Entre Chris Marker et GTA, il n’y a qu’un pas. Ou plutôt un film, trois réalisateurs et un producteur. En 2008, à 87 ans, le “plus célèbre des cinéastes inconnus” ouvrait la voie à un nouveau genre cinématographique avec L’Ouvroir, le machinima. Comprendre : la mise en scène pour le cinéma d’images tirées des moteurs de jeux vidéo. Marker expérimentait cette technologie tant bien que mal dans un court métrage d’une trentaine de minutes, réalisé dans le jeu Second Life. Depuis, les progrès techniques ont permis à Knit’s Island de voir le jour : tourné “dans” le jeu post-apocalyptique DayZ, ce long-métrage d’Ekiem Barbier, Quentin L’helgoualc’h et Guilhem Causse documente l’expérience de jeu de joueur·ses laissé·es à leur compte sur un territoire vaste de 250 km², résultat obtenu à partir de 963 heures de jeu par les réalisateurs.
Si pour Guilhem Causse “il n’y a aucune différence” liée au fait que le lieu du tournage soit “virtuel ou réel”, cela a permis à l’équipe de s’intéresser au jeu vidéo en tant que pratique, finalement peu vue à l’écran, en tout cas loin des stéréotypes qui lui sont généralement rattachés. L’image qui colle encore à la peau du jeu vidéo, c’est d’ailleurs le motif de jeu de la première partie de Knit’s Island, comme l’explique Boris Garavini, le producteur du film : “Plein de gens de 50-60 ans, qui n’avaient jamais joué, étaient fascinés par la découverte d’un monde qui les avait toujours effrayé. Si le film conforte leurs préjugés pendant 30 minutes avec des gens violents, cannibales… après, on bascule sur quelque chose de plus poétique. Les gens sont fascinés.”
La carte et le territoire
Avec autant de rencontres improbables, parfois terrifiantes, et souvent lumineuses (une tyranne sadique, une communauté faite sur plusieurs années composée de joueur·ses éparpillé·es aux quatre coins du (vrai) monde…), Ekiem Barbier, Quentin L’helgoualc’h et Guilhem Causse s’intéressent finalement plus aux joueur·ses qu’au jeu en lui-même. “Faire un barbecue, c’est déjà pensé par les développeurs” au même titre qu’affronter un zombie, explique Boris Garavini. “La survie, ce n’est qu’un prétexte.”
Mais alors, pourquoi DayZ plutôt que GTA ou VRChat ? “Il y a un problème de droits, on ne sait pas ce qu’on peut faire”, dit Boris à propos de cet art encore si jeune, avant de préciser que les licences ultra-populaires sont encore inaccessibles pour eux aujourd’hui. Alors ils ont choisi “un jeu plus indépendant”, ce qui leur a valu l’une de leurs meilleures critiques, de la part d’un des patrons en personne, à Prague. “Les développeurs sont venus voir le film. L’un deux nous a dit ‘on sort des trailers pour les nouvelles mises à jour, c’est vraiment pour vendre le jeu. Mais ce que vous avez fait par contre, ça représente vraiment ce qu’est le jeu’”, se souvient Guilhem Causse.
Le temps dilaté
Toute cette attention portée sur des univers virtuels ne saurait faire oublier l’une des originalités de ce film : aussi moderne soit-il, Knit’s Island n’a pas été réalisé à Tokyo ou bien dans n’importe quelle autre mégapole d’ailleurs, mais bien à Alès, au pied des Cévennes. Pourquoi ? “On n’avait pas tellement d’intérêt d’être à Paris. Ni l’envie. Tourner ici ne nous coûtait pas cher. On a fait ça dans une baraque, et on a la nature à côté !” Pour le tournage, on comprend bien que tout passe par les ordinateurs… comme pour la post-production faite en studio à Montpellier, ville où le quatuor s’est rencontré lorsque les trois réalisateurs faisaient leurs premiers essais en 2017, aux Beaux-Arts.
Depuis, il s’est passé un confinement et trois à quatre ans de tournage (le temps notamment de rencontrer leurs personnages, d’écrire et trouver des subventions). Un temps long donc, qui a amené son lot de difficultés : “C’est une temporalité que les joueur·ses ne comprenaient pas. Ils et elles sont habitué·es à se filmer, à monter une vidéo pour YouTube, et deux jours après elle est sur Internet.” Et puis “la fin du tournage a été galère : certain·es ne jouaient quasiment plus”. Après neuf années passées sur le jeu à raison de cinq heures par jour pour les plus ancien·nes et téméraires… on les comprendrait presque d’être passé·es à autre chose !
“Sans formaliser un film dès le départ, on savait que des gens passaient du temps là-bas, et ces espaces comme ces gens sont assez peu documentés. On y est allé pour voir ce qu’on y fait”, résume Boris. En partant de cette intuition, ils ont à la fois défriché une forme cinématographique qui en est encore à ses balbutiements, et partagé sur le grand écran l’expérience ressentie par des millions de personnes à travers le monde, avec cette idée puissante que c’est la pratique des joueur·ses qui définissent les possibilités d’un jeu. Et jamais son contraire concluent-ils, avant de nous en dire plus sur leur prochain projet, encore plus barré. “Ce sera une comédie documentaire au format série, dans un serveur francophone d’Arma III, qui est à la base un jeu de shoot. Mais c’est devenu une sorte de simulation de fonctionnaires, avec des flics, des pompiers..!” Affaire à suivre, du côté d’Arte.
Knit’s Island, L’Île sans fin, d’Ekiem Barbier, Quentin L’helgoualc’h et Guilhem Causse, au cinéma le 17 avril.
Remerciements au Festival Itinérances à Alès, et à Occitanie Films.
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/virtuel-ou-reel-il-ny-a-aucune-difference-on-a-rencontre-les-createurs-de-knits-island-615460-15-04-2024/
Author : Nicolas Moreno
Publish date : 2024-04-15 14:07:13
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