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Camille Étienne et Salomé Saqué : rencontre entre deux figures de la jeunesse en lutte

Camille Étienne et Salomé Saqué : rencontre entre deux figures de la jeunesse en lutte



Comment habiter autrement le monde ? Comment s’organiser pour ajuster nos besoins et nos ressources, pour opposer des formes de vie justes et écologiques au système de prédation qui domine partout, autant dans la sphère économique que dans la sphère intime ? Face aux scandales répétés de l’accaparement par les puissants des corps, des terres, de la parole, des décisions publiques, deux voix contemporaines de l’activisme et du journalisme, Camille Étienne et Salomé Saqué, se battent pour imaginer d’autres voies politiques plus dignes.
En publiant leurs premiers livres respectifs l’an dernier – Pour un soulèvement écologique. Dépasser notre impuissance collective (Seuil), Sois jeune et tais-toi. Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse (Payot) –, ces deux figures très écoutées au sein de la jeunesse en colère partagent ici leurs espérances, par-delà les coups bas qu’elles prennent dans leurs engagements quotidiens. Surgies des marges de l’espace politique et médiatique, leurs voix dérangent les un·es, attaché·es à leurs privilèges, et stimulent les autres, conscient·es de la nécessité d’une bifurcation.
Convaincues que la parole, même minoritaire, peut faire basculer les normes et l’ordre des choses, elles veulent peser au cœur de la conversation publique. Nous les avons invitées à en discuter lors des Inrocks Festival, début mars, au Centquatre-Paris.
Militantes et journalistes, activistes et expertes, engagées et autrices… Vos prises de parole dans l’espace public et médiatique suscitent dans la diversité de leurs formes un grand écho, notamment auprès d’un public jeune. Entre documentation et interpellation, comment qualifiez-vous, chacune, votre voix ?
Salomé Saqué — Je ne me qualifie pas de militante. Je n’appelle jamais à signer des pétitions ou à manifester, par exemple. C’est une activité noble, mais je suis journaliste. Ce qui me différencie peut-être d’une partie de ma profession, c’est que j’assume, il est vrai, une forme de subjectivité. Je dis toujours d’où je parle. Mon rôle, c’est de faire émerger et documenter un sujet d’intérêt public. Je m’intéresse à des sujets précis, comme la jeunesse, le droit des femmes, l’écologie, les inégalités… À chaque fois, je mène un travail d’enquête, je recoupe mes sources, j’essaie de penser contre moi-même.
Camille Étienne — Nous avons, Salomé et moi, deux points de vue différents, mais très complémentaires. Aucun n’est suffisant. Pourtant, ils sont tous les deux nécessaires. Une partie de mon militantisme vient d’un certain vide journalistique sur les questions de justice climatique. Si tous les journalistes travaillaient comme Salomé ou Paloma Moritz à Blast, comme Stéphane Foucart et Lorraine de Foucher au Monde, on se porterait mieux et on aurait moins de travail du côté des activistes. J’ai certes confiance dans le sérieux de beaucoup de journalistes rigoureux et exigeants. Mais souvent, des sujets ne sont pas traités ou mal traités. On a longtemps imaginé que le dérèglement climatique était une simple opinion comme une autre ; je me suis retrouvée par exemple l’an dernier sur M6 face à un climatosceptique. On en est encore là, parfois. Face aux angles morts de l’espace médiatique, je me suis donc organisée sans eux, pour donner accès à l’information, sachant que le savoir est un grand pouvoir.
Sans être journaliste, vous êtes pourtant très présente dans les médias, pourquoi ?
Camille Étienne — J’ai été projetée très jeune dans les médias, dès 22 ans, comme la Greta Thunberg française ; on m’a alors demandé mon avis sur tout. Or, ce n’est pas ce que je sais faire. Je refuse beaucoup de propositions de la part des médias. Mais je le fais à certains moments parce que je me dis que c’est important. Sur la crise agricole, par exemple, je l’ai un peu fait ces dernières semaines. Mais la plupart du temps, je préfère parler de sujets dont personne ne parle, comme en ce moment l’exploitation des fonds marins. On est très sérieux quand on est militant, vous savez ! Ce qu’on essaie de faire avec les militants, c’est d’infléchir l’Histoire. Penser une action, un rapport de force, faire du lobbying politique de fond, c’est ce que je fais : les médias nous permettent de dévoiler ce travail.
