Judith Chemla et Hélène Frappat ont toutes deux écrit ces derniers mois des livres très frappants qui élucident les formes que peuvent prendre la domination, la violence, le harcèlement dans un couple. Judith Chemla l’a fait sur le mode d’un récit personnel qui décrit deux relations conjugales successives où l’autrice a été victime de maltraitance et d’emprise (Notre silence nous a laissées seules, Robert Laffont).
Les mécanismes de l’emprise, les stratégies de manipulation de celui qui l’exerce, c’est aussi le sujet de l’essai d’Hélène Frappat, Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes (Éditions de l’Observatoire), qui, pour en expliciter les contours et examiner leur histoire, s’appuie sur un film de George Cukor, Gaslight (1944). Nous avons choisi de les faire se rencontrer et Laure Adler a orchestré pour nous leur dialogue.
Vos livres sortent en même temps et ce n’est pas tout à fait un hasard. Vos livres sont des cheminements, des réflexions et ils partent tous les deux d’un silence. Vous, Judith, vous avez décidé de partir en Grèce pour pouvoir briser le silence. Pourquoi la Grèce ?
Judith Chemla — Le moment où je commence l’écriture de mon livre, c’est en effet en Grèce. Je me suis extirpée du bourbier et je suis dans ce pays où nos mythologies se forment, où des métamorphoses ont lieu. Je suis en vacances avec un homme assez radieux, solaire, qui n’essaie pas de me contrôler. Mes enfants sont là, donc je peux difficilement dégager plus d’une demi-heure par jour, mais je commence à écrire cette histoire d’emprise que j’ai vécue.
Dans son livre, Hélène [Frappat] parle d’Alice au pays des merveilles, un endroit de l’autre côté du miroir, un lieu où le cadenassement de la pensée est mis en lumière. Le temps de l’écriture était une plongée dans cet autre côté, où le merveilleux côtoie l’horreur et l’oppression, où la santé de votre pensée est attaquée le plus gravement. En écrivant, je suis terrassée par la peur. Je parle de quelqu’un avec qui j’ai eu un enfant. On se dit qu’on ne peut pas faire ça, que ça met tout le monde en danger. Mais je le fais parce que j’ai vécu deux situations extrêmes. Et parce que j’ai la conviction qu’il faut que le silence cesse.
“On met du temps à se rendre compte de la gravité de ce que l’on subit” Judith Chemla
Ce travail d’élucidation de votre expérience que vous opérez par l’écriture n’est pas un travail de vengeance mais plutôt un travail de reconstruction, le progressif aménagement d’un espace à reconquérir, étape par étape. Mais cette pensée de la résistance, cette pensée de vous-même vous avait-elle déjà quittée ?
Judith Chemla — On n’a jamais fini de sortir, on n’a jamais fini d’éclore. En ce moment, je lis le livre d’Hélène et j’ai l’impression que mon crâne n’en finit pas de s’ouvrir. La possibilité de réfléchir et de s’accorder une place à soi-même, ça ne cesse de grandir. Je croyais d’ailleurs que je m’accordais une belle place, que j’étais une femme indépendante qui n’avait pas sa langue dans sa poche. Et pourtant j’acceptais des violences, du dénigrement, des retournements de culpabilité.
On met du temps à se rendre compte de la gravité de ce que l’on subit. Parce qu’on est tenu par des liens. Parfois il faut brûler quelque chose du lien pour le reconstruire sainement. Aujourd’hui, le lien essentiel à casser, c’est celui qui fait que nous ne sommes pas entendues par la justice. Il y a des pays comme l’Écosse ou l’Espagne où ce ne sont pas 85 % des plaintes qui sont classées sans suite comme en France, mais 5 %. Parce que les grilles de lecture ont été changées.
Souvent les mots manquent pour mettre au jour ces logiques de domination, mais en lisant Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, on a vraiment l’impression, Hélène, que vous avez découvert des gisements de mots qui les remettent en cause…
Hélène Frappat — J’ai été assez frappée par une distinction farouche que faisait Marguerite Duras entre la parole et l’écriture. Ne pas avoir les mots dans la parole et les trouver dans l’écriture, ce n’est pas la même chose. Le gaslighting est un mot né à partir du film de George Cukor de 1944. Quelques années après la sortie du film, en Floride, comme l’a établi la recherche que j’ai menée sur la généalogie de ce mot, quelques femmes se sont adressées à leur avocat pour divorcer car leur mari leur “avait fait subir le gaslight treatment”.
