La France serait-elle la nation la plus craintive au monde en matière de nouvelles technologies ? Si nos concitoyens voient majoritairement l’intelligence artificielle (IA) comme une “révolution technologique majeure pour l’humanité” au même titre que ne l’a été l’imprimerie (61 %), ils sont plus nombreux à vouloir l’encadrer et la réguler (85 %), comme à estimer qu’elle pose des nouvelles questions éthiques et juridiques (77 %). L’établissement public Universcience (regroupement de la Cité des sciences et du Palais de la découverte) publie la troisième édition du baromètre de l’esprit critique, en partenariat avec L’Express. Réalisée par OpinionWay sur un échantillon de 2004 personnes, l’enquête se penche sur le rapport des Français à la science et aux médias, ainsi que sur la construction de leur opinion personnelle. Cette année, le baromètre fait un focus sur l’IA. “Les résultats confirment une spécificité française” analyse Michel Dubois, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, directeur du Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass) et membre du comité scientifique du baromètre. “Les personnes constatent qu’il y a quelque chose d’innovant dans l’IA, mais elles n’imaginent pas que cette technologie puisse se développer par elle-même. Chez nous, il faut absolument mettre un cadre, car on a l’impression que ça va déraper. C’est l’innovation qui génère de l’anxiété.” Questionnés sur les opportunités ou sur les dangers du développement de l’IA dans différents secteurs, les sondés répondent le plus souvent que celle-ci pose “autant de risques que d’avantage”. S’ils sont plus confiants sur les bénéfices de l’IA dans le domaine de la santé, de la recherche scientifique ou des transports, ils se montrent en revanche inquiets sur son impact en matière d’éducation, d’information, d’emploi ou de relations humaines. Pour Michel Dubois, “c’est encore une illustration du rapport compliqué en France à l’innovation technologique. Dans l’esprit de nos compatriotes, jamais les avantages ne prennent le dessus sur les risques. Cette enquête fait écho à celle menée par le Gemass sur les Français et la science. A l’échelle mondiale, nous sommes les champions du monde de cette expression d’ambivalence au sujet de la science et de la technologie.”Le baromètre illustre en outre le grand écart entre ces inquiétudes, très répandues, et l’utilisation réelle d’IA génératives, tel ChatGPT, qui demeure restreinte. Si 65 % des personnes interrogées en ont déjà entendu parler, seulement 23 % l’ont testé, 34 % ne sachant pas de quoi il s’agit. On remarquera que les jeunes (80 %), les hommes (70 %) et les CSP + (77 %) sont plus nombreux à avoir entendu parler de cette technologie ou à l’utiliser. “Il y a beaucoup de fantasmes sur ChatGPT, mais on voit que cela concerne encore peu de monde. Les 18-35 ans sont clairement en pointe sur le sujet”, note Michel Dubois. Les utilisateurs d’IA génératives s’en servent essentiellement pour se renseigner sur un sujet (68 %), et pour traduire (61 %) ou rédiger (59 %) un texte. En revanche, ils sont bien moins nombreux à l’employer pour créer des images ou des musiques (42 %).37 % des Français estiment que la psychanalyse est une scienceAutre nouveauté de cette édition 2024 : le baromètre a demandé aux sondés d’évaluer le caractère scientifique de différentes disciplines et domaines. Sans surprise, les personnes interrogées considèrent massivement que la chimie (77 %), la médecine (76 %) ou la biologie (76 %) sont une science. En revanche, des disciplines pseudoscientifiques obtiennent des scores relativement élevés. 37 % des Français estiment par exemple que la psychanalyse est une science, et 32 % que cela dépend des cas, contre seulement 21 % qui considèrent que ce n’est pas une science. Même chose pour l’ostéopathie (67 % répondent que “c’est une science” ou que “cela dépend des cas”) et l’homéopathie (57 %).A l’inverse, les sciences humaines peinent à imposer une image de scientificité. Seule une minorité de sondés estiment que la sociologie (32 %) ou l’économie (26 %) représentent une science. Même chose pour l’écologie (26 %). On remarque que les personnes se positionnant à gauche défendent plus le caractère scientifique de la psychanalyse (45 % chez les personnes “très à gauche”), tandis qu’à droite, on se montre bien plus critique sur la scientificité de la sociologie ou de l’écologie. Plus on va vers les extrêmes politiques, à gauche comme à droite, plus l’homéopathie sera, elle, perçue comme étant scientifique. Effets de la pandémie du Covid-19Le baromètre 2024 confirme par ailleurs les grands enseignements des éditions précédentes sur le rapport des Français à la science. 