Elle est assise depuis une heure en face de cette médecin dans ce centre dédié aux femmes où on peut venir gratuitement, et sans rendez-vous, en Seine-Saint-Denis. Elle parle en murmurant et croise et déplie sans cesse ses jambes avec une grâce déconcertante malgré sa nervosité. Elle essuie ses yeux et nous a prévenu·es d’entrée de jeu : “Je pleure beaucoup hélas, je suis une émotive.” Avec rigueur et précision, elle raconte ses anorexies, ses boulimies, ses pertes de sommeil puis son enfance de fille non désirée, les incessants déménagements de sa mère qui la transporte comme un ballot, les amants de sa mère, puis son coup de foudre, et le mariage avec un homme avec qui elle vit toujours. La voix de Myriam se tait, suit un long silence, puis dans un souffle elle dit : “Mon beau-père a attendu ma majorité pour me violer régulièrement et m’a installée dans un appartement.” La femme médecin lui prend les mains.
Myriam commence alors une longue litanie d’excuses, d’aveux de culpabilité, d’autodépréciation assortie d’explications : c’est elle qui a dû créer cette situation, c’est elle qui a dû tout provoquer, c’est elle qui n’en a pas – et jamais – parlé à sa mère, c’est elle qui est restée prisonnière de et dans cette situation parce que, oui, quelquefois elle le trouvait AUSSI gentil et qu’elle avait la sensation qu’il pouvait la protéger. AUSSI. Il lui faisait des cadeaux AUSSI. Il l’invitait au restaurant AUSSI. Il l’appelait ma princesse AUSSI. La femme médecin lui répète : “Vous n’avez pas à vous justifier”. Ce n’est pas de votre faute. Rien n’y fait. Elle continue.
“Le silence est toujours là. La violence et l’effroi aussi”
Elles sont des milliers comme Myriam à vivre ces situations, des milliers dont la plupart n’ont ni le courage, ni le temps, ni l’autorisation qu’elles se donnent à elles-mêmes de pouvoir énoncer leur histoire. Nous avons l’impression que la violence faite aux femmes diminue, qu’on peut en parler, que les femmes sont plus protégées, qu’on peut l’aborder sur les plateaux de télé ou écrire des livres magistraux comme ceux de Neige Sinno, de Camille Kouchner ou de Vanessa Springora. Peut-être. Mais le silence est toujours là. La violence et l’effroi aussi. La non-considération de l’être féminin parce qu’appartenant à ce sexe que Freud nommait le continent noir est toujours là. Ce n’est pas pour cela que ça diminue, bien au contraire, car il existe aussi des hommes qui n’en peuvent plus d’entendre ce qu’ils nomment les jérémiades de ces mal-baisées et qui en profitent pour bastonner celles qui sont à leur portée. Vieille ou jeune, belle ou moche, connue ou pas connue.
J’en veux pour preuve ce qui est arrivé pendant des années et des années à Judith Chemla. Dans Notre silence nous a laissées seules (Robert Laffont), elle raconte comment elle a résisté pendant de nombreuses années à deux “amoureux” qui l’ont emmenée dans une contrée où les coups, les blessures, les humiliations, les malveillances étaient la règle, où la dépréciation de soi – comme pour Myriam – était devenue un moyen de survie et où le courage optimiste lui a servi de cuirasse.
Ce qui est bouleversant, c’est la manière – comme Myriam – dont elle s’est d’abord sentie coupable et responsable de ce qui lui arrivait, avec tant de honte qu’elle a caché son calvaire à ses plus proches, pour prendre ensuite conscience de l’inacceptable. Comme si c’était une fatalité. Comme si nous l’avions bien mérité. Comme si nous n’étions pas de véritables sujets. Comme si nous n’avions pas droit au respect de notre intégrité. Comme si nous devrions encaisser, payer, mais payer quoi ? Le fait d’être des femmes ? Mais c’est quoi être une femme aujourd’hui ?
“Catharine A. MacKinnon multiplie dans son essai l’exposition de cas où le consentement s’est retourné contre la cause des femmes violées”
C’est cette question que pose frontalement la juriste américaine Catharine A. MacKinnon dans son essai roboratif et percutant Le Viol redéfini – Vers l’égalité, contre le consentement (Climats). Ah ! ce mot, “consentement”, formule magique qui nous a fait croire que, devant les tribunaux, l’absence justement de consentement permettrait de nous protéger et d’être crues. Oui c’est oui, non c’est non. Oui, mais le non est plus difficile à prononcer que le oui, et ce oui ne signifie pas forcément un assentiment, une adhésion, l’expression d’un désir, la réciprocité du désir, la volonté de continuer l’échange. On ne peut donc se réfugier dans cette notion de consentement adoptée dans la plupart des pays européens pour définir le fait que le viol est un acte sexuel auquel la victime n’a pas consenti.
Aujourd’hui, il faut changer de méthode dit Catharine A. MacKinnon, qui multiplie dans son essai l’exposition de cas où le consentement s’est retourné contre la cause des femmes violées, qui ont à charge devant les tribunaux de prouver qu’elles ont dit non. Pourquoi ce sont aux femmes de justifier qu’elles ont VRAIMENT été agressées ? Un nouvel espace juridique et politique s’ouvre : arrêtons de considérer que nous devons toujours administrer la preuve des violences subies, arrêtons d’accepter d’être traitées comme des victimes. C’est l’inégalité entre les deux sexes qui se perpétue alors qu’elle devrait être posée comme cause principale des violences. C’est la justice elle-même qui devrait se transformer. Ce mot de “consentement” porte en lui l’ombre cachée de cette suspicion éternellement accolée au sexe féminin. La reconnaissance de l’inégalité de genre est notre nouveau combat pour accéder à une réelle égalité entre femmes et hommes.
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Author : Laure Adler
Publish date : 2024-03-01 18:00:00
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