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Nicolas Jutzet : “La Suisse abandonne peu à peu tout ce qui a fait sa réussite”

Le gouvernement suisse et la Commission européenne veulent entamer "sans délai" les négociations d'un rapprochement - que la Suisse avait fait capoter en 2021- et estiment qu'une issue positive est "à portée de main", en 2024




C’est un “vote historique”, titre le journal helvétique Le Temps. “Un coup de tonnerre dans ce pays libéral”, commente Le Monde. Dimanche 3 mars 2024, la Suisse a décidé, à l’issue de l’initiative populaire “Mieux vivre à la retraite”, la mise en place d’un treizième mois de pension appelé “13e rente”. Vue de France, cette décision est une nouvelle preuve de la vitalité démocratique du système politique suisse. En se prononçant en faveur (à 58,2 % des suffrages exprimés) d’une hausse annuelle de 8,33 % de l’allocation de retraite, les Suisses font le choix de politiques redistributives et d’une extension de l’Etat providence, et tournent pour la première fois le dos à des décennies de politiques libérales.Pour Nicolas Jutzet, auteur de La Suisse n’existe plus (Éditions Slatkine) et vice-directeur de l’Institut Libéral, ce vote est mémorable en ce qu’il témoigne du dépérissement du “modèle suisse”. Lentement mais sûrement, nous confie l’essayiste, la Suisse s’éloigne de l’esprit libéral et responsabilisant qui a fait son succès.L’Express : Pourquoi parle-t-on d’un vote historique ?Nicolas Jutzet : C’est une décision historique parce que c’est la première fois, depuis l’instauration des initiatives populaires en 1891 [NDLR : qui permettent de changer la Constitution], qu’on accepte une initiative qui prévoit un renforcement de l’Etat social. En général, les propositions de redistribution sont rejetées avec une majorité assez claire par la population. Par exemple, en 2016, l’initiative populaire “AVSPlus : pour une AVS forte”, qui proposait d’augmenter de 10 % toutes les rentes de vieillesse, avait été rejetée à 59,4 %.Mais ce qui fait que ce vote est singulier, c’est qu’on propose d’étendre l’Etat social sans régler en amont la question du financement. Or, ça n’est pas quelque chose d’habituel dans la culture politique en Suisse, qui est d’ordinaire plutôt raisonnable et responsable. Ce résultat surprenant s’explique bien sûr en partie par des éléments conjoncturels. La période du Covid a donné l’impression qu’on pouvait facilement dépenser de l’argent. L’inflation a également été un facteur important de cette votation. Mais la victoire du “oui” dévoile surtout une tendance de fond, celle d’un peuple devenu plus étatiste.Ce vote ne va-t-il pas dans le bon sens ? Ne doit-on pas se réjouir d’une augmentation des retraites ?On voyait déjà le mur arriver, et plutôt que de ralentir ou de changer de trajectoire, on a décidé d’appuyer sur l’accélérateur.Je ne le pense pas. C’est une décision qui va dans le mauvais sens car, déjà, elle ne cible pas seulement ceux qui ont besoin de cette augmentation. Et elle s’inscrit dans un contexte où la population suisse vieillit. Dans les dix prochaines années, un million de personnes vont partir à la retraite, sur 9 millions d’habitants au total.Le système de retraite suisse fonctionne sur trois piliers. Le premier est financé par les cotisations sociales, qui sont prélevées sur les revenus des actifs. C’est sur ce pilier que va peser la 13e rente, alors même qu’il est déjà fragilisé par le vieillissement de la population. Elle représente 5 milliards de francs suisses de dépenses supplémentaires, ça n’est pas négligeable quand on sait que le budget total de la Confédération est d’environ 90 milliards de francs. On voyait déjà le mur arriver, et plutôt que de ralentir ou de changer de trajectoire, on a décidé d’appuyer sur l’accélérateur.Selon vous, le vote de la 13e rente n’est qu’un symptôme d’un déclin lent, mais progressif, du “modèle suisse”. Pourquoi ?Cette décision est la conséquence logique de la mauvaise trajectoire que prend la Suisse depuis les années 1990, où on abandonne peu à peu tout ce qui a fait la réussite de notre pays. Pendant très longtemps, les politiciens suisses n’étaient majoritairement pas des professionnels, mais des chefs d’entreprise, des avocats, des agriculteurs… Le citoyen suisse avait d’abord une activité privée, et il décidait de consacrer du temps à la vie civique et politique. Quelqu’un qui arrivait au Parlement en provenance du privé apportait une expérience et une connaissance des