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Avec “Le mal n’existe pas”, Ryusuke Hamaguchi signe une fable écologiste subtile et impressionnante

Avec “Le mal n’existe pas”, Ryusuke Hamaguchi signe une fable écologiste subtile et impressionnante



Si le nouveau film de Ryusuke Hamaguchi déroute, au sens le plus littéral du terme et dans des directions multiples, c’est peut-être parce que contrairement aux précédentes œuvres du Japonais, il ne tire pas sa sève d’une matrice narrative (variation sur Vertigo d’Hitchcock dans Asako I & II, 2018, adaptation de Murakami dans Drive My Car, 2021, chroniques rohmériennes dans Contes du hasard et autres fantaisies, 2021) mais s’ancre plutôt dans une thématique sociétale d’actualité : l’écologie.
À la base, Le mal n’existe pas ne devait même pas être une fiction. Les images tournées par Hamaguchi dans un petit village de montagne non loin de Tokyo ont d’abord servi à accompagner un concert de la musicienne Eiko Ishibashi, autrice de la BO de Drive My Car. Ce n’est qu’une fois le tournage terminé que le cinéaste a eu envie d’utiliser ces rushes pour un long métrage qui reprendrait des éléments du montage et les morceaux de la compositrice, en y adjoignant d’autres prises et une narration plus tenue.
Le début du film saisit la symbiose entre les habitant·es du village et la nature qui les environne. Il s’attarde plus particulièrement sur Takumi et sa fille Hana, sur leurs gestes quotidiens : couper du bois, aller chercher de l’eau au ruisseau, nommer les différentes essences d’arbres. Cette harmonie est perturbée par l’arrivée de deux représentant·es d’une entreprise désirant implanter un glamping (contraction de “glamour” et de “camping”, dernier concept en vogue chez les Tokyoïtes) dans leur communauté, sans prendre en compte le fragile écosystème qui serait ainsi bouleversé.
Grand prix du jury à la dernière Mostra de Venise, Le mal n’existe pas a gardé de son origine musicale une dimension contemplative. Ce début pastoral évoque l’ambient, genre musical restituant avec douceur et sur un mode planant une atmosphère organique. Le morceau inaugural, qui reviendra à plusieurs reprises tel une Sonate de Vinteuil, est sublime. Composé de violons d’abord tourmentés puis caressants, il accomplit un trajet inverse au film, qui va quant à lui de la douceur à la dureté.
On l’a dit, ce nouveau long métrage déroute littéralement, dès son ouverture. Il s’éloigne de la route, du bitume et de l’urbanité des précédentes œuvres du cinéaste pour se déployer dans une campagne japonaise préservée, saisie au sortir de l’hiver. Le regard fixé sur la cime des arbres, on y entre en s’enfonçant dans une forêt qu’on ne quittera que pour une seule séquence. Cette observation de la nature se prolonge dans des plans qui sont comme tirés d’un documentaire animalier.
Fable écologiste aux accents militants, Le mal n’existe pas rappelle par moments le cinéma de Kelly Reichardt. L’art minimaliste et cependant infiniment subtil avec lequel Hamaguchi déploie ce puissant conte anticapitaliste et cette façon de regarder les beautés de la nature et de faire avancer le récit par une lente combustion en font aussi une sorte de Miyazaki pour un public adulte, délesté du fantastique mais tout aussi concerné par la façon dont l’humain souille son environnement. S’il est surprenant de voir Hamaguchi endosser ce costume, on se souviendra du dernier plan d’Asako I & II, qui faisait état de la pollution d’une rivière, et qu’il était déjà question d’une catastrophe naturelle (un glissement de terrain ayant coûté la vie à la mère de l’héroïne) dans Drive My Car.
La déroute proposée par Le mal n’existe pas agit aussi à l’intérieur même du film. Son apparente douceur est rompue par une fin aussi surprenante que véhémente. S’il se termine sur un acte d’une brutalité inouïe et qu’on peine d’abord à expliquer, la violence sourd au cœur du récit, et cette polarité entre harmonie et chaos se manifeste dès l’apparition du titre à l’écran. Dans un geste assez godardien, il se révèle sur fond noir : les uns après les autres, dans le désordre et dans des couleurs différentes, les mots “Evil”, “Exist” et “Does” apparaissent successivement en bleu avant que “Not” ne jaillisse en rouge. Ce jeu chromatique est filé tout au long du film : à l’intensité du bleu du ciel et des vêtements des habitant·es du village répond le rouge du sang qu’on verra couler à plusieurs reprises.
Cette violence résonne aussi dans le langage. La scène où les représentant·es exposent à grands coups de novlangue leur projet de glamping est symptomatique de l’extrême brutalité du capitalisme. Autre élément indicateur de la violence à venir, les coups de feu des chasseurs qu’on entend à plusieurs reprises et les cadavres des animaux qu’on croise deux fois. On se rappelle alors que le cinéma de Hamaguchi est hanté par le sentiment d’une catastrophe à venir. Entre l’exercice de style et le film d’intervention politique, Le mal n’existe pas est à la fois une parenthèse engagée et une nouvelle manifestation des obsessions d’un des auteurs les plus talentueux du cinéma contemporain.
Le mal n’existe pas de Ryusuke Hamaguchi, avec Hitoshi Omika, Ryo Nishikawa, Ayaka Shibutani (Jap., 2023, 1 h 46). En salle le 10 avril.



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Author : Bruno Deruisseau

Publish date : 2024-04-06 10:56:08

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