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Luna Luna, légendaire parc d’attractions arty, ressuscite à Los Angeles

Luna Luna, légendaire parc d’attractions arty, ressuscite à Los Angeles



Dans le dédale de la production culturelle contemporaine, rares sont les événements capables de faire vibrer aussi parfaitement que Luna Luna les échos d’un passé mythifié au diapason du spectacle le plus décomplexé. Ce “parc d’attractions artistique” initialement créé en Allemagne en 1987, avant d’être démonté, abandonné, oublié, retrouvé, puis finalement ressuscité à Los Angeles fin 2023, combine toutes les contradictions actuelles du monde de l’art, se voulant à la fois une fenêtre sur une utopie créative avortée et un produit hautement commercial, un carrefour de collaboration artistique et un sommet de marchandisation. Son histoire, presque trop belle pour être vraie, semble être elle-même la résultante d’un canular impeccablement exécuté…
En effet, comment se peut-il, se demande-t-on en déambulant dans le vaste entrepôt d’un quartier pauvre de L.A. qui héberge les 5000 m2 de l’exposition Luna Luna: Forgotten Fantasy, que de tels blockbusters artistiques soient restés invisibles aussi longtemps ? Comment des œuvres au format XXL signées Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, Roy Lichtenstein, Salvador Dalí, Sonia Delaunay, David Hockney, pour ne citer que les noms les plus flashy, ont-elles pu disparaître durant plus de trois décennies et miraculeusement réapparaître, à la faveur d’un coup de poker à 100 millions de dollars orchestré par Drake – oui, le rappeur !
L’art comme divertissement
Pour le comprendre, il faut revenir à Vienne, au milieu des années 1970. C’est là que vit André Heller, un artiste multidisciplinaire, avant-gardiste, connu avant tout pour ses chansons pop (une quinzaine d’albums de 1967 à 1985) mais aussi pour ses installations et performances théâtrales, télévisuelles, radiophoniques aux confins de la scène actionniste viennoise. En 1976, il vient de quitter, pour divergences artistiques et financières, le cirque Roncalli qu’il a fondé l’année précédente avec le metteur en scène et clown Bernhard Paul, lorsqu’une idée audacieuse germe dans son esprit.
Nostalgique du Prater à Vienne, ce célèbre parc d’attractions qu’il fréquentait enfant, il conçoit une kermesse où chaque manège serait designé par un·e artiste, un espace où l’art ne serait pas seulement observé mais vécu, faisant partie intégrante de l’expérience collective de divertissement. “Un grand pont entre ce qu’on appelle l’avant-garde – des artistes qui étaient parfois un peu snobs et n’avaient pas de contact avec les masses – et ce qu’on appelle les gens normaux”, expliquera-t-il dans une interview donnée à Joe Coscarelli du New York Times en 2022.
Il en parle autour de lui et prend son bâton de pèlerin, passant la décennie suivante à embarquer dans l’aventure des artistes qu’il admire. À Paris, il obtient l’accord de Sonia Delaunay, juste avant sa mort en 1979, pour que l’arche d’entrée du parc soit peinte selon ses directives. Les choses s’accélèrent à partir du milieu des années 1980, lorsque Heller reçoit environ 3,5 millions de dollars de la part d’une maison d’édition allemande, Neue Revue, qui lui permettent de lancer le projet. À New York, il rencontre Andy Warhol, qui se dit intéressé, mais d’autres artistes (on ne saura hélas pas lesquel·les) s’opposent à sa participation – peut-être de peur que cette hyperstar de l’art contemporain ne tire trop la couverture à elle ?
Warhol oriente le Viennois vers Keith Haring et Jean-Michel Basquiat, alors tous deux en pleine ascension. Le premier manifeste immédiatement son enthousiasme et propose de créer un manège où l’on s’assiérait sur ses personnages et animaux stylisés. “J’avais l’opportunité de créer quelque chose pour les enfants, et je m’en suis saisi”, confie l’artiste dans une vidéo visible dans l’exposition. Le second accepte de peindre des motifs sur une grande roue vintage, rachetée par Heller, à la seule condition que Miles Davis cède les droits de son Tutu (morceau sorti en 1986) pour accompagner l’expérience – ce sera fait.
