Après avoir découvert Dahomey au bout de quelques jours de festival, on écrivait que le second long-métrage de Mati Diop (après Atlantique en 2019) était le plus beau qu’on ait vu en Compétition. On se réjouit que le jury présidé par Lupita Nyong’o n’ait pas pensé autrement et ait décerné à Dahomey la récompense suprême : l’Ours d’or. C’est la seconde fois consécutive que l’Ours sacre à la fois un documentaire et un film français, après L’adamant de Nicolas Philibert en 2023. Documentaire, Dahomey l’est absolument puisque le film documente l’opération de restitution par la France de 26 objets d’art au Bénin en novembre 2021 (œuvres dérobées par l’armée française au XIXeme siècle). Mais dans sa façon de restituer cinématographiquement cette restitution, le film double l’énoncé des faits et l’analyse des enjeux d’une dimension magique.
Mati Diop offre une voix off aux objets et raconte le voyage de leur point de vue. Les statues parlent, rêvent, détaillent leurs émotions et le film se laisse envahir tout entier par une envoûtante poésie spirite. Cet Ours d’or récompense à la fois une parole politique forte et un geste de cinéma inspiré. il constitue aussi le deuxième trophée attribué en un week-end, à une cinéaste française, 24 heures après les six César d’Anatomie d’une chute. Mati Diop, Justine Triet, c’est un cinéma d’autrices qui (dans la foulée des différents prix majeurs remportés ces deux dernières années par Alice Diop, Audrey Diwan, Julia Ducournau, Claire Denis…) fait briller le cinéma hexagonal dans le monde.
Isabelle Huppert : retour à Séoul
La deuxième plus haute récompense, le Grand Prix du jury est allé au prolifique Hong Song-soo pour son troisième film interprété par Isabelle Huppert, A traveller’s need. Le cinéaste coréen pousse encore de plusieurs crans son art du dénuement narratif et de la variation harmonique sur presque rien. L’argument est rachitique. Isabelle Huppert incarne Iris, une française dont on ne sait rien ni sur le passé, ni sur les raisons de sa présence à Séoul. Pour survivre ou pour passer le temps, elle s’improvise professeur de français auprès de quelques autochtones rencontrés par hasard. Elle n’a pas d’attaches, dort dans les parcs, aime immodérément le makgeolly, un alcool doux à base de riz fermenté. Ce personnage en apesanteur, simplement porté par le vent, est un peu un rêve de cinéma pour HSS. L’une et l’autre se confondent. HSS vise un cinéma qui comme Iris n’aurait ni bagages (un récit, un scénario) ni finalité (un discours, un sens), mais s’identifierait totalement avec le moment présent, ne serait que pure immanence. De conversations anodines en situations banales, le film avance à cloche-pied, dans un équilibre fragile mais gracieux. Et Isabelle Huppert ne parait jamais aussi allégée et alerte que dans les films de Hong-Song Soo. Le cinéaste coréen filme comme personne son corps de brindille sautillante et rien ne semble plus l’amuser que de la réinventer en lutin burlesque. L’amusement est assez contagieux.
La voix de l’hippopotame
Si on ajoute à ces deux prix, l’ours d’argent de la meilleure réalisation attribué au cinéaste dominicain Nelson Carlos de Los Santos Arias pour son film Pepe, on voit se dessiner dans le palmarès une idée au travail. D’un coté, un cinéaste de fiction (Hong Sang-soo) qui désosse son film de tout échafaudage narratif pour se faire le documentariste d’une petite improvisation de cinéma entre lui, Isabelle Huppert et quelques comédien.nes coréen.nes dans les rues de Séoul. De l’autre, deux documentaires atypiques qui sont aussi des contes, des fables et charrient toutes les puissances imaginaires d’une fiction. Pepe tisse beaucoup de lien avec Dahomey. Le film raconte aussi l’histoire de quelque chose arraché à l’Afrique. Et il confère aussi une voix (off) et des mots humain.es à ce qui en est normalement dépourvu : une statue du Bénin chez Mati Diop, un hippopotame qui parle successivement afrikaans et espagnol dans Pepe.
