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Ariane Labed et Luana Duchemin : “Quand deux actrices parlent ensemble, c’est déjà un acte politique”

Ariane Labed et Luana Duchemin : “Quand deux actrices parlent ensemble, c’est déjà un acte politique”



Aux États-Unis, MeToo a commencé en 2017. En France, il y a eu plusieurs affaires, notamment la prise de parole d’Adèle Haenel en 2019. Mais on a le sentiment que ce n’est qu’aujourd’hui que s’accomplit vraiment MeToo dans le cinéma français. Pourquoi cela a-t-il mis autant de temps d’après vous ?

Ariane Labed – Il y a une forme de colère légitime, honnête et très belle qu’Adèle laisse transparaître sans complexe et qui bouscule. Judith Godrèche, de par son âge, son statut social et sa place dans l’histoire du cinéma français, a un discours perçu, dans sa forme en tout cas, comme moins agressif. Mais c’est aussi une histoire de timing. Le Complément d’enquête consacré à Gérard Depardieu a mis des images sur des comportements qui étaient souvent rapportés par les victimes, mais jamais saisis sur le vif. Parce qu’avant ce reportage, il y avait tous les éléments pour incriminer Depardieu : la plainte de Charlotte Arnould en 2018 et l’enquête de Mediapart en avril 2023. Mais ça n’avait pas fait bouger grand-chose. C’est la preuve que, malheureusement, la parole des femmes ne suffit jamais. L’enchaînement du Complément d’enquête et des prises de parole successives de Judith Godrèche a généré un contexte qui semble enfin propice à une vraie remise en question. Mais il faut quand même souligner la lenteur de la France sur ces sujets-là. 

Luana Duchemin – J’ajouterais que, de la même façon que le Complément d’enquête met des images sur des mots, il existe des images, des films qui attestent de la sexualisation dont a été l’objet Judith Godrèche mineure. Ces images sont comme des preuves qui appuient la parole des actrices et lui donnent une force. En même temps, elles facilitent la pédagogie et la compréhension du grand public. Une autre particularité de la prise de parole de Judith Godrèche est que nous l’avons vu se déployer sous nos yeux, malgré son intention initiale de ne pas nommer. Nous avons tous été témoins du processus de silenciation à l’œuvre. Et nous avons vu, au fil de ses interviews et de ses posts Instagram, son besoin impérieux de parler jusqu’au bout, pour enfin reprendre possession d’elle-même, reprendre possession de la narration de l’histoire, de son histoire. Je pense que le déploiement progressif de sa parole publique s’est avéré vertueux pour la société, car il a permis à chacun et chacune de s’interroger et de s’identifier à son rythme, pas-à-pas. Cela a rendu audible l’indicible : l’impunité d’un homme qui a abusé d’une enfant, cet homme qui a continué d’être encensé sans que personne ne trouve rien à redire sur ces relations que lui-même qualifie “d’illicites” ! Le soi-disant “génie” qui a été préservé, plutôt que l’intégrité physique et morale d’une toute jeune fille. Cela a permis de lever le voile sur la réalité des violences systémiques à l’encontre des femmes et des enfants, et ce, de façon presque didactique, car tout est consigné.

À quel moment est apparue la nécessité de créer l’ADA ?

AL – Il y a trois ans, j’étais invitée à un dîner chez Iris Brey avec d’autres actrices. Elle nous avait simplement invitées pour que nous commencions à parler entre comédiennes. Il n’y avait pas du tout l’idée d’en faire une structure au départ. De là, Suzy Bemba, Zita Hanrot, Daphné Patakia et moi nous sommes dit que cette rencontre était trop précieuse pour qu’on en reste là. Cela nous faisait un bien fou. On a décidé de créer cette association pour briser l’isolement dans lequel nous étions, isolement induit par un système patriarcal qui nous met en concurrence. Lutter contre ça, c’était d’abord faire circuler la parole entre nous. Quand deux actrices sont dans la même pièce et parlent, c’est déjà un acte politique en soi. Puis, très vite, sont venus les termes de “féminisme” et d’“antiracisme” et le désir de lutter pour l’instauration du métier de coordinateur·rice d’intimité, qui n’est toujours pas en place en France. Nous sommes aujourd’hui une cinquantaine. Comme l’association est celle des “acteurices”, nous avons dans l’idée d’organiser des réunions mixtes, car certains sujets concernent aussi les acteurs. Nous sommes attaché·es à certains principes, comme l’anonymat et la nécessité d’être toujours plusieurs en cas de prises de parole publique.

