Comment devient-on cinéaste lorsqu’on est déjà écrivaine, autrice d’une des œuvres les plus importantes de la littérature française contemporaine ? Par coïncidence peut-être. En 2021 et alors qu’elle achève les épreuves de Voyage dans l’Est (Flammarion, 2021), Christine Angot s’en voit proposer un autre, de voyage dans l’Est, par son éditeur. À Strasbourg, là où elle a rencontré son père et là où il a commencé à la violer à treize ans. Elle a l’intuition qu’il y a là quelque chose à filmer, ce coup du hasard n’en est peut-être pas un.
Cette caméra, ou plutôt ses caméras qui suivront ses pas, elle ne les confie pas à n’importe qui, puisqu’il s’agit des cheffes opératrices Caroline Champetier et Inès Tabarin. L’acte fondateur du film se joue lorsqu’elles se rendent ensemble au domicile de la belle-mère de Christine Angot, vivant seule depuis le décès de son mari et père de Christine Angot en 1999, deux mois après la parution de L’Inceste.
Art collectif
Dans cette séquence à la fois prodigieuse et sidérante, on voit l’écrivaine sonner à la porte de la veuve de son père, pour tenter d’avoir avec elle une discussion que l’écrivaine réclame en vain depuis des années. Elle lui ouvre d’abord. Mais la voyant accompagnée de deux caméras, elle se ravise et tente de refermer la porte. Christine y glisse le pied, puis le corps, avant d’ordonner plusieurs fois aux camerawomen “entrez!”. Cette courageuse injonction fait basculer le film dans une nouvelle dimension. “Entrez !”, dit-elle, l’exclamation vaut autant pour l’appartement de sa belle-mère que pour son vécu de fille incestée et sa lutte, elle s’adresse tant aux caméras, qu’à celles qui les tiennent, qui entrent littéralement dans le champ, et qu’à nous, spectateur·rices.
Ce “entrez !” c’est aussi l’irruption du cinéma dans l’œuvre littéraire de Christine Angot qui signe ici sa première réalisation. Cette nécessité du cinéma, elle la formule à sa belle-mère qui lui demande pourquoi elle a besoin d’avoir ses caméras avec elle : pour ne pas être seule, pour ne plus être seule. C’est le cinéma en tant qu’art collectif, qu’appui, qu’antidote à l’isolement auquel on renvoie les victimes d’inceste qu’invoque Christine Angot. Son film propose un puissant et généreux partage du sensible. Mais il vaut aussi comme une preuve, l’enregistrement des visages et des murs qui ont été témoins des viols.
À l’avant-poste
Par la suite, elle rend visite à sa mère, ses conjoints, passé et présent, et finalement sa fille, pour (re)dire inlassablement l’inceste et enregistrer ces mots/maux et les leurs. Ces entretiens sont entrecoupés d’archives familiales sur lesquelles sont posés les mots de la cinéaste et également d’un extrait d’une émission de télé. Sur le plateau de Thierry Ardisson, on tente d’offenser l’écrivaine qui décide de ne plus jouer le jeu de la promo-maso. Elle est seule face à un groupe qui essaie de l’humilier. C’est aujourd’hui eux que le document humilie. La mise en scène de cette archive et sa réception aujourd’hui racontent aussi le chemin parcouru depuis Me Too et disent à quel point Christine Angot a souffert d’en être à l’avant-poste.
“Si vous voulez vraiment dire quelque chose, il faut toujours en dire deux en même temps”, a récemment dit Christine Angot à nos confrères du magazine Trois Couleurs. L’affirmation vaut pour Une famille, tant le film repose sur une série de paires disposées en parallèle dans le temps ou l’espace. Il y a la paire que forme Christine, devenue mère, et sa mère à elle, celle que forme sa mère avec sa belle-mère, celle constituée par sa fille avec les images de Christine adolescente, ses deux compagnons, Claude et Charly, les deux cheffes opératrices et enfin la répétition de ce voyage dans l’Est. Avec ce film, Christine Angot a vraiment filmé quelque chose. Ce quelque chose, c’est la violence de l’inceste et le nécessité du lien et de la parole pour y survivre.
Une famille de Christine Angot – en salle le 20 mars
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Author : Bruno Deruisseau
Publish date : 2024-03-19 16:35:49
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