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“Culbuter le malheur” de Beata Umubyeyi Mairesse : la poésie pour dire l’horreur

“Culbuter le malheur” de Beata Umubyeyi Mairesse : la poésie pour dire l’horreur



Dans Le Convoi, l’impressionnant récit autobiographique qu’elle a publié en janvier dernier, Beata Umubyeyi Mairesse écrit : “Je crois, moi, que les mots peuvent dire toute l’étendue du désastre – les témoignages en sont la preuve – et que notre incommunicabilité vient plutôt du fait que c’est inentendable”.

Comment, alors, se faire entendre quand on a connu l’horreur, vu ses voisin·es, du jour au lendemain, massacrer à la machette, ou s’enfuir en vous laissant tomber ? Comment dire, pour l’écrivaine, son expérience de survivante, elle qui s’est enfuie du Rwanda le 18 juin 1994. Elle avait 15 ans, elle était trop âgée pour faire partie du Convoi de l’ONG suisse Terre des hommes, réservé aux enfants de moins de douze ans. Les humanitaires l’y ont cachée, avec sa mère. Elle a échappé à la mort et au viol de très peu. Contrairement au million de mort·es causé·es par le dernier génocide du XXe siècle, perpétré par le gouvernement Hutu et soutenu par la France sous François Mitterrand. 

Inentendable

Cette question du “comment dire pour faire entendre l’inentendable” est l’enjeu même qui hante et forme son geste littéraire. Après avoir écrit nouvelles, romans, un livre pour enfants autour du génocide rwandais, de la poésie avec Après le Progrès en 2019, enfin un récit autobiographique avec Le Convoi, Beata Umubyeyi Mairesse revient à la poésie aujourd’hui avec Culbuter le malheur.

Le Convoi racontait son enquête sur les traces de ces convois humanitaires sauvant des enfants, les photos dans la presse, et sur la trace des enfants eux-mêmes. Mairesse avançait en spirales, reprenant sans cesse sa pensée et les faits, revenant sur des situations. Sa démarche reprend elle aussi en spirales, revenant sur le même sujet d’une autre façon, via un autre genre littéraire, pour parvenir à faire entendre la tragédie, la mort, la peur. Non pas comme une tentative d’épuisement d’un sujet, mais une façon de multiplier les outils – ici, plusieurs genres littéraires – pour dire, en mettant toutes les chances de son côté pour être entendue.

“Tragédie de l’inexactitude”

Car ce qui manque, en face, à celles et ceux qui ont vécu le pire et s’en sont échappé, c’est le désir, la volonté, voire la capacité, à entendre l’horreur. Ce refus d’entendre, c’est toujours condamner le ou la survivant·e à un silence mortifère, et prendre le risque, aussi, de faire le jeu de la désinformation ou du négationnisme. “Tragédie de l’inexactitude/Essayer d’expliquer ce qui vous est arrivé/Mais faites un petit effort de vulgarisation/Il faut prévenir l’absence d’émotivité/En trouvant un angle, une originalité/un bâillement est si vite arrivé”, écrit-elle dans ce nouveau recueil, Culbuter le malheur, sans concession à la “vulgarisation”, sans faire le compromis de rendre polie, acceptable – et donc de neutraliser – son expérience de la tragédie.

Dans Auschwitz et après : Une connaissance inutile, Charlotte Delbo écrivait : “Et pour vivre/il vaut mieux ne rien savoir/ne rien savoir du prix de la vie.” Ce sont ces mots que Beata Umubyeyi Mairesse avait choisi de placer en exergue de son premier recueil de poésie, Après le progrès (La Cheminante), qu’elle republie aujourd’hui en deuxième partie de Culbuter le malheur. Parce que Delbo, revenue de l’enfer, croyait aux mots, à la poésie, à la possibilité de partager cette expérience. L’exergue du nouveau recueil va dans ce sens : “Tu me demandes mon amour ce qu’est la poésie. C’est des paroles semées pour culbuter le malheur” (Georges Castera fils). Car la poésie, contrairement au récit ou au roman, permet de ne pas s’embarrasser des détours d’un fil narratif et de sa logique ; elle peut dire directement la rage, la frustration, la tristesse, l’impuissance, l’impossibilité d’oublier, la façon dont chaque jour, la mémoire des meurtres nous hante.

Retrouver sa voix

“Bien souvent, ce sont d’autres qui racontent ce génocide au monde, nous donnant l’impression d’être devenus les figurants de notre propre histoire.” Pour “culbuter le malheur”, il faut retrouver sa voix, être celle ou celui qui dit son histoire. Quand elle a commencé à mener l’enquête qui deviendrait le pivot du Convoi, dès 2007, Mairesse a compris qu’autour du Rwanda, les documents officiels retenaient les noms des politiques, des humanitaires, des journalistes, et même des bourreaux – pas ceux des mort·es, ni des survivant·es, et encore moins ceux des femmes et des enfants.

Son investigation s’est vite changée en quête des autres enfants qui se trouvaient dans ces convois humanitaires, afin de recueillir leur parole et que leurs voix écrivent leur propre histoire. “S’il te plaît vois entends mais ne dis rien/C’est à moi de tisser mon récit/Ne fais pas comme les autres/Qui prennent leur nombril pour un chas/Par lequel je devrais passer.” Il faut dire, encore et encore, car “nous portons vos absences dans nos corps/Cailloux qui un jour deviendront de grandes tumeurs”. Des mots non pas pour remplir, donc nier, le vide laissé par ces corps morts, mais pour le souligner, le donner à voir, à sentir, à comprendre par d’autres. Ne pas le laisser ronger son propre corps de survivant·e.

Culbuter le malheur (Mémoire d’encrier) 127 p. En librairie.



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Author : Nelly Kaprièlian

Publish date : 2024-04-03 08:11:43

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