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“Sephora Kids” : quand les algorithmes percutent la transmission familiale, par Anne Rosencher

Anne Rosencher est directrice déléguée de la rédaction de L'Express




Le phénomène est aussi intrigant que le nom qu’il s’est lui-même donné : #SephoraKids est le hashtag de ralliement sur les réseaux sociaux de très nombreuses préadolescentes qui s’enflamment pour les produits de beauté ou de soin de la peau. Telles des nuées d’étourneaux, des groupes de très jeunes filles investissent désormais chroniquement les travées des magasins spécialisés, dont celles de la célèbre enseigne française en noir et blanc : Sephora – les amateurs d’ironie sémantique noteront que le nom de ce personnage biblique signifie justement “petit oiseau”. Ces très jeunes consommatrices y recherchent des blush, des gloss et des paillettes, mais aussi – et je ne me lasse pas de cette nouveauté – des crèmes anti-âge, des tenseurs de peau et autres repulpeurs de chairs…Où diable ces petites filles de 9 à 13 ans sont-elles allées inventer un besoin (dispendieux) de batailler contre les rides et les ridules ? Sur les réseaux sociaux, pardi – TikTok et Instagram en tête –, où certaines de leurs congénères influenceuses leur expliquent, tout en se tartinant elle-même de rétinol devant l’œil gourmand de leur téléphone, que pour une peau parfaite, le maître-mot est d’an-ti-ci-per.Un engouement de plus en plus précoceCette nouvelle mode est assez difficile à quantifier, mais donnons tout de même deux indicateurs. D’abord, le hashtag #SephoraKids avait été vu en ce début du mois de mars quelque 597 millions de fois sur TikTok. Ensuite, les données de Statista, citées récemment par la BBC, montrent que, porté par un engouement de plus en plus précoce, le marché des soins de la peau pour enfants devrait connaître un taux de croissance annuel d’environ 7,7 % jusqu’en 2028, année où il atteindrait un volume mondial de 380 millions de dollars. Parallèlement, le nombre d’utilisateurs de produits devrait, lui, atteindre 160,7 millions dans le monde d’ici la même année.Il y a bien sûr mille choses à dire sur ce phénomène. Mille choses à dire quant aux effets des réseaux sociaux sur l’image et l’estime de soi de nos enfants. Mille choses à dire, aussi, quant aux effets du rétinol sur une peau si jeune – en résumé, les dermatologues que j’ai brièvement interrogés sur la question ne recommandent vraiment pas. Mais il y a aussi un point, presque anthropologique, qui s’illustre dans cet exemple : c’est combien la prescription omniprésente et infinie d’Internet percute frontalement la bonne vieille transmission de génération à génération. La discussion avec les parents. Les conseils des aînés. L’exemple. L’imitation… Bref : le conservatoire familial, qui transcende les cultures et les classes sociales. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire de ce dernier l’alpha et l’oméga de la construction de soi.D’abord parce qu’il y a des familles où la transmission est dysfonctionnelle, voire toxique. Ensuite, parce que la cellule familiale ne doit jamais être un vase clos. La transmission intergénérationnelle a toujours été hybridée, et c’est heureux, par les évolutions des mœurs, par les avancées des connaissances scientifiques et par la concurrence d’autres prescriptions – celles des amis, des films, des livres, des publicités ou des magazines. Seulement, aujourd’hui, même les conseils les plus simples et les plus aimants sont mis à mal par la capacité de prescription infinie d’Internet.Une enfance à la merci d’algorithmes toxiquesA tous les âges de la vie, pour les petites choses (la première “routine beauté”) comme pour les grandes (comment élever son enfant – pardon, on dit “parentalité” dans le monde des algorithmes), le vertige de la décision, l’infini des possibilités, l’obsession de la perfection sont faussement apaisés par les prescriptions de millions de coachs Internet. Avec cette idée que TikTok sait forcément mieux que les aînés. C’est l’arrogance du présent mêlé au kif de l’algorithme.Bien sûr, il est encore trop tôt pour savoir jusqu’où iront ces évolutions, et s’il n’y aura pas, par retour de balancier, des mécanismes d’ajustement. Mais à l’échelle des plus jeunes, en tout cas, on ne peut que constater l’hypocrisie d’une société qui prétend protéger l’enfance et qui la laisse de plus en plus à la merci d’algorithmes toxiques. Et noter que loin d’étancher l’angoisse, ces millions de conseils à hashtag finissent par la nourrir. Au risque de sonner un peu tarte à la crème (anti-âge), rappelons que le cadre et la transmission, qui ont si mauvaise presse, peuvent être vecteurs de confiance en soi. Et que ça n’est pas un petit sujet pour les nouvelles générations.



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Author : Anne Rosencher

Publish date : 2024-03-04 18:00:00

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