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Joshua Cherniss : “Comment combattre les antilibéraux sans devenir aussi impitoyables qu’eux”

Affrontements entre manifestants et gendarmes, le 25 mars 2023 à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres




C’est bien connu, depuis 1793 et la Terreur, le culte révolutionnaire français entretient une fascination certaine pour la violence en politique, à l’image de la complaisance bien connue du philosophe Jean-Paul Sartre envers la brutalité du totalitarisme soviétique, qu’il jugeait comme un mal nécessaire. Ou pour ainsi dire : “On ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs”.Aujourd’hui, cette maxime est pour certains toujours aussi pertinente. Après l’attentat de Moscou, les images des quatre terroristes se présentant dans le box des accusés, visiblement torturés par les autorités russes, ont circulé dans la “droitosphère”, plusieurs commentaires laissant suggérer que la France devrait s’en inspirer. A gauche, l’urgence climatique pousse des associations et des militants à des actions de désobéissance civile, allant du sabotage d’outils agricoles à la perturbation d’aéroports, le plus souvent au mépris total du droit de propriété ou de la liberté de circulation.Comment comprendre que des individus mus par les meilleures intentions puissent commettre des actes légalement et moralement répréhensibles ? Pour Joshua Cherniss, professeur associé à l’université de Georgetown, spécialiste de l’histoire des idées politiques et auteur du très remarqué Liberalism in Dark Times : the liberal ethos in the twentieth century* (Princeton University Press, 2021), la réponse est dans la question : c’est parce qu’un individu est convaincu d’agir pour le bien qu’il considère légitime de recourir à la violence.L’Express : Selon vous, il n’y a aucun paradoxe à faire le mal au nom du bien. Pourquoi ?Joshua Cherniss : Tout à fait, simplement parce qu’un individu convaincu de poursuivre un idéal de justice et de bien s’autorise plus facilement des actes condamnables sur le plan moral. Cette conviction crée une certaine résistance au doute. Albert Camus a parlé, au début de la Guerre froide, du désespoir qu’il ressentait à être entouré de personnes qui sont absolument convaincues qu’elles ont raison, et qui par conséquent n’écoutent plus personne, perdent en empathie et se ferment au dialogue.Sauf que chaque être humain est confronté à l’incapacité de tout connaître, d’avoir toujours raison. Personne ne peut éviter l’erreur d’un diagnostic politique erroné. Nous sommes tous portés à présumer que nos propres motivations sont purement bonnes et supérieures. Pourtant, nous sommes tous affectés par la vanité, le désir de pouvoir, de célébrité. Bref, nous sommes des êtres subjectifs et imparfaits.Quand on est convaincu d’avoir raison, on prend sa subjectivité pour une vérité universelleC’est pour cette raison qu’il faut rester ouvert à l’altérité. Or, quand on est convaincu d’avoir raison, lorsqu’on prend sa subjectivité pour une vérité universelle, on a tendance à exclure le dialogue et à considérer qu’il est légitime d’imposer nos idées à l’ensemble du monde.Ce manque d’empathie à l’égard de la subjectivité d’autrui est-il compatible avec les institutions démocratiques, dont l’un des piliers est l’acceptation du pluralisme ?Sur le pluralisme, il y a deux dimensions à prendre en compte. L’une d’entre elles est soulignée par l’historien et philosophe britannique Isaiah Berlin. Ce dernier affirme qu’il existe, dans toute société, une pluralité de valeurs qui entrent souvent en conflit les unes avec les autres. Selon Berlin, l’une des raisons pour lesquelles il est primordial d’avoir un pluralisme politique est qu’il permet à chaque individu de poursuivre et de défendre ses valeurs.L’argument de Berlin est complété par celui de Raymond Aron : le conflit est une caractéristique fondamentale des sociétés humaines, et il est renforcé par la société moderne parce qu’elle favorise la différenciation entre les individus. La question n’est plus de savoir comment dépasser les conflits, comme le propose l’utopie marxiste par exemple, mais comment on gère et on pacifie ce conflit. Les régimes démocratiques choisissent la voie du pluralisme politique et de la division du pouvoir, de sorte que le conflit puisse être résolu par l’argumentation, dans un espace institutionnel encadré par le droit. La voie non