Quand elle se retrouve face à sa belle-mère, qui n’a jamais reconnu le viol que lui a fait subir son père et qui l’a rejetée, Christine Angot a ces deux phrases bouleversantes : “J’étais seule face à vous. J’ai besoin de mes amies.” Et se tournant vers Caroline Champetier qui la suit, c’est-à-dire vers la caméra, c’est-à-dire vers nous, spectateur·rices, elle ajoute : “Entrez, j’ai besoin de vous !” Elle répète encore : “Entrez ! J’ai besoin de vous !” Et on entrera. Et on verra. Et on entendra. Quoi ? Les mécanismes du gaslighting d’une victime, la volonté de déni ou le refus de savoir, d’entendre, de comprendre cette ultime violence faite à une femme qui a été violée.
Ces deux phrases ouvrent le film, font qu’il y a film, et posent l’enjeu – vital – de toute l’œuvre littéraire de Christine Angot. Un geste qui, depuis Un amour impossible en 2015 et surtout Le Voyage dans l’Est (prix Médicis et prix Les Inrockuptibles en 2021), a opéré un glissement du dévoilement des gestes du prédateur (son père) au silence ou à l’inaction de ceux et celles qui savaient. C’est à ceux et celles-ci que Christine Angot donne la parole dans son film, le premier qu’elle réalise, et la puissance de ce film documentaire est de nous donner à les voir, les entendre, sans le filtre de la littérature. Et c’est imparable. Le film s’intitule, hélas très justement, Une famille.
Comment t’est apparue la nécessité d’engager le cinéma dans ce récit qui est le tien et que tu as travaillé jusque-là essentiellement par le biais de la littérature ? Pensais-tu que le cinéma pouvait y apporter quelque chose de spécifique ?
Christine Angot — On pourrait le dire comme ça. Mais je ne me le suis pas dit comme ça. Les choses se sont présentées dans l’autre sens. Je sais que je dois aller à Strasbourg pour la sortie de mon livre Le Voyage dans l’Est. Je me dis : “Tiens, ce serait bien qu’il y ait une caméra avec moi.” Parce que je sais qu’il y a là la famille de mon père. Parce qu’une caméra, c’est un objet mais c’est aussi quelqu’un à côté de soi. L’objet a la particularité de garder la mémoire des choses qu’on vit et de les enregistrer. Et ça c’est vraiment précieux. Ça constitue quelque chose de l’ordre de la preuve. Ce n’est pas juste la mémoire personnelle qu’on peut garder d’un événement. L’objet implique aussi une personne, qui voit la même chose que soi. Tu n’es plus seule à entendre ce que tu entends. Et ça change tout.
“Que la famille de mon père puisse toujours refuser d’ouvrir la porte et de me parler, c’est d’une grande violence”
Et donc avec cette caméra, et avec deux personnes à tes côtés, tu as sonné à la porte de l’épouse de ton père et engagé un dialogue avec elle. À ce moment-là, existe-t-il un film dans ton esprit, au-delà du désir d’avoir cet entretien ?
Dans cette scène, placée au début du film, on voit que, quand j’arrive devant la maison, je ne veux pas sonner. Je m’en sens incapable. J’ai peur. Peur qu’on ne veuille pas me voir ni me parler. Quand tu es Élise Lucet et que tu sonnes à une porte pour poser des questions dans le cadre d’une enquête, si la personne ne veut pas ouvrir, tu ne te sens pas niée dans ton être par le refus. Pour moi, ce n’est pas tout à fait pareil quand même. Que la famille de mon père puisse toujours refuser d’ouvrir la porte et de me parler, c’est d’une grande violence. C’est pour ça que j’ai besoin d’être avec quelqu’un. Pour être en mesure de supporter ce coup-là. Comme j’ai peur, je n’arrive pas à sonner. On filme la rue, la maison de l’extérieur…
Dans tout ce que j’entreprends, je décide peu en général. Quelque chose se fait, au-delà de la conscience, et agit. Devant la porte, alors que je suis en difficulté, dans une incapacité à sonner, Caroline [Champetier, la cheffe opératrice du film] filme les sonnettes. Et, tout à coup, mon doigt appuie sur l’une d’elles. Ça a été instinctif, automatique. Si ça devient un plan, ma main entre dans ce plan, et provoque une action. Ça devient un film. Sans cette caméra qui cadre ces sonnettes, je n’aurais pas pu. Je sonne, donc. Et la femme de mon père répond. À partir de là, je ne réfléchis pas. Je suis en action. Comme on dit au début d’une scène : “Action !” Parce que c’est unique, ça ne se reproduira pas, je ne pensais même pas que c’était possible. Enfin : on va voir. Voir.
