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Rohmer, Barnet, Tom Cruise… : les livres de cinéma à lire ce mois-ci

Rohmer, Barnet, Tom Cruise… : les livres de cinéma à lire ce mois-ci



Au travail avec Éric Rohmer de Victorien Daoût (Capricci) et Éric (L’Ami Rohmer) de Rosette (Les Éditions de Paris Max Chaleil)

Les films d’Éric Rohmer ont été abondamment analysés, une biographie a été écrite, le cinéaste s’est lui-même régulièrement prêté au jeu de l’entretien. Ainsi, les cinquante témoignages des proches collaborateurs·trices du cinéaste (comédien·nes, chef opérateur, monteuses, ingénieurs du son, producteurs) recueillis par Victorien Daoût, ainsi que le témoignage littéraire et intime de Rosette, l’une des comédiennes et amies de Rohmer, permettent d’apporter encore un nouvel éclairage sur cette œuvre majeure du cinéma français.

En plus de la singularité de chaque relation tissée avec le cinéaste, ces nombreux témoignages permettent de rendre compte d’un certain nombre de constantes qui dessineraient en creux la singularité d’un regard et d’une certaine conception du cinéma. Ces témoignages sont d’autant plus précieux qu’ils sont publiés à un moment critique (dans tous les sens du terme) important, où la figure de l’Auteur est largement remise en cause par de nombreuses voix d’actrices et de techniciennes. Ici, l’œuvre n’est pas appréhendée d’un point de vue théorique, mais bien à travers l’expérience concrète de ses collaborateurs·trices : une manière passionnante de renverser les perspectives habituelles, sans pour autant sacrifier la notion d’auteur.

S’il est difficile de parler d’une méthode rohmerienne unifiée – tant chaque tournage semble répondre à ses propres principes, laissant une place plus ou moins grande à l’improvisation –, on peut toutefois remarquer que Rohmer est resté très fidèle à ce célèbre adage (qu’il a lui-même formulé) selon lequel un film doit être “un documentaire sur son propre tournage”. Cette porosité entre le réel et l’univers fictionnel, Rohmer l’a sciemment cultivée, en écrivant des personnages sur mesure pour ses actrices, à partir de nombreuses conversations tenues en amont du tournage autour d’une tasse de thé (un chapitre est dédié à ce rituel dans le récit de Rosette).

Un étrange paradoxe se dessine alors. D’un côté, bon nombre des acteurs·trices évoquent la sensation de liberté et de spontanéité ressentie durant le tournage (Laurence de Monaghan dit par exemple : “Rohmer avait une façon de diriger qui nous donnait plutôt l’impression de nous amuser.”) ou encore l’absence d’indication de jeu sur le plateau qui les invite à rester naturel·le, à ne pas jouer (Marie-Christine Barrault le résume : “Il n’engage pas les acteurs pour ce qu’ils savent faire, il les engage sur ce qu’ils sont.”). De l’autre, tous·tes soulignent l’extrême précision du cinéaste, la nécessité d’apprendre le texte à la virgule près, bref, la maîtrise presque totale du cinéaste sur son film (Jessica Forde note : “Il y a peu de hasards dans le cinéma d’Éric, qui est très construit.”). Cette contradiction apparente, c’est peut-être Mathieu Carrière qui la résume le mieux : “Il y avait une liberté, une authenticité dans ce qu’il demandait à ses acteurs, mais on était aussi des rats dans son expérience, et c’est lui qui donnait les petits chocs électriques.”

Bien que ces procédés aient une part de manipulation et peuvent parfois provoquer une certaine souffrance (Emmanuelle Chaulet évoque les difficultés éprouvées lorsque le tournage de L’Ami de mon amie s’est achevé), ils nécessitent de la part du cinéaste la reconnaissance de la singularité de chacun·e de ses comédiens·nes. Ainsi, les Rohmériennes – terme que Rohmer déplorait selon Rosette – ne sont pas de simples créatures, façonnées par l’idée que le cinéaste se ferait de la beauté féminine et qu’il dupliquerait de film en film. Toutes, ont été filmées pour leur individualité, ce qu’Amanda Langlet résume admirablement lorsque Victorien Daoût lui demande ce que signifierait “être une Rohmérienne” : “C’est être un membre de la famille d’Éric Rohmer, même s’il y a de grandes différences entre les unes et les autres. (…) On n’est pas un groupe, on a toutes une relation individuelle particulière avec Éric, mais on partage une belle histoire commune.”