démocratique consiste au contraire à l’éliminer en supprimant le pluralisme, en concentrant tout le pouvoir dans les mains d’un seul groupe. Aron pense que cette approche est destructrice parce qu’elle ne peut pas parvenir à éliminer les sources fondamentales du conflit, elle ne fait que les étouffer.Dans votre livre, vous étudiez le concept de “ruthlessness” (impitoyabilité), qui est un trait de personnalité que l’on retrouve chez tous ceux qui ont recours à la violence politique. Pouvez-vous développer ?L’impitoyabilité, telle que je l’utilise, se réfère à une éthique et à un éthos. L’éthos est une question d’ordre psychologique, elle désigne une attitude, une disposition. L’éthique est davantage une question de principe.En tant qu’éthique, l’impitoyabilité politique est la conviction qu’il est nécessaire, voire vertueux, d’agir pour atteindre un objectif moralement supérieur, sans aucune limitation et sans égard pour les autres. Tous les moyens susceptibles d’assurer le succès dans la poursuite de l’objectif immédiat sont justifiés, ce qui a le formidable pouvoir de rendre louable des actes moralement répréhensibles.Le libéralisme repose sur l’idée qu’aucun pouvoir ne devrait être illimité ou absolu, et qu’aucun groupe ne devrait avoir le monopole du pouvoirEn tant qu’éthos, l’impitoyabilité désigne une certaine attitude à l’égard de ces types d’actions. Cela implique l’anesthésie de certains scrupules, doutes ou regrets que l’on pourrait ressentir au moment de faire un acte condamnable.Le cas du communiste Lev Zalmanovich Kopelev est en ce sens particulièrement frappant. Ce juif ukrainien a rejoint le mouvement bolchévique au moment de l’Holodomor [NDLR : la grande famine qui a touché l’Ukraine en 1932-1933, faisant entre 2,6 et 5 millions de morts, et dont la responsabilité des autorités soviétiques est aujourd’hui reconnue]. En tant que militant communiste, il a participé à la mise en œuvre de cette famine.Kopelev était un véritable idéaliste, et il n’avait rien d’un personnage cynique ou sadique, moralement insensible par nature. Dans ses mémoires, celui qui a rompu avec le communisme en 1968 raconte les horreurs dont il a été témoin et se pose la question : comment le jeune homme qu’il était a-t-il pu supporter ce sombre spectacle, et pire, comment a-t-il pu y participer ?Il le faisait parce qu’il était pleinement convaincu du bien-fondé de sa cause, que c’était un mal nécessaire. De plus, il avait adopté une certaine éthique de “l’impitoyabilité” selon laquelle la compassion, les remords, l’hésitation sont autant de signes de faiblesses, d’un manque de dévouement et de conviction authentique.Plus un individu est “impitoyable”, expliquez-vous, plus il est illibéral ?Tout à fait, même si je souligne ici davantage une tendance qu’une corrélation absolue, puisqu’il existe aussi des libéraux impitoyables. Mais il est vrai que la pensée libérale semble s’être construite pour limiter les effets de “l’impitoyabilité”. J’en veux pour preuve les libéraux français du XIXe siècle, qui acceptaient l’héritage révolutionnaire tout en rejetant la période de la Terreur.Cela s’explique aisément, dans la mesure où “l’impitoyabilité” a une affinité particulière avec les idéologies illibérales, qui considèrent que le pluralisme politique et idéologique est dispensable parce qu’il existe un groupe qui détient le monopole de la vérité et du bien. Au contraire, le libéralisme repose sur l’idée qu’aucun pouvoir ne devrait être illimité ou absolu, et qu’aucun groupe ne devrait avoir le monopole du pouvoir. Par conséquent, le libéralisme est implicitement résistant à “l’impitoyabilité””.Le géographe suédois et militant écologiste Andreas Malm a récemment déclaré, au micro de France Culture : “Le sabotage d’infrastructures qui détruisent des vies est légitime”. Ce propos vous étonne-t-il ?Pas du tout. Cette phrase d’Andreas Malm montre à quel point il est profondément influencé par les modèles du XXe siècle. Dans le passé, il a parlé de la nécessité d’imiter le communisme de guerre pour lutter contre le changement climatique. Dans mes travaux, je m’intéresse justement aux modèles auxquels il se réfère, pour non pas m’en inspirer, mais voir ce que nous pouvons retenir de leurs erreurs.Ce que j’ai observé, c’est que des gens qui ont un combat politique parfaitement louable, mus par de bonnes intentions, finissent eux-mêmes par générer le mal qu’ils étaient censés combattre. Le