En confrontant l’épouse de ton père à ce qu’il t’a fait subir, à savoir des viols répétés pendant des années, avais-tu déjà une idée de ce qu’elle dirait ?
Non, vraiment, je ne savais pas. Je n’imaginais rien. Et j’ai été très surprise par ce que j’ai entendu. Quand je suis sortie, j’étais totalement abattue. Au fond, ce que je souhaitais, avec la femme de mon père [mort en 1999], c’était moins un entretien que la possibilité qu’elle me donne accès à mon demi-frère et à ma demi-sœur. Déjà, adolescente, quand j’ai fait la connaissance de mon père, je souffrais qu’il me tienne à l’écart de ses deux autres enfants. Je souhaitais les rencontrer. Là, maintenant, j’en ai vraiment fait mon deuil. Mais il aura fallu ça.
“Lorsqu’on a subi ce genre de violences sexuelles, on se rend compte qu’on ne peut en parler qu’à une condition : laisser aux gens le champ pour qu’ils expriment leur pitié”
Qu’est-ce que tu as compris le jour de cette rencontre filmée chez la femme de ton père ? Que toute relation t’était à jamais fermée avec elle et ses enfants ?
Non. Pas si j’acceptais de la laisser me dire qu’elle avait de la peine pour moi [ce qu’elle fait à plusieurs reprises dans la scène, et Christine Angot lui exprime qu’elle refuse cette “peine”]. Pas si je tenais sagement la place de la fille non reconnue. Non pas de la fille violée par le père, bien sûr. Juste la fille non reconnue, et qu’on plaint. Lorsqu’on a subi ce genre de violences sexuelles, on se rend compte qu’on ne peut en parler qu’à une condition : laisser aux gens le champ pour qu’ils expriment leur pitié, leur peine pour vos malheurs. Si vous leur demandez autre chose, ça devient compliqué. C’est pour ça qu’elle m’ouvre la porte d’ailleurs. Pour jouer le rôle social de la femme bien. Elle se doute que je vais lui parler des viols. Mais elle pense qu’elle a ses arguments, que l’inceste c’est ma version et un roman… Que l’Alzheimer dont mon père souffrait vers la fin peut rendre ses doutes compréhensibles, puisqu’elle ne pouvait pas l’interroger et avoir sa version à lui…
Quand la femme de ton père t’a ouvert et qu’elle voit que tu es accompagnée de personnes qui filment, elle veut d’abord refermer la porte. Alors tu insistes…
Ça faisait quarante ans que cette porte était fermée. Lorsqu’elle s’est ouverte, je ne pouvais pas la laisser se refermer encore. Au fond, je crois que sur un sujet comme celui-là, on fait soit un film porno, soit un film de guerre. Et on pourrait ajouter que cette porte que je pousse, pour ne pas la laisser se refermer, est comme la porte de la pièce où ont lieu les incestes, une porte fermée qui protège les agresseurs, et que j’ouvre symboliquement pour que tout le monde sache ce qui se passe à l’intérieur.
“Maintenant, le film existe, il va être montré, on voit les choses telles qu’elles se sont passées”
Le tournage a donné lieu à des poursuites judiciaires, puisqu’on apprend dans le film que l’épouse de ton père a porté plainte pour violation de domicile et atteinte à la vie privée. Comment as-tu vécu cette information ?