“Il est possible de nier l’humanité de quelqu’un” Hélène Frappat
Elles se sont reconnues dans ce qu’inflige le personnage de Charles Boyer à celui d’Ingrid Bergman. Les grands films nous regardent autant que nous les regardons. Des femmes se sont senties regardées par le film, y ont identifié l’horreur qu’elles vivaient et ont voulu la fuir en divorçant.
Décrivez-nous cette forme de harcèlement qu’est le gaslighting…
Hélène Frappat — Tout ce qui fait d’elle un être humain, son mari va vouloir le détruire. Pour moi, écrivaine, ce qui définit l’être humain, c’est le langage. Dans sa très belle autobiographie, Enfance, Nathalie Sarraute, dont le français n’était pas la langue maternelle [mais le russe], raconte qu’elle a eu une enfance très dure et a réussi à s’en emparer avec une ironie extraordinaire. Dans une scène du livre, l’institutrice française lui demande : “Décrivez votre pire souvenir d’enfance.” Et elle commente : “J’avais là un trésor.” L’ironie est en route à partir de l’horreur.
Elle n’a cessé dans toute son œuvre de décrire comment, dans le langage, il est possible de nier l’humanité de quelqu’un. Le chapitre “Mon petit” dans L’Usage de la parole est très fort là-dessus. En disant “mon petit”, il est possible d’évaporer quelqu’un. Donc, au départ, le gaslighting était un mot. Et j’en ai fait un concept. Le livre est l’aboutissement de ce que j’ai pu faire avec le cinéma. Mais il s’enracine aussi dans une expérience du militantisme que j’ai connue il y a très longtemps, qui est l’engagement contre le négationnisme. La négation du génocide juif et tzigane, celle du génocide arménien.
“Quand on est un être humain qui veut vivre avec la vérité, on doute, on se remet en cause. On se fourvoie totalement.” Judith Chemla
Mon ambition était de relier, comme l’a fait Cukor – c’était mon hypothèse –, une expérience conjugale intime, celle du mariage hétéronormé, et la Shoah. Cukor est né à New York de parents immigrés juifs hongrois et a laissé une partie de sa famille en Hongrie. Certains de ses membres sont morts dans les camps. Le film est traversé par le sentiment qu’en dehors des murs de cette maison, il y a, dans le présent du tournage, une autre guerre qui se joue et que le rapport entre les deux tient seulement à un changement d’échelle.
Quand on vous lit toutes les deux, on est frappé·e par les résonances entre vos deux livres. L’une d’elles est le rapport à la vérité. On a le sentiment, Judith, au début du livre, que vous ne croyez pas à ce qui vous arrive. Que vous vous dites que ce que vous vivez n’est peut-être pas votre vérité…
Judith Chemla — Oui, exactement, et c’est tellement aussi ce que décrit le livre d’Hélène. Une femme (Ingrid Bergman, donc) voit dans sa chambre la lumière baisser et on réussit à lui faire croire que c’est faux, que ce qu’elle voit n’est pas la vérité. Son expérience du réel n’est plus sûre. Et quand on est un être humain qui veut vivre avec la vérité, on doute, on se remet en cause. On se fourvoie totalement. C’est une déperdition de soi.
Hélène Frappat — Pour rebondir sur ce que tu dis, j’ajouterai que la question philosophique, c’est celle de la crédibilité. On pourrait se dire que c’est la question de la crédulité, la même que celle qui est posée politiquement à propos des fake news. On dit que certaines personnes sont crédules, qu’elles vont voter Trump, ou Zemmour, qu’elles vont avaler que Pétain n’était pas antisémite, pour reprendre les termes de Zemmour.
