlieue de Manchester © Lawrence Watson
Morrissey avait grandi avec des héros et héroïnes comme Patti Smith, les Cramps et les New York Dolls, surtout. “En 1973, les New York Dolls étaient les créatures les plus haïes de la pop music. Je trouvais ça merveilleux. Dans mon école, tout le monde les trouvait beaucoup trop anarchiques, les considérait comme une menace. Je trouvais ça très excitant. Avec le premier album des New York Dolls, j’ai vécu ma première relation aussi bien mentale que physique. Ce disque a changé chaque facette de ma vie.”
De ses voyages aux États-Unis, réels ou fantasmés dans les disques, Morrissey avait rapporté un goût supérieur pour le chaos, pour les têtu·es, pour l’électricité libérée. Certain·es lui reprochaient pourtant dès le départ un anglocentrisme indéchiffrable. Ça arrivera, mais des décennies plus tard, quand il s’alignera sur la branche séparatiste du grotesque Nigel Farage lors du carnage du Brexit. Car les références de Morrissey ont longtemps été plus américaines qu’anglaises.
Né dans une salle de concert
Morrissey a écrit un curieux livre à la gloire de James Dean – un modèle pour ses vêtements, ses lunettes, ses cheveux et son asociabilité. Il a même testé in situ, dès les seventies, ses idoles du rock new-yorkais lors de voyages initiatiques chez une tante émigrée. “À New York, j’ai vu Patti Smith donner une performance. Pendant une heure, elle a fait des bruits de pets. C’était à la fois étrange et déprimant.”
Morrissey a commencé à acheter des singles à l’âge de 6 ans : ils sont les amis fidèles et fiables qui manquent tant à ce solitaire. Hormis ses voyages aux États-Unis, il ne connaît du monde que sa chambre, sa bulle protectrice. Il est donc, aux débuts des Smiths, érudit de toutes choses pop et rock. Enfant, il a vu T-Rex ou Bowie sur scène. Tout cela a macéré, fermenté. Si bien que, d’entrée, les Smiths restent comme le groupe le plus spectaculaire et flamboyant que j’ai eu la chance de voir en plusieurs décennies de salles noires, enfumées, électriques et fondatrices.
On ne sait pas comment se sont constituées cette fraternité et cette sororité qui faisaient des premiers concerts des Smiths une telle fête, grande ouverte aux parias d’hier
Je suis né dans une salle de concert. Et je suis né une nouvelle fois à un concert des Smiths, dans une minuscule salle de Manchester. Pour la première fois, trop méfiant et timide pour rejoindre la kermesse punk, j’ai eu ce soir-là l’impression d’appartenir. À un son, à une famille, à un mouvement. Aujourd’hui, les réseaux sociaux permettent ces familles reconstituées, internationales. Ce ne sont plus les frontières de sa ville, de son milieu, de son pays qui décident qui l’on est, qui l’on veut être. On se détermine selon ses goûts, ses aspirations, sa sexualité : les frontières semblent encore plus dérisoires face à ces communautés d’expériences similaires, de luttes identiques.
On ne sait pas comment se sont constituées cette fraternité et cette sororité qui faisaient des premiers concerts des Smiths une telle fête, grande ouverte aux parias d’hier. Chacun·e était ce qu’il ou elle rêvait d’être, dans une tolérance et une exubérance totalement inédites alors. À Manchester, ces fans se croisaient à Affleck’s Palace, entrelacs de boutiques souvent en lien avec la musique, et dans des fanzines à l’affût de nouvelles idées et de sons inconnus.
Entre les nuits de l’Haçienda et les bars homos de Canal Street
Parmi tous les fanzines qui portaient alors les Smiths à bout de bras, beaucoup étaient gays, gravitant entre les nuits de l’Haçienda et les bars homos de Canal Street. C’est le premier public des Smiths. De cette communauté très active et intégrée à Manchester, Morrissey restera en périphérie : il n’est juste pas sexuel. “Le sexe n’a jamais compté pour moi. Si tu me demandes si je trouve que des bouts de chair flasque et pendante sont érotiques, je te dis non. Mon corps n’a jamais réagi.”
Les lads formeront très vite le second cercle de son public. Réticents au départ, comme à chaque fois qu’on admet sa vulnérabilité, ils ne viendront que plus tard, quand durciront son et ton. Ces petites gouapes au romantisme contrarié accompagneront les Smiths à partir du brutal second album, Meat Is Murder (1985).
Une connexion vibrante entre la foule agitée de spasmes et le groupe transpercé par son urgence
