“Le temps passe vite” ; “le temps défile plus vite que nous” ; “c’est la vie qui va vite”… Semées comme de petits cailloux blancs à l’intérieur du documentaire, ces considérations familières, connues de tous·tes mais parfois tues par les plus anxieux·ses, ne cessent d’être répétées par madame Hofmann, ou Sylvie Hofmann, cadre infirmière depuis plus de quarante ans à l’hôpital Nord de Marseille. Fidèle à sa tradition de grand portraitiste au long cours (deux ans ici), Sébastien Lifshitz la rencontre à un moment de bascule, de dérèglement aussi bien intime que collectif, quotidien et physiologique.
Nous sommes au début du Covid, Sylvie s’apprête à prendre sa retraite, son corps lui fait mal, ses oreilles n’entendent plus très bien les bruits alentour et elle vit sous la menace d’une maladie génétique héréditaire. Avec et à travers elle, c’est à une vision plus globale de la France, avec son hôpital malmené, ses bas salaires, la pénibilité au travail non reconnue, l’épuisement généralisé du corps médical, symptômes d’une République ayant réduit les acquis sociaux à peau de chagrin, que nous convie Madame Hofmann.
En ouvrant son long métrage sur des images de bords de mer déserts, de zones touristiques parisiennes vides et de rues marseillaises fantomatiques, Lifshitz cartographie un monde à l’arrêt et démontre à nouveau son intérêt pour ce que l’on pourrait désigner, sans mal, comme des berceaux de résistance, guidé par une salvatrice utopie (Les Invisibles, 2012, Petite Fille, 2020) qui consiste à n’opposer à la parole en cours aucun commentaire.
Si le cinéaste dépeint, par l’intermédiaire de Sylvie Hofmann, l’hôpital en crise, en manque de tout, de matériel et de soignant·es, c’est moins pour en chroniquer le chaos que pour honorer l’intelligence humaine qui lui fait face. Soit une vaste idée qui, chez Lifshitz, semble prendre tout son sens, atteindre sa plus haute forme d’incarnation tant ses films portent en eux cet indicible supplément d’âme et procurent le sentiment d’une plénitude revivifiante et consolatrice.
Avec un sens du découpage extrêmement précis et délicat, le réalisateur déplie chaque situation, scène après scène, comme on décollerait la très fine surface d’une compresse sur une peau à vif (un garçon à qui l’on refuse un rite funéraire pour sa jeune mère décédée brutalement ; une pénurie de blouses ; les rendez-vous médicaux de Sylvie, etc.). Ne pas les survoler, ni les hiérarchiser, c’est ne jamais minimiser la peine, la complexité, c’est aussi et surtout s’accorder à l’unisson, à l’engagement sans faille, mais douloureux et contaminant, de son sublime personnage au nom d’héroïne de roman, à son charisme lumineux. La filmer elle plutôt qu’un·e autre, c’est faire état d’une fatigue généralisée face à la violence d’État.
C’est aussi rendre compte d’un investissement typiquement féminin (ces métiers du care) et d’une génération davantage prête au sacrifice que la suivante qui, elle, s’en protège (savoureuses séquences d’échanges complices avec les jeunes infirmier·ères). C’est enfin documenter un savoir, une expertise et la mélancolie de celle qui n’a pas pu se reposer, n’a pas vu le temps passer. Quelle plus juste réparation que d’offrir à la mélancolie l’éternité d’un film.
Madame Hofmann de Sébastien Lifshitz (Fr., 2023, 1 h 44). En salle le 10 avril.
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Author : Marilou Duponchel
Publish date : 2024-04-07 07:00:00
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