La question n’est pas celle de la crédulité. La question est celle de la crédibilité. C’est-à-dire à quelles conditions une catégorie d’êtres humains a été historiquement attaquée au point que ces êtres humains vont pouvoir accepter des choses sur eux-mêmes, des choses qui vont les détruire en tant qu’êtres humains. En ce qui concerne les femmes, ça consiste à leur faire accepter de croire qu’elles sont peut-être hystériques ou folles.
“En philosophie, les réponses ne sont pas si importantes, ce qui compte, c’est la façon de poser les questions.” Hélène Frappat
Judith Chemla — Moi, par exemple, j’avais en photo un énorme bleu que j’avais sur mon corps. Mais ça me gênait de garder dans mon ordinateur cette preuve. Je me disais que ça ne m’aiderait pas au récit, à la bonne version de l’histoire qui serait que notre couple est vertueux…
Vous avez pris la photo parce que vous ne croyiez pas vous-même que vous aviez un bleu ?
Judith Chemla — Ce qui est fou, c’est que j’ai effacé la photo moi-même. Que je me suis dit que ça ne ferait pas du bien à notre récit commun, familial, supposément idyllique, auquel j’avais malgré tout envie d’adhérer, auquel je voulais croire.
Hélène Frappat — C’est ça. Il y a la crédulité, qui n’est pas la bonne formulation de la question. En philosophie, les réponses ne sont pas si importantes, ce qui compte, c’est la façon de poser les questions. Lorsqu’une question est bien posée, la réponse est là. La question, c’est donc la crédibilité. Et il y a un troisième degré qui est la question de la croyance. Pourquoi le cinéma nous dit des choses si importantes ? Parce qu’il ne fonctionne qu’avec de la croyance.
Dans L’Amour fou, Jacques Rivette raconte l’histoire d’une comédienne gaslightée par son mari metteur en scène. D’ailleurs, Rivette, que j’ai connu, m’avait raconté qu’il s’était inspiré de la relation entre Jean-Luc Godard et Anna Karina, avec qui il avait passé des vacances, et ce qu’il avait vu de leur couple l’avait choqué. Le personnage du metteur en scène va l’empêcher de jouer, la tromper, la persécuter, tout en niant en permanence qu’il le fait. Et elle va s’en sortir en enregistrant.
Elle prend un petit magnétophone et elle enregistre tout. Même une voiture qui passe. Tout ce qui constitue le réel. Ce que montre le film, c’est que la question de la croyance, nous pouvons nous en emparer pour désactiver des mécanismes d’adhésion à ce type de récit oppressant que tu décris. Voir, c’est une décision. Donc nous pouvons collectivement arrêter de croire à de mauvais scénarios. Ceux du gaslighting et de la violence conjugale.
“On a peu de modèles féminins héroïques, des femmes qui parviennent à partir à l’aventure dans leur propre vie” Judith Chemla
Arriver à penser ce qui vous arrive, c’est très difficile. Psychiquement, intellectuellement, matériellement. C’est ce que vous montrez à l’intérieur de votre écriture. Judith, ce scénario d’emprise vous est arrivé deux fois, avec deux hommes différents. Pensez-vous qu’inconsciemment on essaie de reproduire des histoires d’amour transmises par le cinéma et qui véhiculent des schémas de domination ?
Judith Chemla — Je pense qu’on est vraiment modelées profondément par les premiers récits, les contes, les films, mais aussi les récits de nos parents. C’est banal de le dire, mais on est empreints de ces premiers récits. On a peu de modèles féminins héroïques, des femmes qui parviennent à partir à l’aventure dans leur propre vie. Petite, j’étais vraiment bouleversée, je pouvais pleurer plus d’une heure après avoir vu Camille Claudel de Bruno Nuytten. Je pressentais que j’étais proche de cette femme qui se donne entièrement par amour et qui se fait détruire dans sa vie et dans son art…
Hélène Frappat — Elle a aussi été détruite par son frère qui l’a fait interner abusivement. Pour ce qui est des récits qu’on nous transmet, je dirais qu’il n’est pas question de supprimer les contes. J’adore les contes. L’important, c’est la façon dont nous les lisons. Dans mon livre, je cite Angela Carter, une immense écrivaine anglaise qui a réécrit tous les contes que nous connaissons, Barbe-Bleue, Le Petit Chaperon rouge, Blanche-Neige, du point de vue de l’héroïne.