Vous avez vu la scène : après un refus initial, elle se ravise. Elle nous fait entrer, elle nous conduit dans le salon et parle en se sachant filmée. Après l’entretien, elle nous raccompagne à la porte en nous disant que cette rencontre était nécessaire… Je n’ai pas imaginé un instant qu’elle allait vouloir revenir en arrière. À la suite de sa plainte, j’ai été interrogée par un juge à Strasbourg pendant sept heures. C’est un des pires moments de ma vie. Quand le mot “victime” était utilisé ce n’était pas moi qu’il désignait, mais la femme de mon père, qui se permet d’exprimer des doutes sur l’inceste. C’était horrible.
Mais maintenant, le film existe, il va être montré, on voit les choses telles qu’elles se sont passées. La procédure qu’elle a déclenchée est une tentative de blanchiment, consistant à effacer le viol commis par mon père, son mari, en le remplaçant par une violation de domicile, parce que j’ai cherché à parler. Ça me rend malade.
Dans une autre scène d’Une famille, tu parles avec ton ex-mari, Claude, d’une scène racontée dans Le Voyage dans l’Est où il sait que tu es dans une chambre à l’étage avec ton père, que l’inceste se reproduit et il n’intervient pas. Est-ce que cet échange n’a été possible que parce qu’il était filmé ? Ou aviez-vous déjà parlé de cela ?
Nous n’avions jamais eu cette discussion. Parfois, bizarrement, quand tu parles de certaines choses difficiles avec des gens que tu connais, on pourrait se demander si ce n’est pas filmé tellement on fait tous attention à ce qu’on dit ! [rires] Alors que quand c’est filmé, comme là, si on a quelque chose à dire, il faut le faire, là, maintenant, parce qu’il n’y aura pas la caméra tout le temps… Si on doit dire quelque chose, là, il faut le faire. Et c’est souvent ce qui se passe.
Quand j’ai appelé Claude pour lui demander s’il accepterait d’être filmé, il a d’abord dit oui, puis s’est désisté. Je n’ai pas insisté. Puis j’ai repensé qu’il avait été lui-même victime d’un viol quand il était très jeune. Je l’ai rappelé en lui demandant si, au moins, il accepterait que je lui pose une question là-dessus. Il a accepté. Mais, pour revenir à votre première question, je dirais que pour que quelque chose qui a toujours été tu entre deux personnes s’exprime, pour que ça puisse advenir devant la caméra, ça demande une concentration extrême.
“Vivre l’inceste, le viol incestueux, ça fait partie des choses tragiques qui ne sont pas vraiment partageables”
Quelque chose est frappant dans les prises de parole des personnes qui apparaissent dans ton film : les gens parlent surtout d’eux-mêmes, de façon très autocentrée. Comme s’il y avait une impossibilité d’entendre l’autre…
Je pense que la culpabilité est plus forte que l’empathie. Et la culpabilité est un sentiment qui a à voir avec le narcissisme. On se lamente de ne pas avoir fait bien, on attend qu’on nous rassure, qu’on nous dise qu’en fait on a fait comme on a pu… Assister à ça, voir se débattre ceux qu’on aime avec leur culpabilité, c’est très dur à vivre. Parce que ça laisse très seul. Mais je pense qu’il ne faut pas trop en vouloir aux gens. Parce que vivre l’inceste, le viol incestueux, ça fait partie des choses tragiques qui ne sont pas vraiment partageables. Pour la plupart des gens, c’est inimaginable, donc pas partageable. C’est terrible, car ça ne permet pas de produire une parole de fraternité.
Il y a néanmoins dans le film une phrase prononcée par ta fille, Léonore, dont tu dis qu’elle t’avait jusque-là manqué…
Oui. Il faut la laisser découvrir… Mais disons qu’en formulant que ça aurait pu ne pas arriver, elle retire toute responsabilité, toute culpabilité dans le fait que ça me soit arrivé. C’est un accident. Ça veut dire aussi “ça n’aurait pas dû t’arriver”. Autrement dit, elle me redonne ma vraie vie.