Vos engagements respectifs, aussi différents soient-ils, semblent peser sur vos vies intimes, lorsqu’on mesure la violence que vous subissez l’une et l’autre sur les réseaux sociaux et ailleurs. Comment arrivez-vous à vous protéger de cette violence ? L’acceptez-vous comme un prix nécessaire à vos engagements ?
Salomé Saqué — J’ai longtemps préféré me taire à ce sujet, mais ce cyberharcèlement commence à prendre des proportions tellement inquiétantes que je me dois d’en parler ouvertement. Je reçois souvent des insultes et des menaces, depuis des années ; il m’est même déjà arrivé de me faire interpeller négativement dans la rue. Cela fait déjà un moment que j’ai dû retirer mon nom de la boîte aux lettres, que je dois être vigilante sans cesse, même quand je reçois un colis. Et de plus en plus, je me rends compte que toutes ces pressions ont des conséquences psychologiques importantes, même si j’essaie de prendre un peu de distance.
La cerise sur le gâteau, c’est la sexualisation dont j’ai fait l’objet, à travers des montages photo de moi dénudée, fabriqués par une intelligence artificielle. J’avais déjà reçu beaucoup de messages dans lesquels on me disait qu’on voulait me “baiser” ou que je méritais de me faire violer. Quand on prend au quotidien ces insultes, ces dénigrements publics, ce discrédit et maintenant ces fausses photos qui circulent sur les réseaux sociaux, ça fait beaucoup. Je ne constate pas ce problème chez mes collègues masculins, en tout cas pas dans cette proportion.
Camille Étienne — Je te trouve très courageuse, tu le sais. Moi, j’ai fait un choix différent : je ne veux pas en parler. J’ai senti un point de bascule à un moment donné de ma vie. Le jugement des gens m’affecte ; on existe par le regard de l’autre, notre existence est d’abord relationnelle. Je ne sais pas si je pourrais exister dans une pièce seule. Très souvent, on me prête des propos qui ne sont pas les miens et des intentions qui ne sont pas les miennes. On s’attaque au messager plutôt qu’au message. Mais mettre en avant tous les commentaires haineux, ça les rend visibles. Je me suis donc dit à un moment : soit j’arrête tout, vu les proportions que cela prend dans ma vie privée – j’ai dû déménager, j’ai dû déposer une plainte à la police –, soit je reconnais que mon combat, en fait, n’est pas celui du harcèlement ; il est ailleurs.
Heureusement que des gens se mobilisent contre ce fléau, mais ce n’est pas mon combat public. Je décide de dire que c’est un honneur que ma parole dérange tant. Je suis le caillou dans la chaussure qui emmerde mes ennemis. Ma mère me disait avec raison : pourquoi es-tu affectée par le jugement de quelqu’un à qui tu ne demanderas jamais conseil ? C’est vrai, les critiques qui me touchent beaucoup, ce sont celles qui viennent de mes amis proches, des scientifiques avec lesquels je travaille. Mais si c’est Pascal Praud, c’est un honneur ! J’avance donc sans mes ennemis. Une autre chose me fait tenir : mon combat est très ancré à l’étranger, dans des pays soumis à des politiques néocoloniales, comme en Ouganda ou au Yémen. Ce que les populations vivent là-bas me fait relativiser ce que je subis : les menaces de mort devant ma porte restent supportables comparées aux conditions d’existence des gens que je rencontre.
Salomé Saqué — Ce qui m’inquiète, c’est que le cyberharcèlement soit un vrai phénomène politique, un phénomène de société qui s’intensifie et pétrifie beaucoup de personnes. Toi, Camille, tu as vraiment la force, pour le coup inhabituelle, de résister à ça. Mais pour une Camille Étienne qui résiste, beaucoup se font faucher. Et ce qui est terrible, c’est qu’on s’habitue à ce déferlement de haine. Plus le temps passe, plus j’ai un niveau d’acceptation élevé de la haine, car je m’y suis habituée malgré moi. Or plein de journalistes, de militantes, de femmes politiques aussi se sentent obligées d’arrêter de s’exprimer sur les réseaux sociaux et quittent l’espace qu’on a besoin d’investir pour diffuser de l’information.
Camille Étienne — Il faut qu’on arrive collectivement à refuser cette tentation du fait divers, de l’anecdote individuelle, qu’on comprenne que les violences sexistes et sexuelles ne sont en rien des faits divers mais bien un système de prédation, de violence instituée. Je préfère en parler dans ce sens-là car j’ai une vraie pudeur sur ces questions et j’essaie vraiment de garder une chambre à moi, de ne pas livrer ces récits intimes. Au-delà des anecdotes, ce qui m’intéresse, c’est comment on en fait une critique politique. Les paroles de Judith Godrèche et de toutes celles qui l’ont précédée ont permis de comprendre qu’on est face à un système. Il y a moyen d’en sortir, comme le prouvent les 82 mesures portées par la Ciivise et le juge Édouard Durand, l’homme qui a le plus bouleversé ma vie ces dix dernières années.
