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Nadia Daam : “Être mère d’une fille, c’est interroger en permanence sa propre pureté militante”

Nadia Daam : “Être mère d’une fille, c’est interroger en permanence sa propre pureté militante”



Avec La Gosse (Grasset), Nadia Daam explore sa relation avec sa fille de 15 ans. La journaliste, qui tient actuellement la chronique Famille & Co le dimanche matin sur France Inter, ouvre les portes de son foyer monoparental où s’épanouit une adolescente en minishort, et en profite pour passer au crible leur quotidien, loin des clichés souvent attachés aux rapports mère-fille. Avec une lucidité désarmante et l’humour revêche dans lequel elle s’est toujours illustrée, Nadia Daam met ses principes féministes à l’épreuve du réel et sonde ce qui la lie à sa progéniture, à l’heure où celle-ci commence à voler de ses propres ailes. Un récit révélateur de ce que l’adolescence fait aux enfants, mais surtout à leurs parents.

Quels enjeux suscitent d’emblée l’éducation d’une fille ?

Ils sont nombreux et changent en fonction des âges, évidemment. Pour moi, il n’y avait pas tellement d’enjeu quand elle est née, même si je me souviens très bien avoir été soulagée d’apprendre que c’était une fille – sans trop savoir pourquoi – et son père aussi. Je n’avais bien sûr aucune idée de ce qui m’attendait et les questions se sont imposées au fur et à mesure. Un sujet est devenu majeur au moment de l’adolescence, toutefois, c’est celui d’élever une fille quand on en est une soi-même. Avec cette question permanente du miroir : est-ce que je me vois dans ma fille ou est-ce elle qui se voit en moi ? Dans le livre, je me pose beaucoup la question de ce que je lui donne à voir dans ma manière d’endosser ma féminité. La question de l’exemplarité est fondamentale et on n’y est absolument pas préparées. J’avais lu plein de choses sur la transmission, plein d’essais sur le fait d’être féministe et mère mais, de fait, quand elle a atteint 13 ou 14 ans, j’ai eu un grand moment de panique en la voyant changer physiquement. On est très vite passées des doudous qui traînent à avoir le même rasoir rose sur le rebord de la baignoire. Il y a une espèce de géométrie de la relation qui change totalement à ce moment-là. 

Tu remercies ta fille à la fin de ton livre, où tu la qualifies de “sensitivity reader”. Quelle a été son implication dans l’écriture de La Gosse ?

Elle était impliquée à toutes les étapes. Sur la possibilité même d’écrire ce livre, d’abord. Elle est au coeur du bouquin et il a donc fallu que je m’assure que cela ne lui posait pas de problème, mais aussi qu’elle aurait des choses à me confier pendant l’écriture. Car c’était aussi l’amorce d’une discussion qu’on n’avait peut-être pas eue. L’écriture de ce livre nous a permis de beaucoup échanger, de revisiter certains épisodes et de lever certains malentendus. Je me suis astreinte à lui faire relire chaque chapitre à mesure que je le terminais. Cela n’aurait pas eu de sens de faire un bouquin dont elle est la matière brute sans respecter ses limites. Elle a absolument tout relu, corrigé, et m’a parfois sommé de ne pas écrire telle ou telle chose pour ne pas avoir l’air, je cite, “d’une grosse bouffonne”. (Rires.)

A-t-elle découvert, en te lisant, certaines choses que tu ne lui avais jamais dites?

Très peu : on se parle tellement qu’elle sait tout. Elle a quand même découvert certains éléments de ma biographie. Dans le livre, je dis en quelques mots que j’ai un frère mort, par exemple, et elle n’était pas au courant. On n’a pas réussi à savoir, d’ailleurs, si je ne lui avais jamais dit, ou si elle avait oublié.

Tu as subi en 2018 une vague de cyberharcèlement particulièrement violente. Le terrain de l’intime, dans lequel s’inscrit ton livre, n’était-il pas complètement miné ?