“Ça prend un temps fou de se préparer à la séparation avec son enfant. À l’admettre, la vivre, l’accepter”
Le film comporte des images de natures très différentes. On trouve notamment des images enregistrées au caméscope de toi jeune maman au début des années 1990 tenant dans tes bras Léonore, encore bébé. Pourquoi avoir monté ces images du passé ?
Je ne l’ai pas vraiment décidé. Quand j’ai commencé le montage, j’ai apporté ces images à la monteuse à tout hasard, sans trop savoir pourquoi. On les a laissées dans un coin, et puis ça s’est imposé. Ça apporte une part romanesque. Je ne voulais pas réduire le film à une série d’entretiens documentaires qui aurait transformé mon livre, Le Voyage dans l’Est, en une série d’informations plus ou moins romancées. La dimension didactique d’une œuvre, renseigner, être renseigné sur quelque chose, n’est pas ce qui m’intéresse. C’est la base, c’est le minimum syndical de toute écriture, c’est inhérent. De la même manière, le récit, raconter une histoire, est inhérent aussi, mais n’est pas ce qui me motive.
Vivre, voir vivre, reconnaître la vie qu’on vit tous les jours, la reconnaître dans un espace autre, ça j’adore. Ces images d’archives m’ont bouleversée. Je les avais oubliées. On oublie ce qui a été vécu. Ce n’est pas tellement mon propre bonheur que je voyais. C’était le bonheur d’avoir eu cette enfant petite, dans ma vie, au quotidien. J’avais ça. Je ne l’ai plus. Évidemment, ce bonheur-là me saisit quand je revois ces images. Ça prend un temps fou de se préparer à la séparation avec son enfant. À l’admettre, la vivre, l’accepter. Il faut qu’elle le soit, bien sûr. Mais la très grande proximité de la toute petite enfance, c’est quand même un sentiment incomparable.
“Depuis MeToo, parler des agressions qu’on a subies est totalement intégré à ce qu’on peut dire publiquement”
On trouve aussi dans Une famille des extraits de deux émissions de Thierry Ardisson dont tu es l’une des invité·es. On se souvenait de ces extraits comme si c’était hier. Mais en les revoyant, on a l’impression que c’était il y a cent ans. Qu’un tel niveau d’irrespect, de sexisme, d’inconscience des mécanismes d’abus et de domination ne serait plus tout à fait possible aujourd’hui… As-tu aussi ce sentiment ?
Ce qui est certain, c’est que depuis MeToo, parler des agressions qu’on a subies est totalement intégré à ce qu’on peut dire publiquement. Jusque-là c’était inaudible, irrecevable – ou très codifié. Que cette parole soit désormais admise dans l’espace public, je n’avais jamais connu ça, et c’est une très bonne chose pour la société. Mais ce n’est pas si confortable pour soi. Avant, j’en parlais dans des espaces que j’avais trouvés : l’analyse, certaines personnes proches. Mais les moments où je ne pouvais plus en parler permettaient aussi de penser à autre chose. Maintenant j’y pense tout le temps. Même dans les espaces sociaux. Je suis envahie tout le temps. Je ne regrette pas l’époque d’avant, bien sûr, celle où on n’en parlait pas. On en parle, c’est bien, c’est important. Mais aussi très éprouvant. Tu as tout le temps cette saloperie dans la tête, et c’est dur.
“C’est assez frappant de voir à quel point on ne supporte plus Macron et son monde, et les postures d’autorité… On n’en peut plus de la clownerie masculine”
Ce qui se passe aujourd’hui dans le cinéma français avec les prises de parole de Judith Godrèche, Judith Chemla, tout ce qui se joue autour de Gérard Depardieu, tu le suis avec un très vif intérêt ?