Peu à peu, d’autres artistes prestigieux·ses se greffent au projet, qui prend des allures de dream team. Salvador Dalí (qui mourra quelques années plus tard, en 1989) accepte de recycler son Rêve de Vénus, conçu pour l’Exposition universelle de New York en 1939, sous la forme d’un dôme géodésique avec un intérieur en miroir, baptisé Dalídom. Roy Lichtenstein signe quant à lui un labyrinthe de miroirs, utilisant une sublime composition de Philip Glass (In the Upper Room: Dance II, qui atterrira sur son album de 1987, Dancepieces) pour envelopper les visiteur·ses dans un monde de reflets trompeurs. Et il donne à Heller le numéro de David Hockney, qui recycle pour sa part un Enchanted Tree : un pavillon cylindrique et creux, composé de plaques de bois peintes en bleu, vert et rouge filtrant la lumière d’une manière précise, tandis que retentissent des valses de Strauss à l’intérieur. Une trentaine d’artistes complètent ce casting de rêve, parmi lesquel·les Jean Tinguely, Joseph Beuys, Georg Baselitz, Roland Topor, Daniel Spoerri, Jim Whiting, Kenny Scharf ou encore Erté.
Un voyage dans votre propre enfance
Le 4 juin 1987, Luna Luna ouvre ses portes à Hambourg, en Allemagne, car c’est là que siège la Neue Revue qui finance quasiment seule le projet, Heller ayant refusé un sponsoring de McDonald’s qui souhaitait nourrir les visiteur·ses. Tout l’argent est dépensé dans la fabrication des œuvres par 220 artisan·es de l’Opéra de Vienne, et il est entendu que les artistes font don de leur pièce au parc contre la somme symbolique de 10 000 dollars. “Écoutez, vous recevez constamment les plus belles commandes, tout le monde veut vos peintures ou vos sculptures, mais moi je vous invite à faire un voyage dans votre propre enfance, à concevoir votre propre parc d’attractions du mieux que vous le pouvez”, aurait dit Heller à ses compagnons pour les convaincre, selon le critique Dieter Buchhart, auteur d’une monographie de Basquiat en 2016.
Le parc devient instantanément un phénomène culturel, attirant environ 250 000 visiteur·ses de tous horizons lors de ces sept semaines d’été pluvieux. Les médias internationaux saluent l’initiative, confirmant la vision d’Heller selon laquelle l’art peut et doit être une expérience partagée et joyeuse. Chacune des trente attractions est “une sidérante élévation de l’esprit”, écrit par exemple le magazine américain Life. Fort de ce succès initial, Heller envisage d’exporter Luna Luna à travers l’Allemagne d’abord (Berlin, Munich), en Europe (Paris, Londres) ensuite, puis dans le monde (au Japon, aux États-Unis). Il imagine déjà comment chaque escale pourrait enrichir le projet, avec de nouvelles collaborations qui en feraient un phénomène culturel mutant et sans précédent.
Hélas, la réalité se révèle plus décevante. La chute du mur de Berlin en 1989 change radicalement les équilibres et les priorités d’à peu près tout le monde. Le projet d’une tournée européenne s’évanouit, et la proposition de la ville de Vienne d’acheter le parc et de le rendre permanent échoue face aux préoccupations politiques. En 1990, criblé de dettes pour payer les frais d’entrepôt, et sans option viable pour l’avenir de Luna Luna, Heller est contraint de vendre son rêve à une entreprise philanthropique américaine, la Stephen & Mary Birch Foundation, pour la coquette somme (à l’époque) de 6 millions de dollars. Il ne s’y résout toutefois que contre la promesse que le projet de sa vie sera rapidement exposé à San Diego.
Drake, faiseur de miracles
À nouveau, d’obscurs litiges sur les droits et d’autres complications juridiques empêchent la concrétisation des plans, et la Birch Foundation, lassée, tente de retirer ses billes, entraînant d’interminables procès et enterrant les attractions de Luna Luna pour des décennies. Les 44 containers en métal qui les hébergent finissent par atterrir, on ne sait comment, en 2007, dans un village au Texas, d’où ils ne bougeront plus pendant quinze ans, entourés de coyotes, de serpents et de tumbleweeds. Le parc tombe dans l’oubli, laissant derrière lui des photos, des souvenirs et des “what if” dans l’esprit de ceux et celles qui l’ont visité. Mais l’histoire rebondit en 2019.
