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Judith Godrèche : “Il n’y a pas de deuxième vie, c’est ici et maintenant”

Judith Godrèche : “Il n’y a pas de deuxième vie, c’est ici et maintenant”



Il est rare d’entendre des textes aussi puissants, d’autant plus à la cérémonie des César. Si, au départ, l’Académie avait invité Judith Godrèche à remettre un prix, c’est finalement une tribune qui lui sera proposée, et qu’elle acceptera. Pendant des jours, elle peaufine une intervention de six minutes. Dit comme ça, ça paraît court ; dans le contexte télévisuel, c’est très long.

La force de ses phrases nous frappe encore : “N’incarnons pas des héroïnes à l’écran pour nous retrouver cachées dans les bois dans la vraie vie” ; “Pour se croire, encore faut-il être crue” ; “Ayons le courage de dire tout haut ce que nous savons tout bas” ; “Il faut se méfier des petites filles. Elles touchent le fond de la piscine, elles se cognent, elles se blessent mais elles rebondissent. Les petites filles sont des punks qui reviennent déguisées en hamster. Et, pour rêver à une possible révolution, elles aiment se repasser ce dialogue de Céline et Julie vont en bateau. Céline : ‘Il était une fois.’ Julie : ‘Il était deux fois. Il était trois fois.’ Céline : ‘Il était que cette fois, ça ne se passera pas comme ça, pas comme les autres fois.’”

Il est ici question d’un film de Jacques Rivette sorti en 1974. Quant au hamster, il s’agit d’un clin d’œil à l’excellente série que Judith Godrèche vient de sortir sur Arte, Icon of French Cinema. Standing ovation dans la salle. Derrière ses lunettes, Judith Godrèche est émue, elle sourit de son large sourire.

Pour les répétitions de la soirée, Judith se rend à l’Olympia en début d’après-midi. Eh oui, une soirée comme ça, ça se répète, minutieusement. Mais elle refuse de donner son discours, refuse le prompteur. Personne n’y aura accès avant qu’elle ne l’énonce, dans le plus grand calme. Pour se préparer mentalement à tenir le choc, elle écoute en boucle Masterpiece de Big Thief. Elle se forme un cocon méditatif. Après le discours, retour en coulisses. Elle y retrouve Tess Barthélemy, sa fille, Florence Narozny, l’attachée de presse de sa série, devenue un pilier. Sur sa loge est inscrit : Judith Godrèche, Juliette Binoche. Une loge commune avec l’actrice dont elle a fait de la confusion entre leurs noms un comique de répétition hilarant dans sa série (des passant·es la confondent avec Binoche, des producteurs lui préfèrent Binoche). Elle regarde à peine la suite de la cérémonie, n’est pas dans un état festif, ni même social. Elle refuse les photos, le tapis rouge, tout le tralala.

Le feu aux poudres

“J’ai eu le sentiment d’être dans Festen. J’étais celle qui venait cracher au dîner de famille”, nous dit-elle. Nous sommes le mercredi 6 mars, il est 15 heures et nous avons enfin trouvé un créneau pour rencontrer Judith Godrèche. Car Judith n’a plus une minute, entre ses enfants, les interviews, les répétitions pour un spectacle qu’elle présentait le 8 mars à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes au Théâtre de la Concorde (texte de sa plume, musique de Faux Amis, chorégraphie d’Eva Galmel et, sur scène, sa fille Tess Barthélemy), les relectures d’articles, les entretiens avec son avocate ou son attachée de presse. Dans son appartement, deux chiens et trois chats nous accueillent, et Judith, qui mange une assiette de quinoa arrosé de ketchup. “Désolée, je n’ai plus le temps de faire à manger”, lâche-t-elle en riant de son rire si communicatif, le regard vibrant. “Ce qui m’a décidée à parler aux César ? J’ai beaucoup hésité. Je ne voulais pas m’abriter derrière Instagram, l’idée de ce face-à-face me semblait importante. Faire entendre ma parole dans ce contexte-là. Ça a été douloureux à préparer. Mais j’étais dans un endroit de vérité, en contact avec moi-même.”