Oui, bien sûr. Qu’est-ce qu’on voit ? On mesure avec le recul qu’on a accepté, pendant très longtemps, et au-delà du cinéma, que la société, le monde, ce soit les hommes. Que les réalisateurs soient les hommes. Que les écrivains qui s’internationalisent, ce soit les hommes. Que les écrivains qui racontent des trucs importants sur le monde, ce soit les hommes. Ceux qui ont une vision, de la société, du contemporain, où je ne sais quoi – les hommes… On a vécu là-dedans tout le temps. Je crois que ce qu’on n’avait pas vu, et qu’on commence à voir, c’est la dimension ridicule de la comédie de la masculinité. C’est assez frappant aussi de voir à quel point on ne supporte plus Macron et son monde, et les postures d’autorité… On n’en peut plus de la clownerie masculine. C’est ça qui vacille.
Avant même que tu ne réalises Une famille, le cinéma a accompli un chemin dans ton œuvre. Il a d’abord été l’objet d’une satire sociale dans L’Inceste (1999), avec ce personnage de réalisatrice légèrement moqué, ou encore dans Les Désaxés (2004), dont les personnages principaux sont cinéastes et où se déploie derrière eux tout le petit milieu du cinéma français…
Probablement parce que, par rapport au milieu de l’édition tel que je le connaissais à l’époque où j’écrivais L’Inceste, le cinéma m’est apparu comme une industrie culturelle de luxe. Ce sont des artistes, mais qui constituent une classe sociale un peu particulière. En tout cas pour les plus aisés d’entre eux. Avec une vie et des rites privilégiés, entre les festivals, les liens avec la mode…
Et ensuite tes livres ont été adaptés au cinéma, avec ou sans ton concours : Un amour impossible de Catherine Corsini (2018), Avec amour et acharnement de Claire Denis (2022)… Claire Denis, avec qui tu as écrit aussi le scénario d’Un beau soleil intérieur (2017).
Oui. Il y a eu aussi un ou deux projets qui n’ont pas abouti avec des cinéastes qui m’ont demandé d’écrire pour eux. Au cinéma, je collabore à une œuvre que je ne signe pas mais où je peux apporter des choses qui m’intéressent. Ça concerne souvent les dialogues, le soin apporté à comment les gens parlent. Et à ce qu’ils disent. C’est ce qui me plaît. Ça reste secondaire dans ma vie par rapport aux livres. Mais j’aime bien pour ça. Il y a moins d’enjeu, c’est plus léger.
“Le cinéma m’intéresse forcément, parce que c’est du récit, parce que c’est l’affirmation d’un point de vue sur les choses”
Et en tant que spectatrice, le cinéma est-il quelque chose de secondaire dans ta vie ou de très important ?
Le cinéma m’intéresse forcément, parce que c’est du récit, parce que c’est l’affirmation d’un point de vue sur les choses, et une façon particulière de les montrer. J’aime aussi, au cinéma, que ça puisse toucher tout le monde. Que ce soit une forme à ce point populaire mais qui a donné de très grands artistes et de très grandes œuvres. Et aussi que, la plupart du temps, on voit de quoi les gens parlent lorsqu’ils parlent des films qu’ils ont vus. Avec les livres, c’est moins sûr. Il en sort tellement… Le cinéma reste un espace commun. Souvent je vais voir des films pour ça, pour voir de quoi les gens parlent.
Dans Anatomie d’une chute, j’ai aimé particulièrement un des acteurs, Antoine Reinartz, qui joue l’avocat général. Je l’ai vu aussi dans un autre film récent, Les damnés ne pleurent pas de Fyzal Boulifa. Il y a dans son jeu une intelligence du monde social, une connaissance des archétypes de classe que j’adore et que je trouve incroyables, car il n’a pas peur de les jouer comme s’ils étaient liés à sa propre personne – c’est ça un acteur de cinéma, cet alliage-là.
Est-ce que ton attachement pour certains films a nourri celui que tu as réalisé ?