Le premier truc que je me suis dit, en pensant à l’écriture de ce livre, c’est “jamais de la vie”. Cela faisait deux ans que j’avais verrouillé tous mes comptes, que je ne postais plus de photos, que je ne parlais plus de moi. J’avais arrêté d’écrire sur Slate, où je parlais régulièrement de ma fille. Quand j’ai été harcelée de manière si hardcore, avec des implications directes sur elle – déménagements, changements d’école etc- je m’en suis beaucoup voulu parce que si les mecs ont su que j’avais une fille, c’est parce que j’avais parlé d’elle. J’ai beaucoup travaillé sur cet aspect-là et je me suis dit que ce n’était pas exactement la même chose de parler de soi dans un livre, que sur Instagram ou en ligne.

Ton livre est parcouru par la question du récit familial, de la transmission, de ce que l’on dit et de ce que l’on tait. As-tu eu l’impression en l’écrivant de pouvoir créer ton propre récit familial, hors des mythologies qui t’ont précédée ?

On est tous et toutes un peu travaillé·es par ce que nous avons reçu comme roman familial, comme récit de notre propre famille. J’ai l’impression qu’il y a souvent beaucoup de blancs, beaucoup de trous dans ces fameux romans familiaux, beaucoup de choses qu’on ne s’est pas dites. Récemment, j’ai entendu une interview de Justine Triet qui disait, à propos d’Anatomie d’une chute, que ce qui l’intéressait n’était pas l’intrigue policière mais de montrer à quel point les enfants ne connaissent pas leurs parents. Le personnage du petit garçon ne sait pas ce qui les travaille, il ne connaît pas leurs névroses, leurs écœurements. Je trouve qu’elle a parfaitement raison. Moi non plus, je ne sais rien de mes parents, je ne sais pas grand-chose de ma mère. Je viens d’une famille taiseuse et cela est beaucoup lié à son histoire, celle de l’immigration. Mes parents n’ont pas de date de naissance, par exemple. On ne sait pas trop ce qui s’est passé avant leur arrivée en France. Ce n’est pas rien, dans l’histoire de ta construction personnelle et dans celle de ta famille, quand il te manque autant d’éléments. Mon postulat était donc d’aller à l’encontre de ça, mais sans trop en dire non plus. Je connais aussi des familles où c’est le déballage permanent, où tu sais trop de choses de tes parents, de choses qui touchent à leur intimité et ne t’intéressent pas, voire te dégoûtent. Raconter sa vie à une enfant, c’est être sur un fil et se demander en continu si l’on a trop dit, ou trop peu, comment elle va interpréter un silence…

Tu admets que tu rabotes un peu tes principes féministes par endroits, quand tu lui conseilles de ne pas trop boire d’alcool pour éviter les ennuis avec les mecs, ou quand tu écris, au sujet du minishort qu’elle porte dans les rues de Paris : “J’ai beau savoir que rien ne protège une femme de la violence masculine, je serais plus tranquille si elle mettait un gros pull.”

Oui, c’est un gros dossier, ça. Tu es obligée de mettre ton féminisme à l’épreuve du réel, je ne vois pas comment tu peux t’en sortir autrement. Ma fille voit bien que quelque chose ne colle pas, elle m’a vue en manif scander “mon corps mon choix !”, elle m’a écouté lui expliquer ce qu’était le slut-shaming. Cela ne m’a pas empêchée, certains matins, de lui dire “tu ne vas pas sortir comme ça”. Je suis mortifiée d’avoir eu ce type de réactions, mais c’est toute la différence entre la théorie et la pratique, et le monde étant ce qu’il est, les violences sexuelles et sexistes étant ce qu’elles sont, je ne peux rien faire d’autre que dire à ma fille de faire gaffe. Bien sûr que ça me fend le cœur, mais ma priorité c’est de la protéger, pas d’être en accord avec mes principes féministes. Être mère d’une fille, c’est interroger en permanence sa propre pureté militante.