Pour dialoguer avec Judith Godrèche, il faut se préparer à passer d’une volubilité enthousiaste à des instants suspendus, des silences douloureux. L’actrice frappe par sa sincérité, sa douceur, son envie de partager son combat, ses idées. On lui demande si elle a été déçue par le manque de réactions et de soutiens à son discours pendant le reste de la cérémonie : “Je n’avais aucune ‘expectation’, comme on dit en anglais. Ce n’est pas du cynisme, mais j’ai vécu toute ma vie dans le milieu du cinéma et je sais que les choses ne peuvent pas changer du jour au lendemain. D’autres ont parlé avant moi. Je suppose que beaucoup se posent la question, aussi, de leur propre vécu. Dès lors, comment rebondir immédiatement, en pleine cérémonie ? Les mots sont importants, il faut leur laisser une chance.”

Judith Godrèche a embrasé le cinéma, mais aussi la société française. Sans le conscientiser, insiste-t-elle, sans y avoir réfléchi. Tout est parti de sa série, Icon of French Cinema, diffusée fin décembre 2023. Mais remontons un peu en arrière. Judith Godrèche revient de dix années passées à Los Angeles où elle a joué dans des films indépendants. Le 5 octobre 2017, les journalistes Jodi Kantor et Megan Twohey publient dans le New York Times leur première enquête sur Harvey Weinstein, accusé de nombreux viols.

Pour un second papier, Jodi Kantor a recueilli d’autres témoignages d’actrices et contacte Judith Godrèche qui, dans un premier temps, ne souhaite pas parler par peur de perdre sa carte verte et de s’attaquer à l’un des producteurs les plus puissants d’Hollywood. “Vous savez, aux États-Unis, dans un contexte aussi délicat et dangereux, les journalistes ne vous disent rien. Vous ne savez pas combien de témoignages ont été ou vont être recueillis. Rien.” L’actrice et cinéaste Lena Dunham et l’écrivain Jonathan Safran Foer s’en mêlent et la persuadent de raconter. “C’était un saut dans le vide, mais ils m’ont assuré que je ne serais pas seule.”

L’agression a eu lieu en 1996 au Festival de Cannes, où elle était venue avec l’équipe présenter le film Ridicule de Patrice Leconte. Weinstein voulait en acheter les droits pour l’étranger. Après un premier rendez-vous au petit-déjeuner à l’hôtel du Cap-Eden-Roc, il l’a invitée dans sa chambre d’hôtel pour discuter du marketing autour du film et d’une possible campagne pour les Oscars. Mais bien vite, Weinstein lui a demandé un massage, qu’elle a refusé, puis l’a agressée. Judith s’est débattue et enfuie. Une cadre de la société de production Miramax, auprès de qui elle cherche conseils et soutien, lui demande de ne rien dire pour protéger le contrat. Le deuxième article sort dans le New York Times le 10 octobre 2017. Y témoignent aussi Gwyneth Paltrow, Angelina Jolie ou encore Rosanna Arquette.

Icon of French cinema

À Los Angeles, après le développement d’une série pour HBO, puis des films dont The Climb, Judith s’accroche à une nouvelle idée. Une série d’autofiction entre le burlesque, la screwball comedy (comédie loufoque) et le drame, qui retrace le retour d’une actrice en France après des années passées aux États-Unis. Elle joue son propre rôle et sa fille Tess Barthélemy celui de sa fille Zoé – “un personnage de fiction”, précise-t-elle. “Afin d’ancrer mon personnage dans une sincérité, je devais raconter son passé.”

