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Laura Citarella : “Je tourne toujours en me demandant ce que le temps fait aux films”

Laura Citarella : “Je tourne toujours en me demandant ce que le temps fait aux films”



Inutile de chercher El Pampero Cine à notre arrivée devant l’hôtel où le rendez-vous a été fixé pour interviewer Laura Citarella. Le collectif argentin est déjà en train de se faire tirer le portrait par Renaud Monfourny. “C’est le photographe des Inrocks !” lance l’un des membres, avant de participer à une photo de famille. Ou de groupe… Mais y a-t-il une différence pour El Pampero ? Nous avons vérifié auprès de la réalisatrice du retentissant Trenque Lauquen, venue présenter en ce début du mois de mars l’ensemble de ses films au festival Regards Satellites à Saint-Denis, pour la plupart (injustement) invisibles en France.

Avant d’intégrer El Pampero Cine, votre première rencontre avec le collectif se passe à l’université, où Mariano Llinás (La Flor, 2018) est votre professeur…

Laura Citarella – Effectivement, Mariano était mon professeur à l’Universidad del Cine, à Buenos Aires, et depuis le début, il attirait mon attention puisqu’il avait une manière très particulière d’enseigner, qui ne ressemblait à aucun autre prof, notamment par son enthousiasme à faire les choses. Ça a inspiré beaucoup d’élèves, et futurs cinéastes de ma génération : Santiago Mitre et Alejandro Fadel ont par exemple étudié avec moi durant cette période. Et parmi ces personnes, il y avait aussi Agustina Llambi Campbell, qui a participé à la création de El Pampero et est ensuite devenue la productrice de Mitre. Toute cette génération a été motivée par Mariano, et ça a donné par exemple le film collectif El Amor – Primera Parte (2005).

Les premières années, j’ai travaillé entre El Pampero, avec ses formes de production déjà spécifiques et excentriques, et l’industrie, et j’ai pu explorer cet aller-retour entre ces deux mondes. C’est à partir d’Historias extraordinarias (Mariano Llinás, 2008) qu’il y a eu une forte rencontre entre nous deux : cette affinité n’a pu voir le jour qu’à partir du moment où j’ai compris que Mariano pensait la production en tant que réalisateur, ce que j’ai trouvé d’emblée très généreux. Sinon, la production peut devenir quelque chose de très hostile. C’est aussi avec ce projet que s’est consolidé ce groupe de quatre personnes [avec Agustín Mendilaharzu et Alejo Moguillansky, ndlr], et que El Pampero a commencé à imaginer des films autrement qu’avec les modes de production et de réalisation traditionnels.

La deuxième grande rencontre dans votre parcours est celle de Laura Paredes, l’actrice principale d’Ostende en 2011, puis de Trenque Lauquen en 2023. Comment cela s’est-il passé ?

Je l’ai rencontrée quand je produisais La Flor [dont le tournage a débuté en 2008, ndlr]. On a ensuite travaillé ensemble pour Ostende, et un système de travail très fluide s’est tout de suite mis en place entre nous deux. Certes, ma filmographie est brève, mais j’ai deux coréalisations à mon crédit : La Mujer de Los Perros (2015), avec Verónica Llinás, et Las Poetas Visitan a Juana Bignozzi (2019), avec Mercedes Halfon. C’est donc quelque chose qui me plaît de voir comment le film se transforme, sans le percevoir comme une menace de l’auteurisme. Au contraire : c’est quelque chose de très stimulant !

Sur Ostende, plus on travaillait ensemble, plus on apprenait à se connaître, et plus on se rendait compte de la proximité de nos intérêts, surtout en matière de mise en scène. J’étais intéressée par la curiosité que Laura avait, par sa façon de penser et habiter le temps. Et ce fut très important dans sa manière de jouer l’ennui, l’écoute, la possibilité de la fiction. Je vois combien elle comprend avec finesse et profondeur ce qu’elle joue, comment elle occupe un espace, le rythme et le temps. Ce n’est pas n’importe quelle actrice qui est capable d’y arriver, c’est une qualité qui lui est propre. Il y a quelque chose de l’ordre de la symbiose entre nous au moment de tourner ensemble. Mais aussi des choses plus hasardeuses : on a le même prénom ! Et immanquablement, aujourd’hui, une amitié est née. Il m’est impossible d’imaginer un film ou le futur du cinéma sans elle.

J’apprécie également chez elle sa complicité et sa manière de réagir aux “trucs” et mensonges de la mise en scène cinématographique telle que El Pampero la pense. Elle a compris rapidement notre manière de travail, et ça l’amuse autant que ça nous amuse nous, donc c’est un autre point de complicité important cette idée de se jouer de certaines règles. C’est important car, parfois, des acteurs, notamment formés au théâtre, ont tendance à venir au cinéma avec une préparation très psychologique, avec l’idée de connaître intimement les protagonistes, d’où ils viennent… Avec Laura, on peut penser la construction du personnage par d’autres formes, comme si elle acceptait que celui-ci puisse se construire pour le cinéma, par le cinéma… Je dis ça, mais je n’y avais jamais pensé auparavant !

