Pensez-vous que la France vit, avec un retard de six ans, l’équivalent du MeToo américain dans le cinéma ?
Anna Mouglalis — Je ne pense pas que le mouvement qui prend forme en France produise les mêmes effets de cohésion qu’aux États-Unis. Le cinéma américain a produit de grands signes qui marquaient une prise de conscience très forte, comme cette cérémonie des Golden Globes [en 2018] où tous les participants étaient vêtus en noir à l’initiative de Time’s Up. Le mouvement a levé 20 millions pour un fonds d’assistance juridique et mobilisé 200 avocats bénévoles. À la suite des accusations de Dylan Farrow, certains acteurs et actrices qui ont joué dans des films de Woody Allen ont reversé leur cachet à Time’s Up. Dans le même moment, le mouvement Ask More of Him, à l’initiative de David Schwimmer, fédérait des acteurs dénonçant le sexisme dans le cinéma. Aux États-Unis, quelque chose d’une responsabilité collective a été entendu et rayonne dans le monde.
En revanche, Woody Allen est venu tourner en France, où Roman Polanski avait déjà trouvé refuge. Johnny Depp a monté les marches du Festival de Cannes pour la cérémonie d’ouverture, tandis qu’on entendait en fond la chanson Douce France de Charles Trenet, ce qui est loin d’être insignifiant… Et Dominique Boutonnat [accusé d’agression sexuelle sur son filleul et en attente de son procès en juin] est non seulement maintenu à son poste de président du CNC, mais en plus promu au conseil d’administration de France Télévisions par Emmanuel Macron.
Le cinéma français ne connait-il pas néanmoins un tournant, du point de vue de la mise en cause des pratiques d’abus et de violence ?
En effet, au niveau de l’expression et de l’échange d’expériences, de la mise en place de paroles préventives, quelque chose évolue. C’est aussi très bien qu’avec MeTooGarçons, les hommes puissent prendre la parole sur les abus qu’ils ont subis. Mais il faut commencer par acter que les agresseurs sont presque exclusivement des hommes et les victimes, très majoritairement des femmes.
Étiez-vous dans la salle durant la dernière cérémonie des César ?
Non, j’étais à l’extérieur avec divers collectifs féministes et la CGT. Cela me paraissait extrêmement important d’être là et de soutenir la prise de parole de Judith Godrèche face aux professionnels et au public, et qu’elle sache qu’elle n’était pas seule.
“Il y a des facteurs spécifiques au cinéma qui favorisent les scénarios d’emprise”
Pensez-vous que si le cinéma est l’espace le plus visible de la dénonciation des violences sexuelles et sexistes, c’est parce qu’il est un lieu où ces pratiques sont exacerbées ?
Il y a des facteurs spécifiques au cinéma qui favorisent les scénarios d’emprise. Je pense que ce que recherchent les metteurs en scène chez une actrice, c’est souvent une sorte de vulnérabilité charismatique. Cette vulnérabilité est particulièrement palpable quand on a été agressée. Beaucoup d’actrices sont des survivantes. Ce qui est spécifique au cinéma, c’est aussi le spectacle de l’impunité des agresseurs. De ce point de vue, les déclarations d’Emmanuel Macron sur Gérard Depardieu sont ahurissantes.
Malgré tout, les signaux viennent d’un peu partout. Des acteurs et des actrices du dernier film de Jacques Doillon déclarent ne pas souhaiter soutenir la sortie du film [à ce jour reportée sine die]. La Cinémathèque française annule la projection d’une copie restaurée d’un film de Benoît Jacquot. Je ne suis évidemment pas pour qu’on cesse de montrer à jamais les œuvres de cinéastes accusés d’agression, d’autant plus que souvent les œuvres parlent d’elles-mêmes. Mais il faut accompagner leur projection, les circonstancier, ne pas faire comme s’il ne se passait rien et retomber dans le déni.
Une dynamique de prise de parole qui ne peut que s’amplifier ne s’est-elle pas mise en place ?
Un autre signe du changement, c’est qu’on peut désormais montrer du doigt les personnalités du cinéma qui ne sont pas directement accusées, mais qui choisissent de rester dans le silence. On attend une parole de tous et toutes. Chacun se doit de s’exprimer face aux médias, car l’opinion bouge et les gens ont besoin de se situer. Comme l’a formulé Denis Mukwege [Prix Nobel de la paix 2018], “si vous ne travaillez pas à une solution, vous faites partie du problème”. Par ailleurs, les affaires s’enchaînent dans tous les milieux. Une tribune signée par 455 femmes met en cause le milieu littéraire. Le Prix Goncourt de poésie 2022, Jean-Michel Maulpoix, vient d’être reconnu coupable de violences conjugales. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une nouvelle affaire ne sorte.