Un passé où cette actrice, adolescente, a été la proie de réalisateurs ayant l’âge d’être son père. Quel fut le déclic pour écrire le scénario ? “Je voulais raconter l’histoire d’une Française qui part à la reconquête de son pays et doit faire face à son passé, mais certainement pas un règlement de comptes ou un réquisitoire. Il y a eu l’affaire Weinstein, la sortie du livre Le Consentement de Vanessa Springora qu’une amie m’avait envoyé avec un petit mot, ‘Les lignes bougent’, les propositions de maisons d’édition d’écrire mon enfance que j’ai refusées. Un jour, ma fille, qui est danseuse et actrice, rentre de l’école dans son justaucorps rose. Ce jour-là, ce fut comme une révélation. Un choc. Je me suis revue petite, quand je faisais du ballet.”

Arte décide de la suivre dans la production de ces six épisodes de trente minutes chacun. De retour à Paris pour le tournage, Judith Godrèche cherche un appartement dans lequel tourner, finit par trouver. Celle qui lui ouvre la porte s’appelle Hélène Devynck, journaliste et autrice d’Impunité, dans lequel elle raconte son viol par Patrick Poivre d’Arvor contre qui elle a porté plainte. Hélène ne sait pas de quoi parle la série de Judith, et Judith se souvient à peine de l’histoire d’Hélène. Drôle de coïncidence.

Bourrée d’autodérision, de dialogues mordants – à l’image de son titre –, Icon of French Cinema se démarque dans le paysage sériel et télévisuel français et reçoit un très bon accueil critique et public. Mais plusieurs journalistes lui demandent : vous parlez de Benoît Jacquot, non ? Et de Jacques Doillon ? Judith Godrèche répond qu’elle ne veut pas en parler, que les noms ne sont pas ce qui est important. “J’avais peur que ma série passe à la trappe, ou qu’elle soit écrasée par les noms de Benoît Jacquot ou de Jacques Doillon, que les journalistes ne parlent plus que de ça, alors que j’ai enfin réussi à réaliser un projet qui me ressemble, qui vole de ses propres ailes. C’était un moment particulier et compliqué pour moi.

L’insistance d’Alice Augustin [grand reporter chez Elle], entre autres, m’a bouleversée – en bien, je pense, d’une certaine manière. Au début, je me suis braquée, la peur était paralysante. Mais son féminisme, son soutien étaient troublants. J’ai senti qu’il y avait peut-être, dans cette société de critiques de cinéma qui ont toujours soutenu ces auteurs-là, un point de vue différent. Je n’étais peut-être pas isolée. Ça m’a renvoyé une image de moi-même où j’aurais potentiellement le droit d’être protégée, de me poser des questions sur ce que j’ai vécu. Sur Instagram, je recevais des messages de femmes qui me racontaient m’avoir admirée dans La Désenchantée et être sorties, ados, avec des hommes plus âgés. Je sentais une forme de responsabilité.”

Parmi le flot de messages reçus sur Instagram à la sortie de sa série, Judith obtient un lien vers un vieil article du Monde qui commente un documentaire de Gérard Miller, Les Ruses du désir, datant de 2011. Le psychanalyste y questionne, entre autres, le cinéaste Benoît Jacquot sur ses relations avec des mineures. L’entretien est tout simplement atroce. Un documentaire que Judith Godrèche n’avait jamais vu. “Je lis le papier, puis je regarde le documentaire dont il parle. C’est un énorme choc. Le sujet Judith n’existe plus. Mon visage d’enfant dans ce documentaire, avec les mots de Benoît Jacquot dessus… Il parle de moi comme d’un pantin qu’il anime et désanime. Je ne sais pas ce qui se passe. Mon inconscient décide de me mettre une claque. Je me mets à trembler, à vomir.” Alors, Judith écrit le nom de Benoît Jacquot sur Instagram, ainsi que cette phrase : “La petite fille en moi ne peut plus taire ce nom.”