La figure de la jeune fille est au centre des discussions en ce moment avec les prises de parole de Judith Godrèche. Cela entre-t-il en résonnance avec ta propre histoire, et avec ton quotidien ?

J’ai peu de souvenirs de Judith Godrèche alors que notre différence d’âge est minime, mais je me rappelle bien Vanessa Paradis dans Noces Blanches. C’était des modèles pour nous, ces filles. On se disait “waouh la meuf vit avec un vieux mec dégueulasse mais ça a quand même l’air super”. (Rires.) C’était des choses qu’on n’interrogeait pas du tout à l’époque. Ça n’a pas encore totalement disparu, d’ailleurs, comme je le dis dans le bouquin. Le truc de la Lolita fait encore partie de l’esthétique contemporaine et notamment sur Tik Tok. La “femme-enfant”, cette simple expression même n’a pas été interrogée non plus. Mais ce qui m’embête aussi, dans ces histoires-là, c’est la manière dont on est très vite tombé·es sur les parents et notamment sur la mère. On s’est tous·tes demandé ce qu’a foutu la mère de Judith Godrèche. Sauf qu’elle était elle-même le produit de son époque. C’est trop facile de dire aujourd’hui “moi je ne laisserais jamais ma fille traverser ce que Judith Godrèche a vécu”. Quand on recherche un·e coupable, on désigne toujours un peu la mère. 

Cette suspicion de défaillance pèse-t-elle encore plus sur les mères célibataires ?

On rate encore moins les mères célibataires qui ratent des choses. Une mère isolée est très vite associée à une somme d’échecs. Si elle est seule, c’est qu’elle a raté sa vie amoureuse, son mariage. Qu’elle a renoncé à recomposer sa famille, à “refaire sa vie” (Ndlr: expression que l’autrice dénonce dans le livre) avec un mec qui a des enfants, comme dans un téléfilm de TF1. La solitude des femmes, d’une manière générale, fait peur. Et celle des mères, qu’elle soit subie ou choisie, interroge beaucoup. 

D’après toi, y a-t-il un manque de représentation des mères célibataires dans la pop culture ?

Les mères constituent 85% des familles monoparentales, mais on en a très peu de représentations dans la pop culture, à l’exception peut-être de la série Gilmore Girls. Tout le monde pose un regard un peu méfiant sur la relation mère-fille, des tartines ont été écrites pour dire à quel point c’est un nid de toxicité. Quand on élève une fille seule et que l’on a une relation de proximité comme celle que j’ai avec ma fille, on te prédit toujours que ça va forcément mal se passer à un moment.

Entre la récente Une de Libération qui les mettait en lumière et les mesures annoncées par le gouvernement, il était temps qu’on parle des mères célibataires ?

On en parle déjà, mais souvent à l’aune de faits divers. C’est en ces rares occasions qu’on aborde le sort des mères isolées. C’est super de pointer leurs conditions de vie, leur précarité, mais je supporte de moins en moins qu’on loue leur “courage”. On n’a pas envie d’entendre que l’on est courageuse, on n’a pas envie d’être plainte, on a envie éventuellement de vraies solutions, comme par exemple des quotas réservés aux mères célibataires dans le logement social. On pourrait apporter des réponses concrètes mais on préfère s’en sortir à peu de frais en disant que les mères célibataires sont des “queen”. On le sait, en fait, on est au courant qu’on gère grave. Au moment de la mort de Nahel, il y a eu une super enquête dans La Croix qui, à mon sens, posait enfin la bonne question : où sont les pères ?

Dans ton cas, le père de ta fille est mort, comme tu l’écris dès la première page. Comment as-tu abordé ce volet de votre histoire ?