“Le viol est un crime. Pour un meurtre, on ne se demande pas si la victime était consentante.”
Les prises de parole de Judith Godrèche n’ont-elles pas joué un rôle de catalyseur dans cette implication de chacune et chacun ?
C’est incontestable. Le récit de Judith Godrèche suscite une émotion très forte, a accéléré une prise de conscience et provoqué d’autres témoignages. Cette parole a été rendue possible, comme elle l’a dit elle-même, par d’autres récits préalables : le livre de Vanessa Springora, Le Consentement ; celui de Neige Sinno, Triste Tigre. Il y a eu la prise de parole d’Adèle Haenel, puis celle d’Emmanuelle Béart. L’impact est très fort parce qu’il s’agit de violences sur mineures. Quand la victime est mineure, c’est évident qu’il ne s’agit pas de sexe mais de violence. Pour une partie de l’opinion, c’est plus complexe quand il s’agit d’une femme adulte. Plane toujours le soupçon qu’il y aurait “un peu” de consentement. Alors que dans tous les cas, on ne parle pas de sexualité mais de violence, de domination et d’humiliation. Le viol est un crime. Pour un meurtre, on ne se demande pas si la victime était consentante.
Quels sont les principaux objectifs à atteindre ?
C’est un problème de santé publique, qui demande une réponse politique. 94 000 femmes et 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année ; on compte 900 féminicides depuis le début de la présidence Macron ; 250 000 femmes sont victimes de violence conjugale chaque année. Derrière chacun de ces chiffres, il y a une personne réelle. Je pense qu’il est primordial aussi que la Ciivise, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, créée il y a trois ans, soit remise en place avec son équipe originale. Le juge Édouard Durand en a été écarté après la production d’un rapport comportant 82 préconisations réalistes et réalisables. Plutôt que de mettre en œuvre ce rapport, le gouvernement a démis le juge Durand et a choisi d’élargir la mission. Onze membres ont démissionné à la suite du changement de présidence.
Parmi elles et eux, il y avait la psychiatre Muriel Salmona, dont le travail sur la mémoire traumatique est très important dans la reconnaissance des violences sexuelles et constitue un outil crucial pour légitimer leur imprescriptibilité. Mais aussi la psychologue Ernestine Ronai, spécialisée dans la violence faite aux femmes et aux enfants, et qui a créé à l’université Paris 8 un diplôme en politique de prévention et lutte contre ces violences. Ou encore la médecin Emmanuelle Piet, qui préside le Collectif féministe contre le viol et a reçu 77 000 témoignages depuis 1986. Toutes les compétences ne sont pas remplaçables. La Ciivise a mis en place une doctrine nationale qui ne peut être poursuivie qu’avec ces personnes.
“Tant qu’il n’y aura pas de volonté politique forte, il y aura toujours autant de violences sexistes et sexuelles en France.”
La France est-elle en retard sur d’autres pays européens dans la mise en place d’une politique préventive et répressive sur ces questions ?
Huit plaintes ont été déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme parce qu’elles avaient été classées sans suite en France, pour “faits insuffisamment caractérisés”. Tant qu’il n’y aura pas de volonté politique forte, il y aura toujours autant de violences sexistes et sexuelles en France. L’Espagne a par exemple réussi à infléchir de façon vraiment sensible la courbe des féminicides. Les militantes espagnoles ont obtenu des actions fortes, telles que soit montrée au journal télévisé la photo de chaque victime de féminicide. Le mot “macho” vient d’Espagne. Mais il y a aussi une réflexion et un travail de déconstruction menés sur la culture du machisme.
La France a un complexe de supériorité. Elle ne se confronte pas à son sexisme. Il n’existe pas de formation suffisante dans les commissariats sur ces questions. Ni auprès des magistrats. Il n’y a pas de budget alloué à ça. Il va falloir arrêter l’hypocrisie. “Dans quel état de guerre vivons-nous?”, comme l’écrivait Annie Cohen. La Fondation des femmes estime à plus de deux milliards d’euros le budget annuel que l’État devrait consacrer à la protection des victimes de violences sexistes et sexuelles (VSS). Lorsque Emmanuel Macron a décidé de créer la Ciivise, il s’est adressé aux victimes d’inceste en disant “on vous croit et vous ne serez plus jamais seuls”. Cette promesse, il faut la tenir auprès de toutes les victimes. Il faut agir, faire le choix d’une société vraiment égalitaire et moins violente.
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Author : Jean-Marc Lalanne
Publish date : 2024-04-07 17:00:00
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