Question de timing

Pour les besoins d’une enquête, Judith reçoit Le Monde chez elle. Ce jour-là, elle se décide à ouvrir une valise dans laquelle elle a conservé des souvenirs d’enfance. Parmi eux, une lettre signée de Jacques Doillon. La lettre d’un homme jaloux d’un autre. “La vérité m’a prise par la main. C’était un moment très douloureux.” Elle décide de porter plainte contre les cinéastes Benoît Jacquot et Jacques Doillon. “Je parle avec une avocate qui m’explique que quelque chose en moi a besoin de faire entrer la loi dans cette histoire, que j’ai un besoin de justice. J’ai cherché une avocate pour enfants, pour la petite Judith. Je souhaitais aller à la brigade des mineurs. J’y suis parvenue.” Neuf heures durant, elle retrace une partie de sa vie qu’elle a refoulée pendant des années, “pour continuer de fonctionner”, dit-elle.

Comment résumer cette violence en un paragraphe d’article ? La tâche est quasiment impossible. Nous parlons de cette enfance dans le cinéma français. “La particularité des auteurs est de rencontrer des jeunes filles ayant souvent des rêves d’écriture. Elles ne rêvent pas forcément d’être au firmament, ou à l’affiche d’un blockbuster.” Sur le tournage de La Fille de 15 ans, au printemps 1987, Doillon décide d’une scène de sexe entre elle et lui. Jane Birkin est présente, et racontera dans son autobiographie Munkey Diaries (2018) : “Il embrassait vingt fois de suite Judith Godrèche en me demandant qu’elle était la meilleure prise. Une vraie agonie !” Avec Jacquot, Judith n’a que 14 ans.

“C’est compliqué de penser à soi à cette époque, nous dit-elle. De revoir des photos de soi. Pour me protéger, je ne regardais jamais de photos de tournage de cette époque. Ou ces films. Quand je parlais de mon enfance, de ce versant de ma vie, c’était toujours avec légèreté, dans l’évitement. Faire face, s’ancrer dans son passé, c’est quelque chose qui m’a pris toute une vie. Et je pense que si je n’ai pas pu le faire avant, c’est tout simplement que je n’étais pas prête. L’enfant se sent coupable de ce qu’on lui fait. Il inverse les rôles.”

Elle sort son téléphone et fait défiler de vieilles photographies prises à l’argentique. On y voit une enfant, à côté d’un adulte. “On dirait qu’on forme une famille alors que c’était mon mari, en quelque sorte.” “J’ai toujours compris la violence. Le refoulement est une façon de se protéger. Si un homme me fouette et que j’ai 15 ans, je sais que ce n’est pas normal. Quand on me donne un coup, je sais que c’est de la violence. Quand un homme m’enferme dans son bureau et me force… Je sais que c’est de la violence. Mais je refoule. Il n’y a pas d’autre possibilité en moi que d’être soumise à ce traitement. Je n’ai pas de lieu, de personne pour m’aider… La preuve, regardez comment on est reçues aujourd’hui. Comment j’aurais été reçue à l’époque… Si, à 15 ans, j’avais dit que Jacques Doillon m’avait violée. Mais c’est impensable.”

Cette scène se passe chez Merci, un concept-store/café situé boulevard Beaumarchais à Paris. C’est notre second rendez-vous, le premier s’étant terminé trop rapidement. Un samedi matin, chez Merci, il y a du monde, pas mal de monde. Et tout le monde reconnaît Judith Godrèche. Les femmes s’arrêtent, lui disent “merci”, une passante toque à la vitre et mime un cœur avec ses doigts. La veille, elle s’est rendue à la marche pour la Journée internationale des droits des femmes, aux côtés du collectif Nous toutes, où des militantes manifestaient avec, sur leurs pancartes, des extraits de son discours des César. Elle en est encore chamboulée.

“Certaines femmes m’arrêtaient pour me remercier, mais je n’ai rien fait à part donner la solution d’un Cluedo que n’importe quel journaliste aurait dû résoudre. Je comprends la peur d’un tribunal médiatique, populaire, comme la volonté de laisser la justice faire son travail. La société ne veut pas remettre en question un système patriarcal qui protège les pères. Si on prend toutes les interviews de Doillon et Jacquot, on a la réponse. Tout était là. C’est comme si j’étais une petite graine dans l’engrenage qui le fait se coincer. C’est intéressant, le culte de l’auteur en France. Une divinisation. Ces réalisateurs ont une cour, des gens qui seraient prêts à tout pour eux.”