LD – Pour ma part, j’ai été invitée à rejoindre l’association après sa création. J’ai rapidement été frappée par le caractère systémique des violences que nous subissons et par l’extraordinaire solidarité entre nous. Ne plus se sentir seule est déjà le début d’une révolution. L’ADA a changé ma façon d’envisager mon travail d’actrice. Transféministe et antiraciste, l’association est également un vecteur d’éducation politique pour chacun·e d’entre nous. Notre regard est plus affûté sur les projets de films ou de séries que nous voyons passer. Il devient central de savoir si les projets choisis sont en accord avec les valeurs que nous voulons défendre. L’ADA nous donne la force de mieux faire notre métier.

“Je ne sais pas comment on a fait sans coordinateur·rice pendant toutes ces années pour être honnête”

Quelles mesures voudriez-vous mettre en place pour réduire les violences sexistes et sexuelles dans les métiers du cinéma ? Vous parliez des coordinateur·rices d’intimité.

AL – En tant qu’actrice et réalisatrice ayant beaucoup travaillé à l’étranger, j’ai pu expérimenter à quel point leur usage est précieux. Je pense qu’il est d’abord important de systématiquement donner la possibilité aux acteur·rices d’avoir un·e coordinateur·rice d’intimité sur le plateau. Dire que leur usage menace la créativité des cinéastes est absurde. C’est comme si on demandait de faire des cascades sans personne pour les encadrer. Un·e coordinateur·rice amène plus de sécurité, mais aussi plus de liberté, plus de créativité et plus de richesse pour la mise en scène des scènes de sexe. Je ne sais pas comment on a fait sans pendant toutes ces années pour être honnête. C’est étrange parce que, jusqu’à présent, ce sont les cinéastes qui ont indiqué si, oui ou non, il·elles étaient intéressé·es par leur emploi, alors que les premier·ères concerné·es sont les acteur·rices. Ce sont nos corps qu’on met en jeu, c’est donc à nous de dire si nous voulons avoir la possibilité d’avoir recours à leur service. C’est une première urgence. Nous avons rencontré le CNC sur cette question. Une étude a été lancée et une formation est à l’étude. En France, il existe trois coordinateur·rices d’intimité, qui se sont formé·es à l’étranger. C’est un coût en plus pour la production, mais il est limité à quelques jours par tournage la plupart du temps. Nous ne lâcherons pas sur ce sujet.

Nous avons aussi demandé l’élargissement des formations sur les violences et harcèlements sexistes et sexuels (VHSS) sur les plateaux de tournage. Il faut que ces formations de 3 heures deviennent obligatoires pour les acteur·rices, les cinéastes et les producteur·rices, mais aussi pour les technicien·nes et dans les écoles qui forment aux métiers du cinéma et du jeu. Un autre grand sujet est la mise en place de procédure en cas de VHSS. Bien souvent, nous sommes démuni·es, et la seule solution est de serrer les dents jusqu’à la fin. Il faut que la dénonciation et l’arrêt du tournage au moment où les abus ont lieu soient rendus possible financièrement. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. On ne peut pas faire peser ce poids sur les victimes, les référent·es VHSS et les producteur·rices, il faut une procédure claire édictée par le CNC, et cela réclame des moyens financiers.

LD – C’est déjà arrivé au sein de notre association qu’une actrice raconte une situation où elle a été témoin de comportements abusifs de la part du réalisateur, et où elle a été avertir le référent VHSS qui n’était autre que le premier assistant du réalisateur. Pyramidalement, il avait intérêt à étouffer l’affaire, et l’actrice en question s’en est pris plein la poire pendant le reste du tournage. À ces deux mesures s’ajoute le désir d’augmenter le taux de syndicalisation parmi les acteur·rices. Il existe un syndicat qui défend des valeurs auxquelles nous adhérons, le SFA-CGT [Syndicat français des artistes-interprètes]. Mais il y a encore trop peu de monde qui y adhère. Le dernier point est un sujet de fond : il faut favoriser l’émergence de nouveaux récits et de nouvelles représentations qui rompent avec l’objectivation du corps des femmes depuis des générations. Le regard est en train de changer, et cela va infuser dans la société. Nous avons besoin de nouveaux modèles.

“Roman Polanski et Woody Allen ont trouvé en France une terre d’accueil, alors que plus personne ne veut financer leur film à l’étranger”

Pourquoi la France est-elle si lente sur ces questions d’après vous ?

LD – Culturellement, il y a cet attachement à l’idée de la violence comme transgression, cette vision de l’artiste tranchant avec la bienséance et les idées convenues. Une idée aujourd’hui totalement ringarde, mais qui reste très ancrée. On le voit dans le fait que Roman Polanski et Woody Allen ont trouvé en France une terre d’accueil, alors que plus personne ne veut financer leur film à l’étranger.

