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“Toucher l’insensé” : l’art et la santé mentale s’invitent au Palais de Tokyo

“Toucher l’insensé” : l’art et la santé mentale s’invitent au Palais de Tokyo



De Jacques Lacan (au Centre Pompidou-Metz) à François Tosquelles (aux Abattoirs de Toulouse) ou Fernand Deligny (au Crac Occitanie à Sète), de nombreux centres d’art se sont récemment penchés sur les grandes figures de la psychiatrie à travers des expositions explorant les affinités entre création et maladies psychiques. Par la voie de la psychanalyse ou par le soutien à des pratiques artistiques collectives, ces personnalités mettaient en effet au cœur de la cure thérapeutique la question de la création, considérée comme “un outil d’émancipation, une forme active et critique d’être-ensemble et l’expression d’une poésie vitale”.

S’inscrivant dans ce nouveau mouvement curatorial, et développant le projet initié en 2022 par Guillaume Désanges de faire du Palais de Tokyo un espace d’accueil et d’inclusion des personnes en situation de handicap mental et psychique, François Piron, le commissaire de la nouvelle exposition Toucher l’insensé, met en lumière le passé et le présent d’une pratique psychiatrique centrée sur les gestes créatifs des patient·es : la “psychothérapie institutionnelle”, inventée par Jean Oury, François Tosquelles, Hélène Chaigneau, Georges Daumezon, Félix Guattari et d’autres, dans des lieux comme Saint-Alban (Lozère) et La Borde (Loir-et-Cher). Un mouvement attaché à la nécessité de ne jamais isoler le trouble mental de son contexte social et institutionnel, de refuser tout rapport d’autorité entre soignant·es et soigné·es pour valoriser la vie partagée.

“Pourquoi s’intéresser à ces pratiques depuis la perspective d’un centre d’art contemporain ?, se demande François Piron. Pour étendre notre compréhension des raisons et des manières de faire de l’art, de ses fonctions sociales et politiques, mais aussi psychiques et éthiques. Pour partager les motivations et les désirs d’expression de personnes pour qui les ‘évidences de la quotidienneté’ ne vont pas de soi, et que le collectif peut animer”, estime-t-il.

Geste thérapeutique

Par son titre même, si beau, l’exposition annonce clairement son programme : explorer la manière dont l’invention de formes plastiques ou théâtrales affecte et réactive le sujet malade. Toucher l’insensé, c’est autant se rapprocher d’indicibles fêlures que se laisser émouvoir par elles. Nourrie d’expérimentations multiples, rassemblant des artistes (Signe Frederiksen, Michel François, Tania Gheerbrant, Carla Adra, Agathe Boulanger, Jules Lagrange…), mais aussi des soignant·es et des éducateur·rices impliqué·es dans diverses institutions (hôpitaux psychiatriques, classes Ulis, instituts médico-éducatifs…), l’exposition se penche sur ce geste thérapeutique qui, dès la fin des années 1950, visait à transformer des lieux d’isolement en lieux de protection.

Dans son installation Paroles chaudes, la jeune artiste Carla Adra (exposée aussi en ce moment à Rennes, au centre d’art 40mcube, jusqu’au 4 mai), qui a travaillé avec un groupe de l’institut médico-éducatif Henri-Wallon à Noisy-le-Sec, accueille des paroles “qui n’ont pas trouvé refuge” et rend audible “ce qui est disqualifié”. Un principe éthique que défendaient Jean Oury et Félix Guattari à la clinique de La Borde, que François Pain a filmés durant des années ; ses entretiens magistraux éclairent ici le parcours comme les traces d’un souffle médical et politique qui a largement déserté le champ de la psychiatrie depuis plus de vingt ans.

Se désaliéner

Ce souffle, l’historienne Camille Robcis l’analyse dans son nouveau livre Désaliénation (Seuil) – qu’elle viendra présenter au Palais de Tokyo le 4 mars à 18 h 30 –, en rappelant combien l’approche holistique de la psychothérapie institutionnelle a renouvelé la manière de concevoir l’aliénation et la désaliénation, de troubler, sans l’éradiquer, la frontière entre le normal et le pathologique.

La vitalité poétique et politique qui se dégage des diverses formes expressives rassemblées dans Toucher l’insensé signifie combien l’art a quelque chose à faire, et à voir, avec la santé mentale. Les pratiques artistiques s’affirment ici moins comme un élixir que comme un éloge du partage sensible, “ni étrange ni étranger”, comme l’indique le titre de la série de dessins de Signe Frederiksen au cœur de son travail avec des enfants atteints du spectre autistique et de l’attention.

L’insensé qui est ici touché renvoie à ce que Jean Oury suggérait lorsqu’il parlait de son travail à La Borde : “Être au plus proche, ce n’est pas toucher : la plus grande proximité est d’assumer le lointain de l’autre.” En s’exposant ici, cette proximité rappelle tout ce qu’elle doit à l’art.

Toucher l’insensé au Palais de Tokyo, Paris, jusqu’au 30 juin.
Discussion avec Camille Robcis, autrice de Désaliénation (Seuil), au Palais de Tokyo le lundi 4 mars à 18 h 30.

Édito initialement paru dans la newsletter Arts et Scènes du 27 février. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !



Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/toucher-linsense-lart-et-la-sante-mentale-sinvitent-au-palais-de-tokyo-610955-26-02-2024/

Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-02-26 17:32:13

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