De tous les concerts des Smiths que j’ai vus, les meilleurs ont toujours eu lieu dans le Nord, où le public s’identifiait sans doute plus qu’ailleurs aux expériences et aux drames de Morrissey. Newcastle, Manchester, Hull ou surtout Liverpool : la connexion était vibrante entre la foule agitée de spasmes et le groupe transpercé par son urgence, entre les sans-voix et ses porte-parole.
D’Oasis à Pulp, de Belle and Sebastian aux Stone Roses, les Smiths sonnent comme un révélateur pour tous ces groupes. Ils formulent, dans les textes comme dans la musique, ce mélange de fierté amochée et de mélancolie cosy, d’humour tordu et de gouaille fulgurante des ados de ce Nord oublié, maltraité à l’époque par la cruelle Thatcher.
The Smiths seront pour toujours Morrissey, Johnny Marr, Andy Rourke et Mike Joyce
En août 1982, des Smiths à la composition encore instable enregistrent pour la première fois. Il le faut : leur premier concert a lieu en octobre. Maladroit et expéditif, celui-ci révèle les lacunes d’une formation encore en chantier. Mais il installe, une fois le ménage effectué, le line-up définitif. The Smiths seront pour toujours Morrissey, Johnny Marr, Andy Rourke (basse) et Mike Joyce (batterie).
Chacun aura désormais son propre son, sa propre dynamique, sa propre importance. Les Smiths deviennent un grand groupe, tassé et dense. Les concerts se chargeront de souder ses aspirations disparates, entre la variété sixties pour Morrissey et le rock glam et décadent pour le surdoué Marr. “Je sentais l’énergie de Johnny bouillir en moi”, me confiera Morrissey.
Entre musiciens et fans, les murs sont poreux
Ces concerts des débuts, alors que dominait le rock gothique partout à Manchester, saisissaient par l’exubérance, les couleurs et la fantaisie de leurs turbulent·es aficionado·as. La question du genre, alors traitée avec un mélange d’embarras et de mépris par un rock en jean noir, mâle et retardé, n’effleure même pas cette communauté.
Elle a grandi avec Bowie, Oscar Wilde ou les affranchi·es de la Factory de Warhol. Entre musiciens et fans, les murs sont poreux. D’ailleurs, en ces premières années, beaucoup de concerts des Smiths finissent en invasion complice de la scène. Vous connaissez Où est Charlie ? Parmi ses clones, on peinait parfois à retrouver le vrai Morrissey.
Un doigt d’honneur à l’imagerie industrielle de Manchester et à Factory
Ces premiers concerts des Smiths deviennent un point de ralliement pour une jeunesse en rupture, un club social. Mais rien ne m’avait préparé au choc de ce concert du 24 novembre 1983, dont j’ai conservé une cicatrice profonde, l’affiche et même des fleurs séchées. Ce soir, promet l’affiche de l’Haçienda, “Manchester explose”. Quand j’entre dans le gigantesque club, c’est la fièvre, la surexcitation qui impressionnent.
Ce public transi a soutenu les Smiths contre tout depuis des mois, il tient sa revanche, son approbation au moins. Ce n’est pas un public : c’est une fédération d’ancien·nes solitaires. Le soulagement est palpable. Je n’avais encore jamais vu autant de monde à l’Haçienda, tant de joie et de hugs dans cet espace souvent réservé aux chiens de faïence. Le club, mal chauffé, peu fréquenté, diffusait en ses débuts hésitants des films de guerre en noir et blanc sur ses écrans géants. Top fun.
Des années plus tard, grâce à l’acid house, l’Haçienda fera pourtant exploser le thermomètre. En ce jour de novembre, en pied de nez au label Factory qui l’a rejeté, en doigt d’honneur à l’imagerie industrielle de son club, Morrissey a fait décorer la salle de fleurs qui voleront pendant des heures du public vers le groupe.
Le temps de la revanche
Les Smiths méritent ce bouquet d’honneur : le soir même, ils ont offert à une Angleterre médusée une prestation mémorable à Top of the Pops, l’émission musicale qui rassemble les familles autour du téléviseur. Ils y ont joué leur nouveau et second single : l’immortel This Charming Man.
Le lendemain, tout le pays parle de cet étrange chanteur avec un bouquet de glaïeuls à la main. Cette revanche sur Manchester qui l’a ignoré, sur un pays qui a moqué ses origines irlandaises, Morrissey en jouit sur scène, dans un concert joué sans doute trop vite, dans une euphorie et une urgence qui me laissera hébété et certain de participer à une histoire importante, sur le trottoir glauque de Whitworth Street.