réalités économiques qui l’aidaient dans son activité parlementaire. Cette expérience limitait de fait ses velléités interventionnistes, puisqu’il connaissait la complexité du terrain et savait que la législation devait être la plus souple possible pour s’adapter aux particularités locales.Cette idée d’un Parlement dit de milice, c’est-à-dire composé pour l’essentiel de politiciens non professionnels, joue encore un rôle majeur dans l’imaginaire collectif Suisse. Pourtant, on assiste depuis les années 1990 à une professionnalisation de la vie politique. Aujourd’hui, à l’échelle fédérale, seulement 2 % sont des politiciens de milices, les autres sont des professionnels ou semi-professionnels de la politique. Cela nourrit une déconnexion croissante entre les élites politiques et la population, et participe au délitement du pacte entre l’élite et la population.Comment s’est construit le “modèle Suisse” ?La Suisse est un pays qui s’est construit par le bas, en partant des communes. À la création de l’Etat fédéral, les missions les plus importantes étaient réservées aux communes et aux cantons, et le champ d’action de la Confédération devait être le plus réduit possible. Le modèle suisse, c’est d’abord une méfiance naturelle à l’égard de l’Etat, qui est perçu comme un danger pour la liberté des communes et des cantons, alors que les Français, eux, attendent au contraire beaucoup de l’Etat. La culture politique suisse a donc toujours été marquée par la volonté de protéger l’individu en réduisant au maximum les pouvoirs donnés à l’Etat. Son rôle principal est de s’assurer du bon fonctionnement des institutions.Cette décentralisation fait que le personnel politique doit rendre des comptes. Il est tout à fait normal pour un Suisse, encore aujourd’hui, de croiser dans la rue son Conseiller fédéral, et de l’interpeller. Cela participe à une culture de la responsabilité, qui puise ses racines dans l’influence du protestantisme. Les Suisses ne dépensent pas de l’argent avant de l’avoir sécurisé, c’est pour ça que le vote de la 13e rente était inattendu.Le modèle suisse, c’est d’abord une méfiance naturelle à l’égard de l’Etat.Le système responsabilise le politique, mais également le citoyen. C’est la principale vertu de la démocratie directe. En Suisse, les citoyens disposent d’un droit de proposition, et ils peuvent changer la Constitution avec le droit d’initiative populaire.Ils peuvent également montrer qu’ils ne sont pas d’accord avec les projets de la classe politique avec l’outil du référendum, qui leur donne un droit de véto sur presque tout ce qui vient du législatif. Ainsi, si la population considère qu’une thématique est délaissée, il suffit d’un petit groupe de citoyens pour proposer une initiative. C’est le cas, par exemple, sur l’immigration, qui est un sujet qui préoccupe de nombreux Suisses. En 2014, l’initiative “Contre l’immigration de masse” [NDLR : ajoutant à la Constitution un article indiquant que le pays “gère de manière autonome l’immigration des étrangers” et qu'”aucun traité international contraire au présent article ne sera conclu”] a été acceptée par le peuple. En France, certains sujets jugés importants aux yeux de la population sont mis sous le tapis par les politiques, ça n’est pas le cas en Suisse.Comment un si petit pays, sans ressources particulières, a-t-il réussi à tirer son épingle du jeu sur le plan économique ?Le succès économique de la Suisse est contre-intuitif, surtout pour les Français, puisque ça n’est pas l’Etat qui a donné une direction. Chaque région s’est spécialisée dans une activité économique. En effet, les cantons avaient des réalités socio-économiques et des secteurs d’activité si différents qu’ils n’ont jamais réussi à convaincre une majorité au niveau fédéral à voter en faveur d’une politique industrielle subventionnant tel ou tel secteur.Par exemple, la Suisse de l’est a longtemps été spécialisée dans le textile. La concurrence des Anglais, qui avaient des machines plus efficaces, a ruiné ce secteur. Comme les cantons de l’est de la Suisse n’ont pas pu convaincre le reste du pays de leur donner des subventions, ils se sont réorientés vers d’autres secteurs d’activité. Le développement économique de la Suisse ne s’est pas fait en dépit de l’aide de l’Etat, mais grâce à l’absence de son intervention.La démocratie suisse est, dites-vous, menacée par la personnification de la vie politique. Pourquoi ?Depuis une trentaine d’années, la vie politique suisse est en effet