Boris Vassilievitch Barnet de Bernard Eiseinschitz (Les Éditions de l’Œil)

Boris Barnet a une place assez singulière dans la cinéphilie. Porté aux nues par Serge Daney, par Jacques Rivette, qui le considérait comme le meilleur cinéaste soviétique “si l’on excepte Eisenstein”, ou par Godard, qui citait encore ses films dans Le Livre d’image et le programmait même il y a quelques années au cinéma La Clef, Barnet ne fait pourtant pas vraiment partie des grands classiques institués du cinéma soviétique. L’histoire officielle retient plutôt les films de ses aînés, Poudovkine et Koulechov, les apports révolutionnaires d’Eisenstein et Vertov au montage, ou encore le cinéma du dégel des générations suivantes, comme celui de Kalatozov, Tarkovski ou Konchalovski. Aucun livre ne lui avait été consacré en France, tandis que ses films restent peu diffusés, ce qui fait de Barnet une figure un peu secrète et mystérieuse de la cinéphilie (ce n’est pas un hasard si dans Mes provinciales de Civeyrac, il était le cinéaste préféré de l’étudiant cinéphile le plus pointu).

Cette biographie approfondie vient donc combler un manque. Elle trace le parcours sinueux du réalisateur à travers le système de production soviétique – avec lequel il a dû parfois batailler –, de ces débuts comme acteur athlétique chez Koulechov à ses premiers pas derrière la caméra, d’abord comme assistant puis comme co-réalisateur pour Miss Mend, jusqu’à la réalisation de ses plus beaux films (Okraïna, Au bord de la mer bleue, Le Lutteur et le clown…) Richement illustré, l’ouvrage ne se contente pas d’un récit historique, mais saisit aussi les singularités esthétiques de ce cinéaste qui s’est toujours opposé au “scénario de fer qui bloque le sens” pour donner une place primordiale au rôle de l’acteur.

Longtemps repoussé dans l’attente qu’une biographie russe ne s’écrive (l’épilogue retrace brièvement cette aventure, tout en relatant la découverte et la circulation des films en France), ce premier ouvrage rappelle ainsi que l’histoire du cinéma n’est jamais gravée dans le marbre, qu’elle est promise à évoluer avec le temps, au rythme de redécouvertes qui mettent en lumière le talent de certains cinéastes. Espérons que cette parution, accompagnée par la rétrospective qui lui est dédiée à la Cinémathèque, contribue à reconnaître à sa juste valeur les apports immenses de Boris Barnet au cinéma.

Le Montage simultané. Vies d’une forme d’Emmanuel Siety (Rouge Profond)

Des mosaïques de visages que composent les réunions Zoom, aux différentes fenêtres superposées de nos ordinateurs, jusqu’aux écrans partagés des journaux télévisés… Notre perception se trouve quotidiennement confrontée à différentes images rassemblées sur un même écran. Pour autant, le cinéma n’a pas attendu pour proposer de telles visions. Dès le début du XXe siècle, des cinéastes pionniers se sont emparés du split-screen, avant qu’il soit au cœur des expérimentations des années 1920, qui se sont détachées de sa fonction narrative pour explorer ses puissances plastiques et même politiques.

Emmanuel Siety propose de retracer les histoires de cette forme, qu’il préfère nommer “montage simultané”, en ne se limitant pas à une perspective historique linéaire, mais en identifiant plutôt “les variations, les circulations, les détournements et les mutations formelles d’un point de vue aussi bien historique que poétique”. Bien qu’il revienne sur certains exemples emblématiques et canoniques (Napoléon d’Abel Gance, Chelsea Girls de Warhol, De Palma qui en a fait une signature tout au long de sa filmographie), l’universitaire ouvre le champ à une très grande variété d’objets filmiques et de formes connexes, piochant aussi bien dans le cinéma populaire, les clips ou le cinéma expérimental. À partir d’exemples très précisément analysés, d’innombrables pistes de réflexion s’ouvrent pour penser la richesse plastique de cette figure formelle, qui ne se réduit pas à une coquetterie maniériste, mais qui s’est déployée en d’infinies variations aux effets esthétiques et à la portée politique multiple.

