En 2018, l’Italie du showbiz a découvert le féminisme durant la cérémonie des David di Donatello, César transalpins. En guise de discours d’ouverture, Paola Cortellesi, actrice iconique du cinéma populaire, a transformé un texte du sémiologue Stefano Bartezzaghi en sketch qui a fait l’effet d’une bombe.
Par un coup de génie médiatique, proche d’un coup d’État sociologique, elle s’est emparée de cette analyse de l’effet de genre, particulièrement violent en italien : “C’est impressionnant comme, dans notre langue, certains termes qui, au masculin, possèdent une signification légitime prennent soudain un autre sens au féminin, et se métamorphosent radicalement en devenant un lieu commun vaguement équivoque qui, vu de plus près, est immuable, à savoir un léger clin d’œil à la prostitution. Exemple : un courtisan : un homme qui vit à la cour ; une courtisane : une pute. Un masseur : un kinésithérapeute ; une masseuse : une pute. Un homme de la rue : un homme du peuple ; une femme de la rue : une pute. Un homme disponible : un homme gentil et prévenant ; une femme disponible : une pute.”
Une petite bombe linguistique
Paola Cortellesi a continué ainsi longuement, soulignant d’un sourire ingénu la déclinaison systématique – systémique ? – d’un métier sérieux, d’une personne respectable au masculin en pute. Bref, la maîtresse de cérémonie a performé un coming out linguistique : faire avouer à la langue de tous les jours, qui est aussi celle de la télévision et du cinéma, la transition impensée qu’elle opère organiquement entre une disqualification et une discrimination. Or, c’est sur ce glissement, rarement autoproclamé, que repose depuis des millénaires, pas seulement dans la langue italienne, l’exclusion politique des femmes.
Dans la salle remplie d’hommes d’expérience en smoking et de putes à paillettes, le silence était impressionnant. La stupeur l’emportait sur les quelques rires provoqués par les mimiques d’étonnement (“encore une pute ?!”), puis de lassitude (“encore une pute…”) de la showgirl. J’ai découvert ce one-woman-show brillant grâce à une connaissance italienne bouleversée par Il reste encore demain. M’écoutant résumer mon essai sur le gaslighting, elle s’est aussitôt exclamée que c’était exactement ça, C’è ancora domani : un gaslight movie dont elle refusait de me révéler le twist final.
C’est peu dire que ma curiosité a été éveillée, ma méfiance aussi. Non que je méprise le cinéma italien. C’est même le contraire : je lui ai consacré plusieurs livres, et je proclame depuis plusieurs décennies que l’Italie (et son cinéma) est le laboratoire à l’avant-garde des mutations politiques, pas seulement européennes. Cependant, sauf quand je me précipite pour voir et revoir les films de Marco Bellocchio, j’ai toujours une appréhension.
De la conversation
Mon inquiétude concerne l’emprise de la culture catholique. Tel nouveau succès qui a bouleversé le pays va-t-il me refaire le coup de La vie est belle ? En 1997, le film de Roberto Benigni m’est apparu comme un manifeste négationniste, consistant à faire comme si “le père” pouvait sauver son enfant de l’horreur génocidaire, en niant l’existence de la Shoah au passage. Comme si le paterfamilias, propriétaire du pouvoir officiel, y compris celui du récit, ne l’exerçait pas en manipulant la réalité (le camp d’extermination dans lequel nous sommes enfermés n’existe pas), et son enfant au passage, dont le regard mineur, minoritaire, n’existe que sous la contrainte du regard dominant.
Un gaslight movie catholique, dénonçant la mort lente de l’épouse dans la cellule conjugale hétéronormée, et chrétienne, est-il possible ? Roberto Rossellini l’a fait en 1954 avec La Peur, et dans tous les films réalisés avec son épouse Ingrid Bergman, de Stromboli à Voyage en Italie, en passant par Europe 51. Ce metteur en scène communiste et catholique, ce génie qui n’était pas à une contradiction près, y révèle, du point de vue de son héroïne, ce qui, dans le mariage traditionnel, empêche une expérience de l’égalité que le philosophe Stanley Cavell nomme avec justesse “conversation”.
Rappelons que la condition de possibilité d’une conversation consiste à associer deux bouches complices, et non pas, pour prolonger la leçon du linguiste, une bouche masculine qui monologue et une bouche féminine qui avale (les leçons de sagesse et de domination). Or j’ai été sidérée par la scène finale d’Il reste encore demain. Le twist qui a tenu des millions de spectateurs et spectatrices italien·nes en haleine consiste à masquer, à l’aide d’un suspense boulevardier classique (on croit que l’épouse malheureuse va s’enfuir avec son amant), un coup de théâtre institutionnel.
Le rendez-vous secret de la femme battue n’est pas avec son sauveur mais avec la Constitution qui, le 2 juin 1946, lui accorde le droit de vote (et simultanément le choix entre le maintien de la monarchie et l’avènement de la République). Après avoir échappé à son bourreau domestique, dont la violence est mise en scène, littéralement, comme un pas de deux – le mari distribuant les coups au rythme d’une danse de salon –, l’héroïne imaginée (écrite, interprétée, mise en scène) par Paola Cortellesi se précipite dans un bureau de vote. Elle essuie son rouge à lèvres, lèche l’enveloppe et brandit l’instrument de sa libération.
Alors le film s’achève sur un numéro musical : Paola Cortellesi mime silencieusement les paroles de la chanson A bocca chiusa de Daniele Silvestri dans une séquence finale qui en esquisse le clip. “Et je n’ai ni boucliers pour me protéger, ni armes pour me défendre, je n’ai que cette langue dans la bouche, et si tu me la tranches, je chanterai même, bouche fermée…”
Un happy end féministe ?
En 2023, un an après l’élection à la présidence du Conseil de “monsieur Giorgia Meloni” – son premier décret a consisté à exiger la masculinisation de sa fonction –, l’un des plus grands succès de tous les temps au box-office italien fait donc du droit de vote un happy end féministe. Je précise que je n’ai rien contre le droit de vote, même s’il a permis l’élection d’une dirigeante qui n’a jamais varié politiquement, depuis qu’elle a affirmé à 19 ans (en français, sur France 3, en 1996) que “Mussolini était un bon politicien”.
Alors, Il reste encore demain est-il le gaslight movie qu’attendait l’Italie, ébranlée en 2023 par le féminicide de la jeune Giulia Cecchettin et par les déclarations de sa sœur Elena, aussitôt qualifiée d’Antigone après avoir formulé que le meurtrier de sa sœur était “le fils sain du patriarcat” ? Le genre est aussi affaire de semblant, d’imitation. Monsieur Meloni pratique l’art de faire parler les femmes en fermant leurs bouches avec des lois anti-avortement et homophobes, sans cesser de jouer à “la femme/la mère/l’épouse trahie”. Après avoir vu Il reste encore demain, et afin de se raccorder à un phénomène public devenu un véritable enjeu civique, Meloni a adressé un message de félicitations à Paola Cortellesi pour “ce film très courageux et stimulant”.
Paola Cortellesi a quant à elle appelé à “une vraie révolution : unir les forces” de Meloni et de la dirigeante de gauche Elly Schlein pour lutter contre les violences faites aux femmes, postulant, au passage, la compatibilité entre un programme fasciste hostile aux minorités et un parti libéral. Il reste encore du chemin pour que le gaslighting, ancré dans la culture catholique, cesse de manipuler les citoyen·nes/spectateur·trices dont l’Italie nous offre notre reflet agrandi.
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Author : Hélène Frappat
Publish date : 2024-03-09 18:00:00
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