“J’aime énormément filmer l’écoute”

Dans Ostende, la scène où le serveur raconte un synopsis de film à Laura impressionne. La petite idée devient une histoire complète, et on vous imagine autant apprécier la filmer en train d’écouter qu’en train de raconter des histoires. Comment avez-vous travaillé cette séquence ?

J’aime énormément filmer l’écoute. Dans Trenque Lauquen par exemple, je dois admettre qu’Ezequiel Pierri est très bon pour écouter, pour le cinéma en tout cas. Avec lui, j’ai trouvé une forme idéale d’interprétation de l’écoute au cinéma, ce qui est une question complexe. Mais pour revenir à Ostende, c’est une écoute chargée d’autres aspects, qui vient remettre en jeu la question de l’utilisation du temps au sein du long métrage. À chaque fois que je tourne, l’idée est de filmer pour le film, mais aussi de réfléchir à comment penser le cinéma en tant que forme de manière générale. Cette séquence aide à penser cela : comment poser un récit oral, ce que ça provoque et remet en jeu dans la mise en scène. 

Ostende rompt avec l’idée de temporalité utile sur deux plans : la vraisemblance du temps qui passe, mais aussi le déroulement narratif du film. On pourrait se dire que cette scène n’adhère pas au reste de l’histoire, mais elle travaille en fait un certain suspense, que le film répliquera par la suite. Je le vois comme une expérimentation de ce que le cinéma fait avec un monologue.

Cet intérêt pour la parole autant que pour l’écoute explique aussi le rôle de la radio dans vos deux films. Comment a-t-elle pris une telle place ?

C’est une belle idée de voir la radio comme le lieu où se déploie autant la voix que l’écoute ! Pour Trenque Lauquen, je suis partie de l’envie de filmer des endroits comme des portraits : la radio, la maison de ma grand-mère, et d’autres lieux… Mon oncle, qui apparaît dedans, est à la tête d’une émission politique dans une radio. Je connaissais donc le rythme et le fonctionnement de ce lieu, et j’appréciais l’informalité des échanges radio. Il n’empêche, c’est un lieu très important pour les habitants de Trenque Lauquen. J’aimais aussi l’idée que le personnage de Laura, qui n’est pas originaire de la ville et qui vit là de manière temporaire, est suffisamment installée pour avoir une chronique à la radio, comme si elle était déjà une habitante de plus.

Dans la deuxième partie du film, ce lieu nous a aidés à construire la voix de Laura. Ça m’intéressait de l’utiliser comme un élément du quotidien parmi d’autres dans l’énigme générale. Et ça fait partie des obsessions de la construction du film de jouer sur la répétition des éléments, leur réapparition. Par ailleurs, il fallait penser comment allait arriver la voix du personnage, sans passer par la voix off. La radio était idéale pour cela : on pouvait créer une intimité presque théâtrale, et qui venait contredire toutes les théories sur sa potentielle fuite.

“Tout est traversé par le temps : l’équipe, le cinéma”

Dans le dossier de ce mois-ci des Cahiers du cinéma, vous dites que vous filmez Laura à 30 et 40 ans, et que son implication dans les enquêtes se renforce. Contrairement au cinéma d’Antonioni par exemple, ce personnage s’ancre de plus en plus dans l’espace qu’il parcourt.

Et en même temps, elle s’échappe. Non ? Ce qui est important dans la question, c’est combien la construction de la protagoniste est traversée par le temps. Il ne s’agit pas juste des années de vie du personnage, c’est aussi le temps de l’actrice, de la réalisatrice, de la technologie, de toute la famille qui fait que ce long métrage est possible d’une certaine manière. Je filme toujours en me demandant ce que le temps fait aux films, et en même temps, il fait ce qu’il a à faire quoi ! On ne peut pas toujours prédire ou contrôler ce qu’il se passe ! Tout est traversé par le temps : l’équipe, le cinéma. Le cinéma lui-même impose de se reformuler les choses en permanence, les questions qu’on se pose se transforment, se complexifient.

Pour penser le personnage de Laura entre Ostende et Trenque Lauquen, il y avait quelque chose qu’on ne comprenait pas ni qu’on ne pouvait répliquer d’un film à l’autre. Dix ans avaient passé, et le film ne parlait pas exactement de la même personne. Cette question se pose alors même que le long métrage ne parle pas de la vieillesse. Mais c’est comme ça, le temps passe, et le cinéma le documente. Les questions s’actualisent, et les problèmes cinématographiques aussi. Comment tout ça continuera ? Je le saurai quand j’aurai 60 ans !

Remerciements à Claire Allouche pour la traduction.



Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/laura-citarella-je-tourne-toujours-en-me-demandant-ce-que-le-temps-fait-aux-films-611615-06-03-2024/

Author : Nicolas Moreno

Publish date : 2024-03-06 11:57:23

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