Aux pieds des barres d’immeubles du quartier de la Castellane, dans le nord de Marseille, les habituels points de deal ont été désertés par les trafiquants. Les “choufs”, ces guetteurs chargés de prévenir le réseau en cas d’arrivée de la police, se sont tus depuis des heures. Ne restent que les barricades de gravats érigées à l’entrée d’un parking de la cité, pour compliquer les rondes de police ou la venue de bandes rivales.En ce mardi de mars, la visite surprise d’Emmanuel Macron dans le quartier, souvent cité comme l’un des plus touchés par le trafic de drogues à Marseille, a placé les dealers en chômage partiel contraint. “Attendez deux heures que le show soit terminé, et ils reviendront”, raille une habitante, observant de loin la foule qui se presse autour du président.Devant les caméras, le chef de l’État est justement venu promettre une opération anti-stups “XXL, partout en France”. Celle-ci vient d’être lancée, ce lundi 25 mars, dans plusieurs villes de France, notamment dans la métropole lilloise. Le président jure aux Marseillais que les forces de l’ordre vont, “pendant des semaines, pilonner le territoire” contre les trafiquants de drogue, afin de “détruire les réseaux […], et que les quelques-uns qui [leur] rendent la vie impossible s’en aillent”.Une opération sans précédentDepuis la veille, plus de 2000 policiers, gendarmes et douaniers ont été déployés dans la cité phocéenne, dans le cadre d’une opération “sans précédent” qui aurait permis d’interpeller “plus de 82 personnes” en 24 heures. L’ampleur de la mobilisation donne un peu d’espoir à Kheira, mère de six enfants et habitante de la Castellane depuis treize ans. “On a envie d’y croire, mais le trafic a toujours existé ici. À moins que les CRS restent 24 heures sur 24, je ne vois pas comment ils pourraient en arriver à bout”, confie-t-elle. Sauf visite présidentielle exceptionnelle, “le réseau”, comme elle l’appelle, ne se cache plus depuis longtemps.Chaque jour, Kheira observe sa présence envahissante, ses tentatives de recrutement des plus jeunes, les allers et venues de ses clients. “Si je pouvais, je serais partie depuis longtemps. Je fais tout pour que mes fils ne tombent pas dedans, mais je ne peux pas les suivre tout le temps”, avoue la mère de famille. À quatre ans seulement, son plus jeune garçon imite déjà les grands, criant “Arah” [“attention”, en arabe] lorsqu’il aperçoit un policier en uniforme.Dans la plupart des familles, les règles sont les mêmes : les “petits” n’ont pas le droit de traîner dans le quartier après les cours, de sortir après une certaine heure, de discuter avec les “choufs”. Mais rien n’y fait : pour certains jeunes, la présence du réseau est devenue banale. Sabrina, la vingtaine et une vie entière passée dans les tours de la Castellane, estime même que le trafic “est le problème le moins grave du quartier”. “Le vrai souci, c’est le chômage, la précarité, le manque de transport. En attendant, le réseau prend la place des institutions et nous rend parfois la vie meilleure”, plaide-t-elle, évoquant les barbecues géants organisés par les dealers durant l’été, “les jeux achetés pour les petits” ou les repas gratuits offerts pour les fêtes religieuses.”On connaît tous quelqu’un qui a été tué”Fort d’un nombre de plus en plus important de consommateurs, d’une implantation historique dans les quartiers et de nouvelles méthodes de vente via les réseaux sociaux, le trafic de drogue marseillais semble n’avoir jamais été aussi puissant. “Je crains que nous soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille”, indiquait ainsi Isabelle Couderc, vice-présidente du pôle criminalité organisée de la Juridiction économique et financière judiciaire (JIRS) de Marseille, le 5 mars dernier, devant une commission sénatoriale d’enquête dédiée à la lutte contre le trafic de drogue. En 2023, la violence du narcotrafic a dépassé un nouveau stade, entraînant la mort de 49 personnes – dont quatre victimes dites “collatérales”, n’ayant aucun lien connu avec les réseaux.C’est le cas de Larbi Dekhil, un retraité de 63 ans tombé sous les balles d’une rafale de kalachnikov le 24 avril dernier, alors qu’il était en train de jouer aux cartes dans un snack du quartier de La Busserine, dans le 14e arrondissement de Marseille. “Ils ont tiré à l’aveugle, sans même avoir de vrai objectif, si ce n’est celui de toucher le réseau opposé”, regrette Mohammed Benmeddour, ancien médiateur du quartier. Ici, la violence de ce drame a largement traumatisé les habitants. “N’importe qui aurait pu être à sa place. On s’est dit que tout le monde pouvait mourir d’une balle perdue”, témoigne une mère de famille, membre d’un groupe de veille monté par des habitants pour garder un œil vigilant sur les “problématiques du quartier”. Comme la quasi-totalité des personnes interrogées à La Busserine, la quadragénaire préfère garder l’anonymat. “On fait ce qu’on peut, on parle avec les jeunes, on réussit parfois à en sortir quelques-uns du réseau… On organise des activités de proximité, on entretient les liens. Mais c’est difficile, on ne va pas se mentir”, souffle-t-elle.