Un homme exceptionnel vient de s’éteindre. Il s’appelait Daniel Kahneman. C’est à Paris qu’il aurait dû voir le jour, en 1934. Ses parents, des juifs lituaniens, avaient choisi la France comme terre d’accueil dans les années 1920, mais c’est au cours d’une visite familiale dans la Palestine alors sous mandat britannique que naît celui qui se définissait comme “le grand-père de l’économie comportementale”. Une autodéfinition bien modeste pour un homme dont l’essayiste américain Nassim Nicholas Taleb, auteur du fameux livre sur l’improbabilité d’un événement (Le Cygne noir), mettait certains ouvrages au même niveau que La Richesse des nations d’Adam Smith. A juste titre : les travaux de Kahneman, psychologue de formation et lauréat du “prix Nobel” de sciences économiques (qu’il n’a jamais étudiées !), sont un contrepoids nécessaire à une approche exclusivement mathématique de l’économie, qu’il a érigée en science du comportement.Pourquoi rendre hommage à l’auteur de Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée dans une chronique dédiée à la transition énergétique ? Parce que les acteurs de celle-ci, un peu comme dans Le Bon, la Brute et le Truand, se divisent en deux catégories, ceux qui pensent que l’innovation technologique jouera un rôle majeur, permettant de concilier croissance économique et neutralité carbone, et ceux qui parient sur “un changement des comportements”. Dans ce dernier groupe, on y traite les premiers de “technosolutionnistes”, accusation supposée infamante qui vous range dans la catégorie des, au choix, naïfs ou inconscients, voire des optimistes qui pensent que l’être humain saura, comme il l’a toujours fait, utiliser les ressources de son intelligence infinie pour trouver des solutions et s’adapter. Les “comportemento-solutionnistes” ont une autre caractéristique : ils ne croient pas à l’économie, qu’ils conspuent, quand bien même les prix sont sans doute la manière la plus efficace de modifier les comportements : la crise énergétique vient de nous en donner une leçon magistrale. Rien de tel qu’une bonne augmentation des prix du gaz ou de l’électricité pour faire baisser la consommation. En revanche, ils adorent les réglementations et interdictions : leur définition du nirvana, c’est, par exemple, la limitation du nombre de vols en avion, sans parler de celle de la surface des logements.Penser par nous-mêmesNous voilà a priori loin, très loin des travaux de Daniel Kahneman ! Et pourtant. Prenons par exemple ceux sur les biais, qui le conduisent à démontrer que nous surestimons systématiquement notre capacité à prédire et à contrôler les événements futurs. Après tout, ces biais ne sont-ils pas communs aux technosolutionnistes (“nous arriverons à juguler le changement climatique par notre intelligence comme nous avons toujours relevé les grands défis de l’humanité”) et aux comportemento-solutionnistes (“on va dans le mur”) ? La différence est cependant que les premiers estiment qu’il faut travailler dès aujourd’hui sur de multiples pistes technologiques, par l’investissement dans l’innovation, afin de se préparer à plusieurs scénarios. Les seconds ? Ils nourrissent un discours culpabilisant, voire apocalyptique qui dessine un futur terrifiant si on ne change pas aujourd’hui nos modes de vie par la contrainte. Or les obligations et interdictions qu’ils préconisent ont des conséquences politiques qu’ils sous-estiment, du fait précisément du biais de prédiction : les révoltes agricoles récentes en Europe le montrent.On pourrait multiplier les exemples sur la base des enseignements des travaux de Daniel Kahneman, mais sans doute le principal est-il ailleurs. Comme tous les grands scientifiques, Kahneman nous apprend à penser contre nous-mêmes. Et c’est certainement dans cette ouverture au doute méthodique et à la curiosité pour aller vers ce que nous ne savons pas encore, et non dans les certitudes assénées avec aplomb, que se trouvent les solutions les plus efficaces pour mener à bien les politiques énergétiques et climatiques. “Les gens sont infiniment compliqués”, disait Kahneman. Et le monde aussi – une bonne raison de se méfier de toutes les solutions simplistes.Cécile Maisonneuve est fondatrice de Decysive et conseillère auprès du centre Energie et Climat de l’Ifri
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Author : Cécile Maisonneuve
Publish date : 2024-03-31 06:30:00
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