J’en ai bien sûr beaucoup parlé avec elle car c’était un sujet sensible. Son père et moi étions séparés depuis longtemps et puis il est mort, dans des conditions particulièrement tragiques. C’était vraiment difficile, d’autant que c’est arrivé en 2018, pile au moment de cette histoire de harcèlement. On passait notre temps entre le cimetière et le poste de police pour porter plainte – une période horrible. Quand le couple est séparé, que le père meurt et qu’il y avait une grosse animosité entre les parents, c’est compliqué. Je n’avais plus d’affection pour lui, j’ai même parfois souhaité sa mort, avant que ça n’arrive pour de vrai. Accompagner ton enfant dans son deuil pour quelqu’un que tu as haï, ce n’était pas simple. Quand l’un de nos parents meurt, on passe toujours par une période de sublimation, on oublie à quel point il a pu être défaillant. Ma fille attribuait par exemple à son père plein de choses positives que j’avais faites, moi. C’était une totale réécriture de l’histoire. J’ai cherché des lectures pour comprendre comment je pouvais l’aider à surmonter la mort de son père qui, certes, ne me réjouissait pas, mais qui d’une certaine manière m’a soulagée. Et il n’y en a pas, c’est très tabou.

Tu écris que l’adolescence est le moment où les parents découvrent “l’immensité” de leur “impuissance”. Élever un·e ado, c’est parfois savoir renoncer ?

Oui et c’est pour ça que c’est si difficile. L’adolescence, ce n’est rien d’autre que la fin du règne des parents. J’adore ce qu’écrit Nicolas Mathieu à ce sujet dans Connemara : il dit que l’adolescence est “l’assassinat prémédité” de la famille. Et c’est exactement ce qui se passe. Pendant les premières années de l’enfant, tu fais tout pour te rendre disponible et indispensable, même si c’est souvent très compliqué de tout concilier. Quand arrive ce moment de l’adolescence où ils commencent à acquérir leur autonomie, des goûts qui leurs sont propres, eux ne sont pas disponibles pour toi, ça ne les intéresse plus. Et cela peut parfois s’accompagner de comportements odieux. Ma fille, pendant un temps, me regardait hyper mal. Un jour, on était ensemble devant la télé et elle s’est agacée que je respire trop fort. On les irrite, comme dans un couple où on ne peut plus supporter l’autre.

Comme tu l’écris, il y a pourtant toujours des gens pour expliquer que l’adolescence de leurs enfants s’est déroulée sans heurts…

Oui, et on n’est pas obligé de les croire sur parole. (Rires) La vérité, c’est qu’on ne sait jamais ce qui se passe quand les gens ferment la porte. Notamment pendant cette période-là. Car l’adolescence est une sorte de non-sujet, notamment sur Instagram, où les meufs documentent beaucoup la petite enfance mais s’arrêtent dès que leurs enfants deviennent un peu moins photogéniques. Là encore, quand tu veux vraiment savoir comment se passe l’adolescence chez les autres, il y a peu de récits. Ce qu’on veut savoir, au-delà des Beaux Gosses, de l’Effrontée ou des livres de Françoise Sagan, c’est comment ça se passe à la maison. Comment les gens jettent, comme moi dans le livre, des saucissons contre le mur parce qu’ils pètent les plombs. Ce serait un soulagement si on se racontait un peu plus les choses.

A l’heure où l’on parle beaucoup de faire famille autrement, tu écris que tu ne te reconnais pas dans le mot “famille”. Faut-il en inventer un autre ?

Hier, je suis allée voir l’incroyable film de Christine Angot, Une Famille, et à un moment, la mère de Christine Angot raconte que cette dernière lui avait dit quand elle était petite qu’elles n’étaient pas une famille car elle l’élevait seule. On voit donc qu’on est plusieurs à se poser cette question et ce, depuis longtemps. Il faudrait en effet pouvoir nommer les choses. Car énormément de personnes ne peuvent pas se reconnaître dans ce terme. Quand on entend parler de “plan famille”, la première image qui vient en tête c’est le papa, la maman, les enfants, le labrador. Cela ne ressemble plus du tout à ce qui se passe aujourd’hui.

La Gosse, de Nadia Daam (Grasset), 176 pages, 17 euros



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Author : Faustine Kopiejwski

Publish date : 2024-03-28 14:10:43

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