communisme de guerre invoqué par Malm n’a jamais produit l’utopie communiste qu’il promet, en revanche, il est à l’origine de nombreux maux et de grandes souffrances.Malm est attiré par un certain type de pensée politique qui affirme l’existence d’un objectif absolument vital sur le plan moral, et que par conséquent, tout ce qui est fait pour poursuivre cet objectif serait justifié. Le problème de cette logique est qu’elle sacrifie toutes les autres considérations morales et politiques. Cela amène à adopter une vision “en tunnel” qui néglige les dommages collatéraux qui pourraient être causés par la poursuite de cet objectif. Dans le cas de Malm et de sa légitimation du sabotage des infrastructures, cela signifie que l’on ne prend pas en compte l’énorme souffrance imposée à des innocents, qui d’ailleurs sont souvent des personnes précaires et vulnérables.On pourrait vous rétorquer que, “la fin justifiant les moyens”, ces stratégies politiques ont le mérite d’être efficaces.Je ne pense pas, parce que le recours à la violence et à l’illégalité peut se retourner contre leur cause. Cela peut inspirer et légitimer une réponse violente chez ses adversaires politiques. Le théologien et activiste politique Reinhold Niebuhr, un intellectuel majeur de la période de la Grande Dépression [NDLR : période de crise économique et de récession dans les années 1930], a montré que les techniques de protestation non violente sont politiquement beaucoup plus puissantes et avisées, parce qu’elles ne permettent pas aux personnes en position d’autorité de justifier l’utilisation de la violence dans la répression. Sa pensée a beaucoup influencé Martin Luther King et le mouvement américain des droits civiques dans les années 1960, avec les succès que l’on connaît.D’une certaine manière, Andreas Malm affaiblit sa cause. Des actions violentes pour inciter à agir contre le changement climatique ne feraient que renforcer l’hostilité, chez de nombreuses personnes, à l’égard de l’écologie politique et de ses militants.Si le XXe siècle a connu une “épidémie de fanatiques de “l’impitoyabilité””, pensez-vous que ce risque pèse sur les démocraties libérales aujourd’hui ?Les démocraties libérales sont toujours menacées. D’abord, elles suscitent de grandes désillusions. Aux deux extrémités de l’échiquier politique, la démocratie est contestée, car on la juge incapable de faire face aux crises contemporaines, en raison de la lenteur du processus de délibération. Cette raison était déjà invoquée dans l’entre-deux-guerres, et a motivé de nombreuses personnes à soutenir des idéologies totalitaires.Aron, à nouveau, à la fin des années 1930, donnait une conférence dans laquelle il comparait les élites totalitaires aux élites démocratiques. Les premières, expliquait-il, sont révolutionnaires parce qu’elles souhaitent un changement brutal. Les élites démocratiques, en revanche, sont fondamentalement conservatrices et attachées à la préservation du statu quo. Face à la crise économique des années 1930, Aron constate que le discours des démocrates est moins séduisant que celui des élites totalitaires.Aujourd’hui, les libéraux sont à nouveau confrontés à ce que je nomme le “paradoxe libéral” : comment répondre à “l’impitoyabilité” des antilibéraux sans devenir aussi impitoyables qu’eux, et abandonner ainsi ce qui constitue le cœur de la doctrine, de l’éthique et des valeurs libérales ?La guerre en Ukraine nous pose face à ce dilemme. Une résolution pacifique du conflit est impossible en raison de l’attitude de Vladimir Poutine. Les Ukrainiens doivent, à ce stade, résister à la violence de la Russie par tous les moyens : leur combat est juste. Mais si, d’une manière ou d’une autre, la voie de l’armistice s’ouvrait, le peuple ukrainien serait-il prêt à faire un compromis avec la Russie, après avoir subi les grandes atrocités de cette guerre ? J’en doute, puisqu’on assiste naturellement, en réaction à l’invasion, à la montée d’une grande intransigeance nationaliste en Ukraine. C’est tout à fait compréhensible ; mais c’est aussi terriblement dangereux. On retrouve ici cette logique mortifère selon laquelle la violence appelle la violence.Liberalism in Dark Times, The liberal ethos in the twentieth century, par Joshua Cherniss, Princeton University Press, 328 p., 2021.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2024-04-09 16:00:00

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