Poétique de Tom Cruise d’Olivier Maillart (Marest éditeur)

Avec sa Politique des acteurs, Luc Moullet proposait une thèse à la fois novatrice et provocante, selon laquelle la filmographie d’un acteur, au même titre que celle d’un réalisateur, peut être considérée comme l’œuvre d’un auteur. Dans cette même lignée, Olivier Maillart se propose d’examiner la carrière de Tom Cruise, en laissant de côté tout éclairage biographique pour se concentrer sur la manière dont ses apparitions à l’écran, chez de grands cinéastes et de moins bons, ont progressivement dessiné une poétique singulière. Mais, comme le rappel l’auteur dès la première phrase de l’essai : “Il faut du temps pour devenir Tom Cruise. Même quand on s’appelle Tom Cruise.” De ses rôles de “bon connard” symptomatique de l’ère reaganienne (Risky Business, La Couleur de l’argent, Cocktail) à ses rôles de composition plus poussés à la fin des années 1990 (Né un 4 juillet, Jours de tonnerre, La Firme), l’acteur serait passé par plusieurs métamorphoses pour tendre progressivement vers une épure et une précision nouvelle, un jeu blanc débarrassé des tics hollywoodiens. Un partage chronologique clair s’opère alors : c’est à partir de La Firme que Cruise déploie pleinement une proposition artistique singulière, qui prendra sa pleine ampleur au XXIe siècle.

Cette période offre ainsi les pages les plus stimulantes de l’essai, où l’auteur analyse d’abord la paradoxale beauté lisse de l’acteur et de son visage situé entre le “masque figé” de Montgomery Clift et la “page blanche” de Johnny Depp, avant de se concentrer aux exploits acrobatiques de ce corps burlesque, qui conjugue action, comique et poésie dans la lignée de Buster Keaton. Enfin, l’hypothèse d’un jeu proprement hitchcockien, qui ne se réduirait pas aux références explicites de la saga Mission impossible, mais constituerait un véritable moteur de mise en scène, vient parachever l’idée que Cruise est bel et bien l’auteur d’une poétique à part entière.

Busby Berkeley. L’homme qui fixait des vertiges de Séverine Danflous et Pierre-Julien Marest (Marest éditeur)

À propos des films de Busby Berkeley, Chantal Akerman disait : “J’aime la pureté des lignes, les damiers en noir et blanc, les robes blanches et les costumes noirs… La forme, vraiment, et la jouissance qu’elle donne.” Empreinte d’une fièvre formaliste jusqu’au délire, l’œuvre du chorégraphe et cinéaste Busby Berkeley, qui a marqué le cinéma américain des années 1930, et aussi 1940, est aujourd’hui un peu oubliée. Le livre de Séverine Danflous et Pierre-Julien Marest entend ainsi nous replonger dans cette époque des studios hollywoodiens d’avant-guerre tout en faisant rayonner la splendeur visuelle de ses images. Une première approche biographique dépeint la personnalité exubérante de l’artiste, dont l’imagination sans borne ne se donnait aucune limite, jusqu’à percer les plafonds des studios pour faire s’élever la caméra dans les cieux et offrir ces fameux plans zénithaux qui contemplent les chorégraphies géométriques d’innombrables corps dansants.

La deuxième partie multiplie quant à elle les entrées esthétiques et historiques (l’influence du surréalisme, l’usage des miroirs, le rapport à la musique, etc.), comme autant de facettes qui miroitent entre elles pour former un kaléidoscope hypnotique et étourdissant, à l’image des films de Berkeley. Enfin, plusieurs interludes viennent encore enrichir l’ouvrage, comme les 70 portraits des chorus girls, ces danseuses anonymes aux rôles interchangeables, “utilisés comme des notes de musique” dans les scénographies vertigineuses de Berkeley. Leurs noms et les brefs récits de leurs vies proposent alors un contrechamp émouvant aux images somptueuses dans lesquelles elles apparaissaient brièvement.



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Author : Robin Vaz

Publish date : 2024-03-08 15:46:06

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