de plus en plus personnifiée. On le voit avec la multiplication, dans les dernières années, d’affaires politiques autour de quelques personnalités très médiatiques. Je pense par exemple à l’affaire Pierre Maudet, membre du Parti libéral radical (PLR) que les médias ont longtemps présenté comme un héros réformateur. Il a complètement perdu le sens du réel et lors d’un voyage à l’étranger en 2015, il a accepté “un avantage” [NDLR : son voyage à Abu Dhabi a été financé par le prince héritier de l’émirat, le cheik Mohammed Bin Zayed al-Nahyan]. L’affaire a explosé en 2018 et en 2020, il a été exclu du PLR et a démissionné de son poste au Conseil d’Etat.Donner l’impression qu’un seul homme porte une idée est un risque, car cette personne en question finit presque toujours par perdre le sens des réalités. Cette “peopolisation” est dangereuse pour la vie démocratique, parce qu’elle met en avant les personnalités au détriment des idées. Elle ne permet pas d’avoir des débats politiques apaisés, alors même que le système politique suisse a été pensé pour favoriser une pacification des délibérations politiques.Chaque dimanche de votation, les citoyens sont amenés à s’exprimer sur plusieurs sujets, ce qui fait que les Suisses sont habitués à perdre des votes, et ils acceptent mieux la défaite. Cela fait partie de l’ADN du pays, c’est ce qui rend possible l’émergence de compromis.La baisse de la qualité de la vie démocratique s’observe-t-elle également dans la manière dont les citoyens s’engagent ?La centralisation décourage l’engagement local.Il y a eu une évolution dans le type d’engagement civique. Avant, les gens donnaient leur temps libre pour la politique communale. Aujourd’hui, statistiquement, le temps donné est bien moins important. Si l’engagement reste élevé en comparaison internationale – presque un individu sur trois de plus de 15 ans donne encore de son temps pour la communauté – il est en baisse. À la fin des années 1990, près de 50 % de la population s’engageait encore.La centralisation porte une responsabilité dans ce phénomène, puisqu’elle décourage l’engagement local. J’ai été quatre ans dans le petit Parlement de ma commune de 2 000 habitants. J’ai pu constater que 80 % des décisions étaient prises ailleurs, et que les 20 % de décisions qui nous restaient étaient les moins importantes. S’engager à l’échelle locale est devenu moins intéressant que le reste, donc forcément, la plupart des politiciens ne rêvent que d’aller au Parlement fédéral.Le déclin du modèle suisse est-il inévitable ?En 2012, il y a eu une votation pour savoir s’il fallait passer de quatre à six semaines de congés payés par an. 67 % des votants avaient voté contre. Seulement 12 ans nous éloignent d’une Suisse plus raisonnable. Je ne pense pas qu’il soit impossible d’y retourner. Il ne faut pas faire de ce dimanche un drame irréversible.Un des aspects positifs et rassurants du modèle suisse, c’est que l’on a des mécanismes internes qui peuvent limiter l’impact des mauvaises décisions. Par exemple, depuis le début des années 2000, la Suisse a introduit un frein à l’endettement, qui impose à l’Etat fédéral de ne pas dépenser plus que ce qu’il perçoit. Ce dimanche, nous avons décidé d’augmenter les dépenses, et de facto il faudra soit augmenter les recettes, soit limiter les dépenses ailleurs. Le frein à l’endettement responsabilise automatiquement les politiciens, ils ne peuvent pas augmenter les dépenses, s’endetter et repousser à plus tard le règlement du problème. Avec cette votation, qui oblige désormais le Parlement à trouver 5 milliards de plus par an, le mur de la réalité se rapproche et la Suisse ne pourra pas le contourner.Les cinq prochaines années vont être décisives. Va-t-on appliquer, de manière rigoureuse, ce frein à l’endettement ? Si c’est le cas, les Suisses devront décider s’ils veulent payer plus pour financer l’extension de l’Etat. Ils refuseront sans doute, et à partir de ce moment-là, on peut espérer un retour sur une trajectoire plus libérale et décentralisatrice, qui a fait le succès de la Suisse. Dans le cas contraire où ils décideraient de revenir sur le frein à l’endettement, alors on s’éloignerait davantage du “modèle suisse”, que tant de pays nous envient.Nicolas Jutzet, La Suisse n’existe plus, Chronique d’un pays qui doute, Éditions Slatkine, 152 pages, 27.30 francs suisses.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2024-03-10 17:00:00

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