Pepe, c’est donc le nom d’un hippopotame, que, par caprice, Pablo Escobar a kidnappé du continent africain avec trois de ses congénères pour égayer son hacienda colombienne. A la mort du narcotrafiquant en 1993, les bêtes ont été relâchées et ont proliféré dans la jungle colombienne. Pepe est l’un d’eux et le film raconte de son point de vue sa ligne de vie folle, déraciné, adopté, lâché dans la nature, chassé par les siens, puis abattu par les hommes. A la fois épique et loufoque, romanesque mais déstructuré, le film a quelque chose d’un peu fou, un peu harassant aussi (trop long, un peu trop amoureux de sa bizarrerie) mais plutôt revigorant. Dahomey, A traveller’s needs, Pepe : c’est donc le trio gagnant de cette Berlinale et l’affirmation nette d’une idée du cinéma – indépendant, produit de façon légère, confiant dans la capacité de chaque film à s’inventer une forme
De mal empire
L’empire de Bruno Dumont n’appartient évidemment pas à la même catégorie économique que les trois précédents élus sur le podium. En dépit de son budget onéreux et de son casting opulent, le film a néanmoins quelque chose d’un peu expérimental, creuset étrange où se croisent Jean-Christophe Averty et La soupe aux choux, Star Wars et Eugène Ionesco… L’excentricité du film, c’est ce qui permet de dépasser les endroits où il grince, comme sa représentation archaïque et (comme souvent chez Dumont) bestiale des rapports d’attirance entre les hommes et les femmes. Ce que le film a par endroits d’assez déplaisant s’est trouvé amplifié par la performance de Bruno Dumont sur la scène de la cérémonie de clôture où il recevait le Prix du jury. Faisant prétendument parler sa statuette d’ourson avec son téléphone, il diffusa deux fois un discours proféré par une voix synthétique ânonnant en anglais la définition très dogmatique de ce que serait un film. « D’abord, c’est formidable qu’un film comme celui-ci puisse toujours passer à travers la porte étroite de la nouvelle modernité archaïque. Parce que pour ceux qui ne savent pas, un film n’a pas de sexe, un film n’a pas de couleur de peau, normalement un film est un film, c’est à dire quelque chose de cinématographique et profondément humaniste qui expose le monde et les êtres humains dans leur ensemble sans discrimination« . Réponse implicite à la réponse d’Adèle Haenel à la réponse du cinéaste dans la presse aux interrogations sur son désistement de L’empire, ce bref discours, même agrémenté par sa petite scénographie comique, cochait toutes les cases du gaslighting, rejetant dans le camps de la discrimination et de l’anti-humanisme ceux qui justement se soucient de la question de la représentation des minorités.
Les autres prix
Quatre autres films de la Compétition se sont vus également décernés un prix. Une des particularités du palmarès berlinois depuis quelques années est l’absence de Prix d’interprétation genrés. La distinction entre les deux prix s’opère entre Premier ou Second rôle indifféremment du genre de l’interprète. Les lauréat.es étaient cette année en premier rôle Sébastien Stan pour A different Man et en second role Emily Watson pour Small Things like that. Hélas, leurs dates de diffusion ne correspondant pas à nos dates de séjour berlinois, nous les avons manqués tous les deux.
On a vu en revanche le film allemand et le film autrichien qui ont respectivement remporté l’ours d’argent du scénario, Sterben de Matthias Glasner et The devil’s bath de Veronika Franz et Severin Fiala (primé pour sa photographie, signée Martin Gslacht). Comme dit dans un précédent compte-rendu, le premier est un habile (mais un peu trop rusé) jeu de massacre existentiel dans une famille rongée par la dépression, les addictions et la maladie. Le deuxième une pesante pâtisserie historique produite par Ulrich Seidl (les réalisateur.ices sont sa compagne et son neveu) auscultant avec une appétence sadique le désespoir de son personnage féminin maltraité dans une communauté rurale du XVIIIeme. Le film était pénible, et il n’était pas le seul parmi ceux de la compétition. Mais la justesse et la cohérence des choix du jury ont projeté une image audacieuse et très stimulante de cette 49eme édition. La dernière donc du tandem à sa tête depuis cinq ans : Mariette Rissenbeek et Carlo Chatrian. Ce palmarès tourné vers un cinéma innovant salue congrûment ce qu’ils ont apporté durant leur mandat au festival.
Source link : https://www.lesinrocks.com/non-classe/berlinale-2024-mati-diop-remporte-lours-dor-pour-son-magnifique-poeme-documentaire-dahomey-610830-25-02-2024/
Author : jeanmarclalanne
Publish date : 2024-02-25 11:03:54
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