Le seul film auquel j’ai repensé pour Une famille, c’est Shoah. Pour une raison simple : il fallait juste aller voir les endroits et écouter les gens. Le film, c’est juste ça. C’est la seule chose qu’il fallait pour que le film existe. Shoah m’a permis de me dire que, d’une certaine façon, il n’y avait rien à faire, pas besoin d’écrire… Il suffit d’être là, et de savoir. Savoir, c’est essentiel. Tu ne crées rien. Aucune scène. Tu vas voir. Les lieux. Les gens. Tu ne cherches pas ce qui s’est passé. Tu sais. Mais tu veux montrer comment ça se passe. Comment ça se raconte. Comment ça continue de se passer. Parce que ça n’appartient pas seulement au passé. D’ailleurs, Claude Lanzmann a ajouté à Shoah d’autres films. Il n’a cessé d’en filmer les ramifications.
“Il y a beaucoup de paroles dans ‘Shoah’, c’est saturé de paroles, et donc de silence”
Tu as vu Shoah il y a longtemps ? À l’époque, as-tu mesuré, comme tu viens de le faire, que le film te parlait si personnellement ?
Il nous parle personnellement à tous. Il filme des gens en vie, qui parlent. On sait, et on sent, que ce qu’ils disent est résiduel. Ce sont des traces d’eux-mêmes, de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils savent, de ce qu’ils peuvent dire. On entend ce qu’on entend, et tout ce qui manque. Il y a beaucoup de paroles dans Shoah, c’est saturé de paroles, et donc de silence. C’est ce qui est extraordinaire, c’est la beauté du cinéma : des gens qui parlent, comment ils parlent, avec quel visage, quels mots, quelle intonation, quelle pensée intérieure, c’est au fond la seule chose qui m’intéresse et que le cinéma parfois arrive à saisir de façon unique.
Dans Shoah, des dizaines de personnes parlent et il n’y en a pas une qui parle pareil. C’est la vie. C’est l’opposé du reportage. C’est aussi la raison pour laquelle j’aime tellement Le Joli Mai, le film de Chris Marker et Pierre Lhomme [1963]. Là non plus, personne ne parle de la même façon, et pourtant tout le monde est le témoin du même temps – en l’occurrence le début des années 1960 à Paris, près du quartier de la Bourse, ou ailleurs. On voit les choses être et ne plus être en même temps.
Tu as cité deux documentaires. Est-ce que certains films de fiction t’ont autant saisie sur le surgissement de la parole ?
Bien sûr. Je pense à certains films de Bergman. Sonate d’automne, Scènes de la vie conjugale… Mais Scènes de la vie conjugale touche à une zone proche du documentaire. C’est un document exceptionnel sur des gens qui parlent, tout ce qu’on voit lorsque quelqu’un parle, et l’écart intérieur.
Comment perçois-tu la transposition de certains de tes textes à la scène ? Par exemple Stanislas Nordey, qui monte Le Voyage dans l’Est à Strasbourg cet hiver et au Théâtre Nanterre-Amandiers en mars.
Le spectacle de Stanislas Nordey est extraordinaire. Quand je l’ai découvert, je lui ai dit quelque chose qui peut paraître une appréciation minimale, mais qui est très important pour moi : à aucun moment je n’ai été gênée. Rien n’a été interprété. Rien ne m’a été pris. Mais tout a été lu.
Y aura-t-il d’autres films après Une famille ?
J’aimerais bien, oui.
Une famille de Christine Angot (Fr., 2024, 1 h 22). En salle le 20 mars.
Le Voyage dans l’Est de Christine Angot, mise en scène Stanislas Nordey, avec Carla Audebaud, Cécile Brune, Claude Duparfait, Charline Grand… Au Théâtre Nanterre-Amandiers, du 1er au 15 mars.
Participation à l’exposition Entre les lignes. Art et littérature, où Christine Angot présente une œuvre cocréée avec l’architecte Patrick Bouchain, au MO.CO., Montpellier, du 2 mars au 19 mai.
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/christine-angot-on-nen-peut-plus-de-la-clownerie-masculine-609491-17-03-2024/
Author : Nelly Kaprièlian et Jean-Marc Lalanne
Publish date : 2024-03-17 18:00:00
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