AL – Je pense que c’est pire que ça, pire qu’un goût pour la transgression. Quand le Festival de Cannes, par ailleurs dirigé depuis tant d’années par la même personne, déroule un tapis rouge comme celui de l’an dernier [avec notamment la sélection en ouverture d’un film porté par Johnny Depp, ndlr], c’est un vrai soutien aux agresseurs. Le signal envoyé par Thierry Frémaux est une claque adressée aux personnes qui luttent pour que les VHSS reculent et que nos représentations aillent dans le sens d’une plus grande diversité. De la même façon, le maintien de Dominique Boutonnat à la tête du CNC est le pire des signaux possibles envoyé aux cinéastes : le message est que les agresseurs seront protégés, coûte que coûte. L’influence de Boutonnat et de Frémaux sur le cinéma français est unique dans le monde. Il faudrait remettre en cause la place qu’occupent ces hommes de pouvoir, en commençant par encadrer le poste de délégué général du Festival de Cannes dans des mandats limités dans le temps, et non une nomination quasi à vie comme c’est le cas aujourd’hui. Ça, tout le monde le pense, mais personne n’ose le dire. Tout le monde tremble devant Frémaux et Boutonnat. 

Concernant la lenteur de la France, il y a aussi l’attachement à la figure de l’auteur telle qu’elle a été instaurée par les cinéastes-critiques de la Nouvelle Vague – tous des hommes blancs d’ailleurs. Cette idée de l’artiste à la vision singulière et toute puissante, qui est colérique et peut tout se permettre au nom de l’art. Certaines réalisatrices ont aussi copié ces modèles-là. Sa puissance d’emprise et son aura ont été assimilées, et c’est seulement aujourd’hui qu’on les remet en question en France. En tant que cinéaste, je suis l’autrice de mon film et de mon scénario. Je suis le modèle de la Nouvelle Vague, mais j’essaie de le pratiquer sans user de la domination et des abus qui lui ont été associé. Il est aussi important de rappeler que le cinéma est un art collectif et que, sans les autres, un cinéaste n’est rien.

Avez-vous le sentiment que le CNC prend en compte vos revendications ?

AL – Nous sommes écouté·es poliment. Mais on en arrive toujours au coût financier et là, ça coince. C’est comme si l’effort qui a été fait en lien avec 50/50 pour obtenir ce bonus de 15 % en cas de plateau paritaire était suffisant et qu’il ne pouvait plus rien mettre sur la table. C’est dur d’obtenir autre chose. Il s’agit d’une politique de santé publique plus large. Évidemment que cela a un coût, mais nos interlocuteurs ont du mal à l’entendre. Il me semble aussi indispensable d’avoir à un moment recours à une politique de quotas pour avoir plus de diversité, mais cette question est taboue en France. Le CNC n’est pas à la hauteur des enjeux de santé publique et de renouvellement des représentations qui pèsent sur ses épaules.

“J’ai l’espoir que des hommes expriment enfin leur soutien envers les femmes qui osent parler”

Qu’attendez-vous des César qui se déroulent ce soir ?

LD – Moi, j’attends le discours de Judith Godrèche. Et toi, Ariane ?

AL – Je ne les regarde jamais, ça m’ennuie et me met en colère à cause du racisme du cinéma français. Nous avons publié une lettre dans Télérama à ce sujet. Cette année, les César ne sont pas du tout à l’image de ce qu’est la France. En 2024, c’est affligeant. Mais peut-être que je vais regarder ce soir dans l’espoir que des prises de parole fortes se produisent. Je suis sans doute trop naïve, et je vais être très déçue, mais j’ai aussi l’espoir que des hommes expriment enfin leur soutien envers les femmes qui osent parler. Les hommes n’ont plus le droit de se cacher.

À un niveau plus personnel, quels effets ont eu sur vous les réunions de l’ADA ?

LD – C’est énorme. Entendre tous ces récits permet d’interroger notre place de femmes dans la société et de retraverser notre existence avec plus de lucidité. C’est un vertige, mais un vertige très heureux parce qu’on se sent portées, soutenues, à notre place et écoutées. C’est une prise de conscience qui permet d’exister différemment.

AL – C’est aussi apprendre à dire non, individuellement et collectivement. C’est la fin de la solitude. Quand nous avons créé cette association, je n’imaginais pas que ce serait aussi puissant. Je suis fascinée par la force de ce groupe. Le mythe des actrices, fait de jalousie et de concurrence, de pygmalions et de muses, est en train de s’écrouler. J’ai l’espoir que les actrices qui ont aujourd’hui 20 ans puissent pratiquer leur métier différemment. Il y a de quoi trembler face à nous, parce que le savoir est une force, et qu’à chaque fois qu’on se voit, on en apprend davantage et on est plus fortes.



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Author : Bruno Deruisseau

Publish date : 2024-02-23 17:52:32

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