Une fois qu’on a entendu toutes ces courageuses prises de parole, qu’est-ce qu’on en fait ? Quelle est notre responsabilité pour que ça s’arrête ? En réalité, ce n’est pas de compassion et d’apathie dont j’ai besoin. J’ai mes amis proches pour me protéger de ma vulnérabilité. Dans l’espace public, ce que j’attends, c’est une compréhension fine, que l’on comprenne collectivement ce que cela dit de notre société, des rapports de prédation, du sexisme ambiant. Des mesures concrètes sont oubliées par la sphère politique actuelle, par lâcheté. Il faut donc se battre sur ce terrain, rejoindre des associations qui luttent pour qu’il y ait des lois contre le harcèlement et les violences sexistes et sexuelles.
Les luttes au sein des mouvements écologistes et des mouvements féministes forment-elles un continuum pour vous, ou faut-il les envisager comme des combats dissociés ?
Camille Étienne — Derrière les sujets que je porte, il y a toujours des enjeux féministes et colonialistes. J’ai par exemple suivi une négociation internationale de l’ONU sur les fonds marins fermée à tous les journalistes. Sur les 300 personnes engagées dans les négociations, il n’y avait que dix femmes. Du côté des observateurs des ONG, c’était le contraire. On voit bien dans cet exemple l’accaparement du pouvoir par des hommes. Sur la question du colonialisme, je peux évoquer les principales entreprises, belges, canadiennes et américaines, qui vont chercher des minerais dans les îles du Pacifique, là où des peuples autochtones dépendent directement de la pêche pour survivre et ont des liens culturels, des attachements très puissants à ces fonds marins. En s’accaparant ces ressources, c’est leurs croyances que les entreprises occidentales font disparaître.
Le colonialisme, c’est la source du problème. Autre exemple : au Yémen, TotalEnergies a commis des violations de droits humains, n’a pas dépollué des cours d’eau. Ils ne se seraient jamais permis de faire ça à Bordeaux ou en Italie ; c’est parce que c’est au Yémen. Ils ont osé mettre des bâches pour recueillir de l’eau radioactive, sachant que l’air toxique qui résulterait de l’évaporation serait respiré par des gens qui ont des cancers depuis vingt ans et naissent sans bras, déformés. Seuls un racisme profond et une volonté de puissance peuvent conditionner cela.
Comme pour les pédocriminels, dont je parlais avec le juge Durand, il existe dans le système économique une volonté de domination ; on s’attaque à la vulnérabilité des femmes, des enfants, des employés quand on est leur supérieur, des journalistes qui débutent quand on est grand patron d’un média ou d’une chaîne télé, des patientes quand on est psychanalyste, comme Gérard Miller. À chaque fois, il s’agit d’asseoir un pouvoir sur des corps, de posséder, de détruire, parfois sans tuer, parce que c’est encore plus cynique. Je retrouve ça dans la stratégie de certains grands dominants qui cherchent à détenir des terres, des populations entières, à avoir le mode opératoire du destructeur dans cet écosystème. C’est tout un paradigme.
Le sentiment d’impuissance ne vous gagne-t-il pas dans vos luttes, qui butent souvent sur des principes politiques et économiques infaillibles ? Face à TotalEnergies, aux industries fossiles, aux gouvernements complices de ces industries, aux climatosceptiques, à l’inaction climatique en général, comment conservez-vous le goût du combat ?
Camille Étienne — Rebecca Solnit, une autrice américaine que j’adore, dit : l’espérance, c’est la croyance que ce que nous faisons peut avoir une importance. On peut être découragé si l’on a placé un espoir en quelque chose. Le découragement est passif. L’espérance, c’est un besoin. En ce sens, je crois profondément en l’intelligence intime, individuelle, mais aussi collective ; je crois profondément que ce que nous faisons est important. Mon espoir n’est pas quelque chose qui me tombe dessus, de la même manière que le dérèglement climatique n’est pas quelque chose qui nous tombe dessus et contre lequel on ne pourrait rien. C’est le résultat de choix politiques depuis des décennies, d’un mode opératoire, d’une jouissance de détruire la vie, d’un souci d’accumulation du capital.