Elle poursuit : “Les femmes, elles, sont si peu représentées. J’espère que ma prise de parole a donné de l’espoir à d’autres. La France reste très patriarcale. Nous sommes dans un système dont l’instinct premier est de considérer l’enfant et la femme comme des menteurs et le père comme la raison, la sagesse. Si j’ai réussi à surmonter mon angoisse et à faire face à mon milieu, peut-être que ce pied dans la porte donnera l’occasion à d’autres de libérer leur parole.” Avant elle, en même temps, ou à sa suite, des dizaines de femmes ont dénoncé tour à tour Depardieu, Doillon, Jacquot, Miller…

Judith Godrèche est le nouveau visage du MeToo français. Avant elle, il y a eu Christine Angot, Vanessa Springora, Camille Kouchner, Neige Sinno, entre autres. Et, bien sûr, Adèle Haenel qui, en 2020, quittait les César en pleine remise du prix du meilleur réalisateur à Roman Polanski. Adèle Haenel qui a accusé le cinéaste Christophe Ruggia d’attouchements et de harcèlement sexuel lorsqu’elle avait entre 12 et 15 ans. Judith ne l’a pas contactée. Pas envie de s’imposer, de forcer des amitiés.

“Je ne vais pas imposer aux autres mon besoin de parler. Tout le monde n’a pas forcément envie d’être ramené à ça en permanence. La colère de la vérité, c’est un drôle de truc, qui renvoie à un sentiment d’injustice que l’on peut éprouver très fortement enfant. Chacune l’exprime comme elle le peut. Le problème étant que la société juge les victimes. Il y a les bonnes et les mauvaises victimes, ce qui me choque au plus haut point. Moi, j’ai prononcé un discours, une forme jugée bienséante je suppose, contrairement au fait de se lever et de se casser. On en revient toujours au fait qu’une femme n’est jamais assez bien. Adèle était en colère, et elle avait raison. Sa colère était une excuse pour la société qui ne voulait pas l’entendre. Ils se sont abrités derrière sa colère, comme si elle leur avait donné, involontairement évidemment, la possibilité de justifier leur indifférence.”

Ici et maintenant

À travers nos conversations avec Judith Godrèche, c’est l’histoire du patriarcat qui nous explose au visage. Enfant puis adolescente, Judith grandit avec l’impression persistante qu’une femme doit être validée par un homme.

“Le désir des Français va aux hommes. Là s’ancre leur amour : vers les acteurs, les hommes populaires. Les femmes sont attendues au tournant et doivent s’excuser d’avoir une opinion, d’exister. Un homme peut souvent dire des bêtises, faire des erreurs, sans qu’on lui tombe dessus. C’est comme si les femmes devaient correspondre à des standards. Lorsque j’ai quitté Benoît Jacquot, je me suis demandé si j’avais le droit d’exister sans lui. Comment oserais-je faire du cinéma sans que lui valide mes choix ? C’est une longue histoire d’emprise qui perdure bien au-delà de mon départ. Cette impunité, celle de réalisateurs qui évoluent dans une société permissive et féodale, crée ce sentiment de peur. J’ai eu peur – je me suis sentie à la merci des agresseurs – car les adultes de ce milieu fermaient les yeux. Aujourd’hui, les choses doivent changer. Il est impossible pour moi, justement parce que j’en sais trop, de passer mon chemin sans vouloir faire changer les choses.”

Lorsqu’on lui demande si elle recherche toujours l’aval d’un réalisateur, Judith Godrèche évoque le chemin qui lui reste à parcourir : “Je vous le dirai la prochaine fois, mais j’espère avoir évolué. La route est longue. J’ai vécu toute ma vie ainsi. C’est un pli qui s’est recréé à l’infini. Je me souviens de parler de mon travail en disant par exemple : ‘Alexander Payne a adoré le scénario.’ Adolescente, je ne me suis jamais sentie légitime de parler dans les dîners d’adultes que je fréquentais. Je me suis toujours tournée vers l’homme pour savoir si j’avais raison. Aujourd’hui, je crois que j’arrive à m’exprimer de manière posée. Car c’est ma vérité. Je n’ai plus besoin qu’un adulte valide quoi que ce soit. C’est ma vérité.”

