Qu’est-ce que la rigueur ? Le mot a deux acceptions. Pour une très large partie de la population française et une forte majorité de ses dirigeants politiques, la rigueur est associée à la notion de dureté, de sévérité, d’austérité. En revanche, pour ceux d’entre nous qui ont une formation scientifique, c’est une incontournable qualité d’exactitude, de précision qui permet de construire un raisonnement. Nous sommes, hélas, très minoritaires.Ce conflit de valeurs autour d’un même mot a des racines profondes. Notre système éducatif, tout d’abord, qui dès le secondaire laisse une place beaucoup trop réduite aux mathématiques et donc ensuite, au niveau universitaire, aux sciences dites “dures” dont la seule appellation les fait apparaître comme inhumaines. Notre vie publique ensuite, organisée autour des discours, où les scientifiques sont considérés comme trop spécialisés, trop rigides pour comprendre des problèmes qui relèvent tous (soi-disant) des sciences humaines. Nos débats sont donc dominés par des sociologues, des philosophes, des politologues, les scientifiques n’étant que des sous-traitants mobilisés pour répondre à des demandes spécifiques.J’exagère ? Je vais être factuel : sur les huit présidents que nous avons connus depuis les débuts de la Ve République, un seul, Valéry Giscard d’Estaing, avait une formation scientifique, et ce fut loin d’être le pire. Sur les 25 Premiers ministres, Elisabeth Borne était la seule à relever de la même catégorie. Quant à la quarantaine de ministres de l’Education Nationale depuis 1958 (soit une durée moyenne de l’ordre de dix-huit mois pour chacun), 10 % seulement pouvaient se prévaloir d’une formation scientifique.L’évolution de l’étude de l’économie, sujet central pour la bonne santé d’un pays, n’est pas moins inquiétante. L’économie, qui s’est surtout développée au XIXe siècle s’est d’abord voulue une science exacte. Ses inventeurs n’ont cessé d’étudier, de modéliser puis d’affirmer leurs théorèmes respectifs. Le seul petit problème est que des idéologies opposées, du libéralisme au marxisme, ont développé avec talent des certitudes conflictuelles. L’économie n’est donc pas une science exacte, au mieux une discipline qu’il faudrait défaire de tout préjugé. Et notamment, ne pas oublier que les modèles de prévision du futur reposent tous sur des données relevant du passé, ce qui limite nécessairement leur fiabilité. Il n’en est malheureusement rien. Les meilleurs économistes continuent à se battre pour l’attribution d’un faux prix Nobel, qui les fait passer pour des scientifiques. Ceux qui entrent dans la vie politique sont la plupart du temps dominés par leur vision idéologique qui affaiblit leur discours, rendu de ce seul fait peu convaincant par la majorité de nos citoyens.L’économie est pourtant incontournable, en tant que simple instrument de mesure de la réalité qui a besoin des mathématiques pour être efficace. Cependant, elle n’est pas enseignée au collège où l’on pourrait pourtant expliquer ce qu’est le budget d’un ménage (ressources et dépenses) puis comment l’on passe au niveau d’une entreprise et enfin à celui de l’Etat. Faut-il s’étonner que l’économie soit incomprise dans un pays où la majorité des citoyens n’ont jamais reçu aucune formation sur ce sujet central ? Que nous apporterait la rigueur, au sens scientifique du terme ? Je voudrais rappeler ici une règle qui m’est restée de ma formation scientifique : la solution de tout problème est dans son énoncé. En d’autres termes, un diagnostic exact est un préalable à l’action. Nous en sommes fort loin et pratiquons sans vergogne, tous partis confondus, un déni de réalité.L’économie piégée par l’idéologieL’exemple le plus frappant est celui des finances publiques. D’où vient notre déficit insurmontable ? Pour Marine Le Pen, de l’immigration, ce qui n’a aucun sens. Pour la droite, de l’excès de dépenses de l’Etat. Lesquelles faut-il couper ? On ne saura pas. Pour la gauche, toutes sensibilités confondues, du fait que les ultrariches seraient gravement sous-imposés, théorie fantaisiste inventée par des économistes prestigieux (Thomas Piketty et Gabriel Zucman) qui se présentent comme scientifiques et confondent en fait idéologie et démarche rigoureuse.Je vais présenter mon propre diagnostic, établi avec rigueur (dans les deux sens du mot !). Les dépenses sociales, qui sont très différentes de celles de l’Etat régalien, devraient être par nature équilibrées puisque ce sont des dépenses de solidarité. Or elles sont lourdement déficitaires, à hauteur de la moitié de notre déficit total. D’où cela vient-il, pour l’essentiel (plus de 60 milliards d’euros) ? Du système de retraites de la fonction publique.Cela pour deux raisons. Ce régime a une très mauvaise structure démographique, avec 0,9 cotisant pour 1 retraité, contre 1,7 s’agissant de la totalité de la population. De ce seul fait, les cotisations salariales des fonctionnaires, au sens le plus large du terme, ne couvrent au mieux que le quart du montant des retraites payées chaque année, soit une vingtaine de milliards d’euros sur un total de 90 (plus de 3 % du PIB). Le solde, soit près de 2,5 % du PIB, n’a pas de financement affecté, ce qui est absurde dans un système de répartition. C’est donc l’Etat qui en porte la charge. Ce qui, faute de recettes, augmente d’autant son déficit et le porte à plus de deux points de PIB au-delà de la limite européenne de 3 %. Coïncidence encore plus grave, ce chiffre est à peu près de l’ordre de grandeur du déficit public hors charges financières (ce qu’on appelle le déficit primaire), différence annuelle entre les recettes et les dépenses publiques hors intérêts de la dette.Qui, parmi nos dirigeants politiques, le sait ? Probablement une infime minorité. Qui le dit ? Personne. Donc le problème, certes difficile, n’est pas près d’être réglé.*Jean Peyrelevade, polytechnicien et économiste, est un haut fonctionnaire, banquier et dirigeant d’entreprise. Dernier ouvrage paru : Réformer la France (Odile Jacob, 2023).
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Publish date : 2024-04-15 10:00:00
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