J’ai beaucoup travaillé sur la question du temps quand je faisais des études de philosophie. Une question m’anime : comment s’inscrit-on dans une temporalité juste ? C’est le combat de toute une vie. On mourra nécessairement dans les systèmes de prédation que l’on dénonce. On mourra dans le patriarcat, dans le capitalisme vorace. En revanche, ce qu’on fait se joue ailleurs. De manière très pragmatique et rationnelle, derrière chaque dixième de degré, comme derrière chaque hectare de terre, se cachent des vies humaines et non humaines. C’est tout. On sauve littéralement de la vie, on rajoute des points à l’existence, et ça, c’est profondément jouissif. Ça donne un sens immense à l’existence.
À chaque fois qu’on arrache quelque chose, on fait advenir de l’imprévisible, comme le dit Edgar Morin. C’est l’un des plus beaux sentiments au monde, plus beau encore que de tomber amoureux. On déjoue ce qui était écrit. Et puis aussi, il y a cette question de justesse. Pourquoi est-ce qu’on fait les choses ? C’est une question de justesse et de justice. En fait, je ne me pose pas la question, c’est profondément intuitif, c’est lié aux personnes que je rencontre. Quand je me suis mobilisée contre l’extension d’une mine à ciel ouvert qui conduirait à raser le village de Lützerath en Allemagne, ce qui s’est posé, c’est la question de la dignité, pour reprendre l’expression analysée récemment par Cynthia Fleury. On pourrait faire le parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui avec l’A69 en France.
“Simplement assumer d’affirmer un ‘non’ salvateur.” Camille Étienne
La dignité, ce serait donc le moteur de vos engagements ?
Camille Étienne — La dignité, c’est pour moi la question fondamentale de tout mouvement social. Qu’est-ce qui nous rend digne, et apporte un peu de justice et de justesse à l’espèce humaine ? Se retrouver à 6 heures du matin dans la boue, en Allemagne, pour dire que la direction du monde prise par les puissants est honteuse, c’est simplement assumer d’affirmer un “non” salvateur. Comme Adèle Haenel qui se lève et qui se casse. Parce que c’est une question de dignité. Je n’ai pas d’espoir particulier, mais j’essaie de rester digne chaque jour, dans toutes les décisions que je prends. Je suis guidée par une forme de morale kantienne, et je trouve que ça donne beaucoup de paix.
Salomé Saqué — Cette question des rapports de domination m’intéresse beaucoup. Mon métier, c’est précisément de rendre compte et d’analyser ces rapports de domination. C’est pour ça que je ne crois pas une seconde à cette fameuse neutralité journalistique qui voudrait qu’on respecte des temps de parole, par exemple entre le patron de TotalEnergies et un militant écolo ; parce que ces personnes ne s’expriment pas dans un rapport d’égalité. Toutes les paroles ne se valent pas. Mon rôle de journaliste, c’est de rendre compte de ce rapport de domination, de voir qui défend quoi.
C’est pour ça que je m’engage tant sur cette question de la neutralité dans ma profession ; je pense qu’en disant que le journalisme est neutre, on l’a vidé de sa substance politique. Pour faire société, il faut être informé sur la direction du monde qu’on est en train de prendre. Et quand on présente des actions de destruction du système social, de l’environnement, de l’égalité comme quelque chose de normal, de neutre, évidemment que vous allez avoir moins envie, potentiellement, de vous mobiliser. Notre rôle, c’est de ne pas perdre de vue que les rapports de domination structurent notre société.
Aujourd’hui, on est dans un moment où les personnes qui dominent et détruisent sont en train de prendre de plus en plus de place dans l’espace économique et politique. On voit par exemple ce qui se passe avec l’extension de l’empire Bolloré. C’est un vrai problème, parce que ce n’est pas qu’une question économique, c’est aussi une question de débat d’idées. On est envahi par le champ lexical de l’extrême droite. C’est difficile d’y résister ; en tant que journaliste, on ne peut pas traiter l’irruption de certaines thématiques telles que l’insécurité comme “neutre”. On se doit de faire remarquer que le champ lexical de l’extrême droite qui a envahi l’espace médiatique n’est absolument pas neutre.
Pour un soulèvement écologique. Dépasser notre impuissance collective de Camille étienne (Seuil), 176 p., 18 €. En librairie.
Sois jeune et tais-toi. Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse de Salomé Saqué (Payot), 320 p., 19,90 €. En librairie.



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Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-04-15 17:00:00

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