Judith Godrèche tient des propos passionnants sur son rapport au féminisme et aux artistes féminines. Elle évoque notamment la rappeuse américaine Cardi B, qui parle de sexe de façon cash, se réappropriant ainsi son statut de sujet désirant. Judith Godrèche parle franchement, sincèrement. On embraye sur les questionnements autour du couple et de la relation amoureuse hétérosexuelle qui secouent la société à l’heure actuelle. “Cela ne me déstabilise pas du tout. Le gender neutral [l’idée selon laquelle il faudrait éviter de distinguer les individus selon leur identité de genre] devrait être beaucoup plus accepté en France. Aimer un être, c’est aimer un être.”

Depuis qu’elle a parlé et porté plainte, Judith Godrèche a reçu tellement de messages sur Instagram qu’elle a créé une adresse email. Des milliers de témoignages ont suivi. Elle a donc mis en place une réponse automatique qui redirige celles et ceux qui la contactent vers des associations. “Je ne peux me substituer à leur travail”, explique-t-elle. Mais Judith continue de donner son numéro de portable, d’avoir des victimes tous les jours au téléphone, d’absorber la douleur des autres, de se documenter sur le combat contre les agressions et le harcèlement sexuels.

“Les personnes qui m’écrivent ont souvent une horrible image d’elles-mêmes. Il y a peut-être une clef, dans notre dialogue, qui leur permet de se voir autrement, de leur montrer qu’il est possible de ne pas se sentir coupable. C’est un vrai thème, la culpabilité de la victime. Les victimes se sentent toutes coupables et méchantes, mauvaises. Trahir l’agresseur… Personne ne m’a écrit ‘Je me suis fait violer hier’ par exemple. Les gens gardent des secrets pendant des décennies. Une dame de 70 ans m’a écrit pour me raconter. Soixante ans avec un secret. Et selon certains, on parlerait pour avoir de l’attention ?”

Récemment, elle s’est rapprochée de la militante écologiste Camille Étienne, 25 ans, autrice de Pour un soulèvement écologique (Seuil, 2023), qu’elle a justement rencontrée via Instagram. “Nous avons parlé d’emprise, de militantisme, de la société française, de l’écrasement de la parole.” Elle cite aussi Camille Kouchner, Andréa Bescond, le juge Édouard Durand, qu’elle aime beaucoup et avec qui elle est souvent en contact. “Vous n’avez jamais rencontré le juge Durand ? C’est une personne rare.” Pour rappel, Édouard Durand a été débarqué de la tête de la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) en décembre 2023, entraînant la démission de onze de ses membres, effarés de voir ce magistrat très investi mis sur la touche. Il s’est vu remplacer par un binôme qui a fait long feu : Sébastien Boueilh a démissionné après la mise en retrait de Caroline Rey-Salmon, visée par une plainte pour agression sexuelle dans ses activités passées de médecin.

Judith Godrèche, elle, est bien décidée à ne pas lâcher le combat. Après avoir pris la parole au Sénat, elle s’apprête à prononcer un discours à l’Assemblée nationale, une semaine après notre entrevue. Aucun signe d’Emmanuel Macron pour le moment. “J’ai vu Rachida Dati aux César qui m’a dit que Macron voulait me rencontrer.” Nous lui demandons ce que contient son discours à l’Assemblée nationale, elle nous répond en une phrase-clef : “Quand j’étais enfant, je me disais ‘je ferai ça dans ma deuxième vie’. Il n’y a pas de deuxième vie. C’est ici et maintenant.”



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Author : Carole Boinet

Publish date : 2024-04-03 17:00:00

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