À l’automne 1966, quelques jours avant d’ouvrir au Plaza le clinquant bal noir et blanc qui allait marquer l’apogée de sa réputation, Truman Capote signa avec Random House un contrat portant sur un roman. Le titre, Prières exaucées, lui venait d’une phrase (apocryphe) de sainte Thérèse d’Avila : “Il y a plus de larmes versées sur les prières exaucées que sur celles qui ne le sont pas.” L’enjeu du livre n’était pas moins que de refaire À la recherche du temps perdu.
Après un roman true crime qui fut un énorme phénomène d’édition (De sang-froid), le sale petit crapaud (comme l’appelaient parfois ses ami·es) envisageait une vaste fresque dont l’idée datait en réalité des années 1950, mais qu’il avait reportée pour des raisons matérielles. Voilà le projet tel qu’il le décrivait dès septembre 1958 à son éditeur Bennett Cerf : “Mon magnum opus. Un livre sur lequel je dois rester très discret pour ne pas alarmer mon gibier.”
“Le plus grand écrivain mondain depuis Voltaire”
Le gibier en question était les figures sociales qui orneraient son fameux bal masqué, faisant de lui, d’après le joaillier Kenneth Jay Lane, “le plus grand écrivain mondain depuis Voltaire”. Remarquons au passage qu’au milieu du siècle dernier, trente ans après la mort de Proust, Voltaire constituait encore pour un Américain non universitaire l’excellence de l’écrivain mondain. À lire ses intentions et à écouter le titre, le projet ressemble davantage à un roman… disons balzacien : roman des ambitions accomplies qui déçoivent les ambitieux·ses.
Son inspiration était l’actrice Ann Woodward, qui aurait assassiné son mari millionnaire en simulant un cambriolage et qui était depuis condamnée à vivre en tête-à-tête avec la mère de celui-ci, très au courant du crime.
La main qui le nourrit
La suite est connue : jusqu’à sa mort à Los Angeles en 1984, TC traîna ce manuscrit fantôme, multiplia les promesses, les divagations, les cocktails, les pilules, les à-valoir et accoucha d’une souris empoisonnée. Quelques morceaux épars, dont une excellente nouvelle : “La Côte Basque, 1965”. Elle parut dans la revue Esquire en 1975 et coûta cher à son auteur. Il fut chassé du royaume des Cygnes, surnom romantique qu’il donnait à ces A-list socialites (selon le jargon américain) dont il était l’ami, le bouffon et l’amoureux platonique : Barbara Paley, Slim Keith, Lee Radziwill, C.Z. Guest ou Marella Agnelli. Certaines d’entre elles s’étaient reconnues sous un jour déplaisant dans le restaurant La Côte Basque situé en face de l’hôtel Pierre, où aucune n’était inconnue.
C’est la chroniqueuse Liz Smith, dans un article du magazine New York sous le titre “Truman Capote dans le pétrin” [“Truman Capote in Hot Water”, le 9 février 1976], qui mit des mots sur la rumeur. Un dessin l’illustrait, celui d’un petit animal qui mord la main qui le nourrit. En réalité, Capote n’était pas nourri par ses riches amies. Il avait déjà perdu la confiance de Marella Agnelli, l’amitié de C.Z. Guest lui resta acquise et celle de Lee Radziwill perdura après le scandale, jusqu’au moment où il décida de se fâcher avec elle. Qu’importe la vérité historique, surtout dans un domaine aussi chiffon, puisque le mythe est imprimé.
On confond d’ordinaire la chute mondaine de Capote, ses addictions et sa réputée stérilité littéraire. Oubliant que son ancien fan Andy Warhol allait, après sa déchéance, ramasser sa couronne en lui permettant d’écrire dans la revue Interview parmi les meilleurs textes de sa production.
Les derniers jours de Truman Capote
La parabole de la cabale des Cygnes a déjà inspiré Les Cygnes de la Cinquième Avenue de Melanie Benjamin, Capote’s Women de Laurence Leamer et, désormais, une série diffusée depuis le 1er février sur Canal+, Feud : les trahisons de Truman Capote, avec un casting de perruques impressionnantes : Naomi Watts, Demi Moore, Chloë Sevigny et Diane Lane dans le rôle des gorgones laquées. Réalisée en partie par Gus Van Sant, la série comprend huit épisodes.
Un des personnages (non crédité) est la machine à écrire Selectric rouge qui revient sans cesse en plan de coupe. Preuve que la question littéraire y a son importance, au moins en tant qu’accessoire. Le personnage de Capote, joué par Tom Hollander, rendu à l’impuissance littéraire, seul, ingurgitant des drogues, y est bien rendu ; dans cet exercice d’agonie, Gus Van Sant retrouve l’élégance formelle et la temporalité comateuse des derniers jours de Kurt Cobain qu’il décrit dans Last Days.
Le thème abordé, celui des démêlés de l’écrivain mondain (souvent gay) et des femmes de la haute société (souvent cruelles), déchaîne depuis longtemps les passions. Le second thème concomitant étant celui des rapports compliqués dudit écrivain avec la figure maternelle (ici, Jessica Lange en flashbacks). On l’a souvent analysé à propos de Proust, mais aussi d’Oscar Wilde, ou de Cocteau : comment les mondains perçoivent les grands écrivains qui s’intéressent à leur mare ? Réponse : comme des courtisans, c’est-à-dire des fournisseurs de distraction. “Le petit Proust”, disait d’un ton odieux la princesse Soutzo à l’ORTF. Saint Simon avait eu la prudence de se cacher.
“Si TC n’a pas réussi son dessein, c’est parce qu’il était tourmenté par un vrai scrupule littéraire”
Rien ne prouve que la fâcherie de Capote avec le Tout-New York soit à l’origine de l’échec de Prières exaucées. Ce serait plutôt le contraire. Une fois heureux dans son œuvre tel un ver dans le fruit (Blanchot), Proust se passa très bien de l’amitié de Mme de Chevigné ou de Robert de Montesquiou. Si TC n’a pas réussi son dessein, c’est parce qu’une pareille ambition était hors de sa portée. Non parce qu’il avait fait fuir ses muses, mais parce que, en tant qu’écrivain, il était tourmenté par un vrai scrupule littéraire.
L’échec de Capote participe à la décadence du roman. Un problème plus large et plus épineux que celui de recevoir ou non les invitations de ses amies riches ou de se défoncer seul sur son canapé. Roman dont l’agonie ne finit pas et dont beaucoup d’écrivains modernes depuis le début du siècle précédent jusqu’à aujourd’hui sont tombés malades, empoisonnés par leur marotte.
Dernier roman paru : La Hyène du Capitole (Stock). En librairie.
Feud : les trahisons de Truman Capote de Ryan Murphy, avec Tom Hollander, Naomi Watts, Demi Moore, Chloë Sevigny, Calista Flockhart. Sur Canal+ depuis le 1er février.
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Author : Simon Liberati
Publish date : 2024-02-29 18:00:00
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