69 % des sondés se disent intéressés par les sujets scientifiques comme ceux relatifs aux nouvelles technologies, soit plus que le sport (48 %) ou la politique (61 %). 61 % des répondants déclarent avoir des activités à caractère scientifique au moins une fois par mois (+6 points par rapport à 2023), avec en tête la consultation de documentaires (42 %), de sites Internet (37 %) et de vidéos sur le Web (32 %). De même, 41 % des sondés ont des activités scientifiques dans le cadre de leurs loisirs, visites d’exposition en tête (27 %). “Quand on les interroge plus précisément sur les domaines scientifiques et technologiques qui les intéressent, ce sont la santé (41 %) ainsi que le climat et l’écologie (31 %) qui ressortent en tête – l’écologie étant plus citée par les répondants se classant à gauche. De fortes disparités de genre apparaissent néanmoins, 16 % des femmes seulement par exemple déclarant s’informer régulièrement sur le numérique et l’IA, contre 36 % pour les hommes ; de même pour l’énergie et le nucléaire, qui intéressent 36 % des hommes, mais 15 % des femmes interrogées” souligne Romain Pigenel, directeur du développement des publics et de la communication à Universcience.En moyenne, les Français ont une image positive de la science. 88 % estiment qu’elle permet de mieux comprendre le monde et de développer de nouvelles technologies utiles à tous. Mais là encore, on retrouve cette ambivalence très française par rapport au progrès, 72 % faisant également savoir que les connaissances scientifiques peuvent être dangereuses.6 personnes sur 10 pensent que “les scientifiques suivent des règles éthiques strictes”, mais seule une moitié estime que “la communauté scientifique est indépendante pour valider ses résultats”. Pour Michel Dubois, il faut sans doute y voir l’effet de la pandémie du Covid-19 et de ses controverses scientifiques, à commencer par la dérive personnelle du professeur Didier Raoult, qui ont laissé des traces. “Il y a un doute croissant sur la capacité des scientifiques à rester indépendant par rapport aux acteurs industriels ou politiques.”De l’optimisme pour les jeunesEnfin, le baromètre contredit les discours pessimistes sur les jeunes. Les 18-24 sont bien plus nombreux que les aînés à estimer que les scientifiques suivent des règles éthiques strictes (70 %) ou qu’ils sont indépendants (65 %). Ils font aussi davantage confiance à l’IA. “On a beaucoup de discours anxiogènes sur les 18-24 ans, mais cette enquête montre des résultats assez enthousiastes, avec une vision des scientifiques plus positive que chez leurs aînés”, observe Michel Dubois.En revanche, les jeunes semblent moins ouverts au débat en ce qui concerne les sujets de société ou scientifiques. Ils sont ainsi 64 % à préférer échanger avec des personnes qui partagent leurs opinions plutôt qu’avec des avis différents (un résultat en hausse de 7 points), contre 46 % pour l’ensemble des Français. Comme on pouvait s’y attendre, ce sont Internet (72 %, en hausse de 5 points par rapport à 2023) et les réseaux sociaux (63 %, en hausse de 9 points) qui leur servent de principales sources d’information, tandis que dans la population en général, la télévision reste en tête, ex aequo avec Internet (49 %).La presse papier recule fortement chez les jeunes (22 %, – 8 points). Néanmoins, la confiance qu’a cette génération dans la fiabilité d’Internet (40 %) et des réseaux sociaux (30 %) baisse fortement (-12 points) par rapport à l’année dernière. Là encore, on peut y voir une bonne nouvelle…
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2024-03-20 17:50:00
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