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Carte blanche à Laure Adler : les démultiplications de Christine Angot

Carte blanche à Laure Adler :  les démultiplications de Christine Angot



Angot encore. Oui, Angot encore et encore. Et ce n’est qu’un début. En effet, la profondeur de ce qu’elle nous dit, la langue qu’elle s’est forgée au fil du temps nous paraissent encore plus puissantes qu’il y a trente-quatre ans, lorsqu’elle faisait son apparition dans le monde littéraire. Que s’est-il passé ? Ce n’est pas seulement l’actualité – une pièce de théâtre magistralement mise en scène par Stanislas Nordey d’après Le Voyage dans l’Est ; son premier film, sobrement intitulé Une famille. Est-ce nous qui avons “bougé” ? Est-ce le sujet de l’inceste qui est abordé autrement et dont on parle maintenant, notamment depuis la levée de l’omerta grâce aux livres, et d’abord ceux de Camille Kouchner et de Neige Sinno ?
Est-ce parce que la justice s’est enfin emparée du sujet et du fait de la création en mars 2021 de la Ciivise, Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, coprésidée par le remarquable magistrat Édouard Durand, qui en a été évincé, hélas, en décembre ? Pas seulement.
Oui, on en parle, on connaît les chiffres et ils sont effrayants. And so what? Cette banalité du mal, on a beau la connaître, on a beau l’entendre, on ne l’intègre pas. Elle reste étrangère à notre capacité de penser. Il y a un mur. Sans doute un mur du son. On écoute, mais ça ne rentre pas. Ce mur est-il là pour nous protéger de l’impensable ?
Or, avec Angot, c’est cela qui se passe et se transmet et s’énonce et transperce le mur du son. Plus maintenant qu’avant ? Oui, et pourtant je fais partie, comme vous sans doute, des nombreuses personnes, lectrices enthousiastes de la première heure, qui ont été emportées par sa fureur de vivre,
par son désir de dire comment elle s’est fabriqué une vision du monde, ce monde abîmé délibérément par un père qui ne l’a jamais réellement RECONNUE comme sa fille. Angot le dit dans Le Voyage dans l’Est : elle n’a jamais eu l’idée de se suicider. La vie est une offrande.
La vie est une célébration du présent. La vie est là. La sienne a vacillé lorsque son père a commencé à porter atteinte à la dignité et à l’intégrité de son existence l’année de ses 14 ans. Les ogres qui croient qu’ils vont manger les petites filles pour les faire disparaître définitivement de la surface de la terre ne se méfient jamais assez des chaperons rouges qui sortent du ventre de l’immonde pour dire, encore et encore, ce qui leur est arrivé jusqu’à ce qu’enfin on comprenne.
Qu’on comprenne, mais qu’on comprenne quoi ? Justement, c’est cela dont se charge Angot depuis plus de trois décennies. Elle s’y est attelée systématiquement, laborieusement, obsessionnellement. C’est son rocher de Sisyphe : elle monte, elle chute, elle recommence. Elle a pour elle l’amour des mots, la grâce de son écriture, son style si incantatoire, ces phrases qui claquent, sa faculté d’auto-observation – elle ne se regarde pas, elle s’auto-analyse de manière quasi clinique, jamais de larmoiement ni de plainte.
“Tous les loups de la meute des masculinistes trouvent en elle (Christine Angot) un punching-ball pour se défouler, se décharger”
Angot a trouvé dans la littérature une alliée pour mener le combat de l’émancipation de son sujet pensant. Je pense donc je suis. Je m’approche de l’impensable donc je persiste à être. Alors, pour certains, Angot hurle, tempête, hystérise. J’entends : on n’en peut plus d’Angot. Ils ajoutent : et ses seins, et son sexe et son trou du cul dont elle nous parle on n’en a rien à foutre. Tous les loups de la meute des masculinistes trouvent en elle un punching-ball pour se défouler, se décharger. Oui ça leur fait du bien de la dévaluer, de l’abîmer, d’essayer de la réduire à une sale égoïste narcissique. Oui, mais justement Angot, aussi bien dans son film que dans la pièce de théâtre, ce n’est pas sa petite histoire qu’elle raconte, c’est notre histoire, l’histoire d’une société qui, à bas bruit et presque dans le silence, continue à perpétrer ce crime, à violer cet interdit constitutif de la permanence de l’idée même de civilisation partout dans le monde.
Dans sa mise en scène du Voyage dans l’Est, Nordey démultiplie les Christine. Intuition féconde qui nous permet d’entendre trois Christine à des âges différents, jeune fille, jeune femme et elle aujourd’hui, mais une seule malgré les apparences, car il n’y a qu’une voix, celle de son écriture, une seule et unique voix qui décompose avec rigueur et précision les mouvements de l’âme, les sensations, des mouvements imperceptibles – et là on pense à Sarraute et à ses tropismes – qui mènent à l’anéantissement de l’être avant le sursaut, toujours le sursaut, le sursaut de la vie, de ce difficile métier de vivre.
Vivre justement, c’est détricoter avec patience et obstination ces nœuds dans son corps et dans son psychisme qui auraient pu ou dû la faire chuter dans l’absence à elle-même. Angot a pris son destin en main. Elle a mené bataille pour elle puis pour nous. Sa bataille est devenue la nôtre. Maintenant on l’entend. Maintenant on l’écoute. On sait que ce qu’elle dit NOUS concerne. Maintenant Christine est la mère d’une fille qui l’aime et qu’elle aime. On sort de la pièce et du film en larmes, avec l’image de ces deux femmes regardant la mer. La joie enfin.



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Author : Laure Adler

Publish date : 2024-04-06 17:00:00

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