Le groupe devient alors omniprésent dans la presse anglaise, notamment le NME (New Musical Express) que certain·es rebaptisent le New Morrissey Express. On y suit les avancées et les reports d’un premier album dont on sent la genèse complexe.
Je trouve même alors dans un marché souterrain du centre-ville une cassette pirate de la première version, rejetée, de cet album. J’y reconnais les chansons mais elles semblent convalescentes, endolories, comateuses. Elles n’approchent en rien la grandeur et la fulgurance des versions que l’on connaît des concerts ou des sessions à la radio du prescripteur John Peel.
Un premier album décevant pour Morrissey et Johnny Marr
On apprendra plus tard que cette première version avait été supervisée par Troy Tate, un musicien de Liverpool connu pour avoir accompagné Julian Cope dans ses Teardrop Explodes. Chou blanc : le groupe repart de zéro ou presque, avec John Porter aux manettes. Il présente l’avantage rare d’avoir produit un groupe légendaire, qui parle autant à Marr qu’à Morrissey : Roxy Music. Les Smiths ont rencontré le producteur dans les studios de la BBC, où ils enregistraient une Peel Session. Ils lui proposent alors de remixer l’album tel que laissé par Troy Tate, mais John Porter trouve ces versions trop brutes, trop sèches. Le label Rough Trade estimant l’addition déjà lourde, l’enregistrement est accéléré.
Quand il entend le résultat final, Morrissey présente son veto. Il pense que les guitares sonnent comme des planches. Mais il est trop tard : la sortie est prévue dans deux mois à peine et le budget est de toute façon épuisé. “Je trouvais la production atroce, ce qui n’est pas négligeable quand vous êtes le gars derrière le micro, qui vide son cœur dans les chansons.” Johnny Marr est pareillement déçu.
On n’y retrouve jamais la violence qui dérègle les chansons sur scène, recoiffées, avec la raie de côté
L’album sort quand même le 20 février 1984. Il atteint, et c’est un exploit pour un label indépendant, la deuxième place des charts britanniques. Moins d’un an auparavant, c’est pourtant ce genre de production discrète à la limite de l’absence, de l’effacement que préconisait Morrissey.
“Nous sommes là pour prouver que l’on peut produire de la musique sans avoir recours à une technologie de pointe. C’est un mythe atroce de la musique d’aujourd’hui : qu’il faudrait nécessairement un équipement complexe et des idées jusqu’au-boutistes pour se faire entendre. Les Smiths sont revenus à une structure très traditionnelle, le quatuor, qui est largement sous-estimé depuis quelques années.”
Un impact profond et durable sur la la société anglaise
C’est la tension, l’urgence de ce quatuor qui est justement gommée par ce délicat traitement. On n’y retrouve jamais la violence qui dérègle les chansons sur scène. John Porter les a recoiffées, avec la raie de côté.
La pochette, elle, s’inscrit déjà dans la prodigieuse collection des artworks du groupe, un catalogue homoérotique d’obsessions de Morrissey le plus souvent. Après les fesses boudeuses de Jim French (Hand in Glove), l’ennui languide de Jean Marais (This Charming Man), c’est au tour de l’acteur warholien Joe Dallesandro d’être sacralisé, “smithé”… Pour des raisons d’affichage, l’image originale du film Flesh a été recadrée : pas question de suggérer une fellation dans les rayons des disquaires.
On se souvient ainsi d’un échange surréaliste en 2016 au Parlement entre la députée travailliste Kerry McCarthy et le Premier ministre David Cameron, qui citaient allégrement les paroles des Smiths
Quelles que soient les réticences de ses protagonistes, l’album a un impact profond et durable sur la musique mais aussi la société anglaise. Les paroles, les titres sont entrés en force dans la psyché britannique. Elles sont régulièrement citées, détournées par des voix improbables, de la publicité à la politique. On se souvient ainsi d’un échange surréaliste en 2016 au Parlement entre la députée travailliste Kerry McCarthy et le Premier ministre David Cameron, qui citaient allégrement les paroles des Smiths, entre “cemetery gates” et “double decker bus”.
Les premières amours demeurent vivaces, indélébiles. Elles façonnent la vie qui s’alignera sur ses frissons initiatiques. Ce premier album des Smiths n’est probablement pas le meilleur. Mais il reste mon préféré. Objectivement, sa production est fluette, ses arrangements chiches, son chant limité. Mais pourquoi se forcer à être objectif quand il fut de son temps un compagnon aussi précieux, aussi vital même ?
C’est un disque qui offrait, comme peu d’autres – certains de Bowie avaient joué ce rôle dix ans auparavant –, une licence, des autorisations. Ils sont rares, ces disques miroirs, ces disques libérateurs. On y entend cette phrase, psalmodiée en mantra : “Oh Manchester, so much to answer for…” Ça sera gravé sur ma tombe. Merci pour tout, Manchester.



Source link : https://www.lesinrocks.com/musique/the-smiths-la-story-aux-origines-du-groupe-culte-de-manchester-par-jd-beauvallet-605436-19-02-2024/

Author : JD Beauvallet

Publish date : 2024-02-19 18:00:00

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