“Dans tous les cas de féminicide, l’assassin dit qu’il voulait faire taire celle qu’il a tuée” Hélène Frappat
Moi, ce qui me frappe, c’est que Judith n’est pas seulement actrice, metteuse en scène, mais aussi chanteuse. J’admire beaucoup ton travail de chanteuse. Et c’est essentiel, cette question de la voix. L’héroïne de Gaslight est une chanteuse lyrique, comme tu l’es. Elle est la nièce d’une autre grande chanteuse, que l’homme qu’elle épouse a assassinée. Et après ce premier meurtre, il va étouffer la voix de celle qu’il épouse.
Dans tous les cas de féminicide, l’assassin dit qu’il voulait faire taire celle qu’il a tuée. J’ai mené jusqu’au bout cette question du désir de faire taire les femmes en utilisant les textes de la plus grande poétesse actuelle, Anne Carson. Elle a écrit un texte extraordinaire, intitulé “Le Genre du son”, où elle montre qu’avant même de décrédibiliser le contenu de ce que disent les femmes, on met en cause la nature même de leur voix.
En citant Aristote, elle montre que c’est le son qui est émis par la voix féminine, ou la voix trop aiguë d’un homme efféminé, qui est jugé inaudible, dégoûtant, insupportable aux oreilles. C’est repris par Homère, Sophocle. Tous ces textes ont créé les conditions d’une absence de crédibilité de la parole féminine.
“Il y a aussi des dizaines de milliers de femmes qui ne sont pas dans la lumière et qui se taisent” Judith Chemla
Vous donnez d’ailleurs aussi des exemples contemporains de femmes politiques face à ces questions…
Hélène Frappat — Oui, Sandrine Rousseau qui dit qu’elle a pris un coach vocal. Ou Margaret Thatcher qui raconte qu’elle a travaillé à faire baisser sa voix.
Votre titre, Judith, sonne comme une prophétie : Notre silence nous a laissées seules. Ce à quoi on assiste, c’est que des femmes parlent. Je pense notamment à Judith Godrèche. Avez-vous l’impression que cette solitude est en train de se briser ?
Judith Chemla — Oui, il y a une sororité. Il y a des liens qui se recomposent parce que la parole appelle la reconnaissance. Mais il faut savoir que, malgré tout, ça fait beaucoup de bruit, les médias s’en emparent, et il n’y a qu’avec la pression politique qu’il y a une action politique. Mais c’est aussi une impression. Il y a aussi des dizaines de milliers de femmes qui ne sont pas dans la lumière et qui se taisent. Parce que c’est dur de renverser un ordre établi. Si on ne continue pas, le monde ne va pas se retourner.
Hélène Frappat — Je ne parlerais pas de solitude mais plutôt d’isolement. Ce n’est pas la même chose, parce que la solitude, ça peut être créateur. L’isolement, c’est ce dont il faut sortir. Et je parlerais aussi d’intersectionnalité, qui est un mot très important. Il y a un socio-anthropologue et philosophe très important, David Graeber, qui a dit que tout ce qu’il a appris politiquement, il l’a appris des luttes féministes.
En les étudiant. Il ne faut surtout pas les isoler. La question, c’est celle de l’humanisme. Tout acte de compréhension est un acte de courage. Il ne faut pas dissocier les questions, celle de la maltraitance des femmes, des enfants, la menace de Marine Le Pen en France qui est très proche, l’homophobie, la transphobie. Il nous faut collectivement sortir de l’isolement. Je milite pour l’intersectionnalité.
Retranscription Jean-Marc Lalanne
Notre silence nous a laissées seules de Judith Chemla (Robert Laffont), 368 p., 20 €. En librairie.
Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmesd’Hélène Frappat (Éditions de l’Observatoire/“La Relève”), 288 p., 21 €. En librairie.
Source link : https://www.lesinrocks.com/non-classe/vaincre-lemprise-selon-helene-frappat-et-judith-chemla-il-faut-sortir-de-lisolement-612977-10-04-2024/
Author : laurentmalet
Publish date : 2024-04-10 17:00:00
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