À La Busserine, le trafic fait partie du décor : les résidents ont toujours connu les choufs postés en bas des tours, le mobilier urbain brûlé en pleine nuit pour les réchauffer, les ‘Arah’ réguliers hurlés à toute heure, les chicanes conçues pour ralentir les voitures indésirables. Les descentes musclées de la police n’impressionnent plus, jugées “inutiles” par des habitants épinglés pour un phare fissuré ou un stationnement interdit à la sortie de l’école. “On s’adapte, chacun fait sa vie de son côté”, témoigne Henri Pujol, animateur de l’espace culturel du quartier. Il n’est pas rare que le fonctionnaire ou ses collègues demandent aux dealers de reculer de quelques mètres leurs barricades certains soirs de spectacle, afin de laisser les spectateurs se garer. “Réseau ou pas réseau, on continuera de proposer des offres culturelles”, tient-il à préciser. “On continue de vivre, mais on ne sait jamais jusqu’où la violence peut aller. Au quotidien, les gens ont peur d’être agressés, de voir leurs enfants tomber dans le réseau après avoir acheté une canette à un dealer, de vivre un nouveau drame”, soupire Anna Buresi, directrice de l’association Schebba, implantée depuis près de quarante ans à La Busserine. Il arrive parfois qu’au matin, les habitants apprennent la mort d’un jeune du quartier, tué dans la nuit dans le cadre d’un règlement de compte ou d’une “embrouille” avec le réseau. “On connaît tous quelqu’un qui est mort. Des jeunes qui étaient dans notre classe ou notre lycée, qui avaient 15, 16, 17 ans, et pensaient juste se faire un peu d’argent… C’est devenu normal”, admet, interdite, une jeune stagiaire croisée au centre social.Des mineurs non accompagnés embauchés à bas prixDepuis peu, les associations locales observent également la présence de nouvelles recrues chez les trafiquants : des mineurs non accompagnés embauchés à bas prix, des jeunes débarqués d’autres villes de France et appâtés par la promesse d’argent facile sur les réseaux sociaux. “Le réseau est devenu une PME, qui recrute sur Internet, promet l’eldorado, surfe sur la tendance du badboy marseillais des clips de rap… Les jeunes débarquent ici, souvent un peu paumés. On leur contracte des dettes fictives, ils se font piéger, ou se disent qu’ils n’ont plus rien à perdre”, expose Mohammed Benmeddour. Depuis son club de boxe, installé dans le quartier depuis plus de 20 ans, Slim évoque lui des “pics de violence”, des règlements de compte “par vagues”, qui se calment ou reprennent au gré des guerres de territoires. Sur les photos exposées sur les murs du gymnase, il désigne le visage d’un jeune qui venait régulièrement s’entraîner, lui aussi touché par plusieurs balles lors de l’attaque du snack. “Il a survécu, mais ça nous a tous marqués. Maintenant, quand une voiture débarque à toute vitesse, on pense directement à la possibilité d’une fusillade”, lâche-t-il avant de changer de sujet. Le coach préfère se concentrer sur celles et ceux qui, passés par son club, s’entraînent maintenant avec l’équipe de France. “On leur montre qu’un autre avenir est possible, qu’ils valent quelque chose, malgré tout ce qu’on entend sur nos quartiers”.L’isolement des habitants est palpable : le plus souvent, ces victimes sont mortes ou ont été blessées dans l’indifférence générale. “On a l’impression que les gens se disent ‘tant mieux, ils se tuent entre eux’. On nous laisse nous démerder avec notre galère”, déplore la représentante du groupe de veille. En juin dernier, elle aussi a pu observer Emmanuel Macron faire “son tour” à La Busserine, dans le cadre de la présentation de son projet “Marseille en grand”. Pour l’occasion, les rues du quartier avaient été nettoyées, les murs repeints, les points de deals vidés. “Il a tenu un beau discours, et depuis, absolument rien n’a changé”, lâche la mère de famille. Dès le lendemain, le trafic avait repris.
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Author : Céline Delbecque
Publish date : 2024-03-25 07:42:00
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