Michael Goldberg, directeur créatif dans une petite agence de marketing, Something Special Studios, découvre par hasard, en surfant sur un site obscur, l’existence de Luna Luna. Curieux, il interroge son réseau de spécialistes de l’art et de collectionneur·ses, mais personne ne semble avoir entendu parler de ce projet pourtant peu discret. Il contacte alors André Heller, désormais septuagénaire, qui n’a pas perdu espoir de redonner vie à son parc, encouragé notamment par Dieter Buchhart, historien de l’art et spécialiste de Basquiat, et Daniel McClean, avocat spécialisé dans la restitution d’œuvres.
L’année précédente, ce dernier est parvenu à localiser les containers au Texas, mais les exigences de la Birch Foundation ont refroidi tous les collectionneur·ses contacté·es pour aider à libérer les œuvres de la prison métallique où elles croupissent depuis trente-cinq ans. En effet, la vente doit se faire d’un bloc (tout ou rien) et à l’aveugle, sans pouvoir faire d’état des lieux. Daniel McClean parvient tout de même à inspecter superficiellement la marchandise, constatant avec effroi que certains containers laissent échapper de l’eau.
C’est alors que Michael Goldberg, plus à son aise dans le monde de la nuit new-yorkaise que dans celui de l’art, a l’idée de contacter DreamCrew, la boîte de production et d’événementiel de Drake et de son manager, Adel Nur (à qui l’on doit par exemple la série télé Euphoria). Miracle : le rappeur torontois accroche immédiatement à l’idée de ressusciter de tels joyaux. Il se dit prêt à payer de sa poche ce qui sera nécessaire, tout en ayant la capacité de trouver des partenaires.
S’il est impossible de le vérifier, le chiffre de 100 millions de dollars est avancé dans les médias, une somme incluant non seulement le rachat mais aussi la restauration et les frais d’exposition de ce qui s’annonce comme un blockbuster. Durant la pandémie, les discussions s’accélèrent et André Heller, après avoir été convaincu par son fils Ferdinand et avoir pris le temps de découvrir l’univers de Drake, accepte de s’engager dans ce partenariat improbable. Les négociations sont longues et complexes, mais l’implication de Drake (en coulisse plutôt que devant les caméras, il faut le noter) débloque la situation.
Nous sommes en 2022, et les 44 containers quittent enfin le Texas, direction Los Angeles, dans un entrepôt non loin du siège de DreamCrew… Et là, nouveau miracle : à l’intérieur des grandes boîtes métalliques, les nouveaux propriétaires découvrent des œuvres qui, dans leur majorité, sont en bon état ou réparables. Après un travail de restauration et de curation (sous la direction d’Anthony Gonzales, un proche de Drake), quinze pièces sont sélectionnées parmi la trentaine du projet initial. Et l’exposition Luna Luna: Forgotten Fantasy ouvre ses portes à Los Angeles en décembre 2023, où nous avons pu la visiter. Courant 2024, elle devrait voyager, sans doute à New York dans un premier temps, puis dans plusieurs métropoles internationales – mais les plans précis n’ont pas encore été annoncés. En attendant, le résultat est-il à la hauteur des attentes ? Tout dépend des attentes.
Promesses tenues ?
On peut d’abord affirmer sans le moindre doute que le Luna Luna nouvelle version est plus proche d’une exposition que d’un parc d’attractions. La promesse historique n’est pas entièrement tenue, et il est nécessairement décevant de ne pouvoir grimper sur les manèges. Ça l’est d’autant plus que sont exposées de nombreuses photos et vidéos de 1987 montrant le parc originel, pleinement interactif. Mais pouvait-il en être autrement ? “Les installations ont été restaurées mais elles restent trop fragiles pour supporter le poids de milliers d’utilisateurs”, fait valoir l’organisation, qui précise cependant qu’elle réfléchit actuellement à des solutions techniques qui permettraient, dans le futur, de pallier ce problème. “Pour l’instant, l’urgent était de ressusciter Luna Luna et de le dévoiler dans toute sa splendeur aux spectateurs d’aujourd’hui.” L’argument s’entend.
Et, de fait, les deux pièces maîtresses de l’exposition, le (petit) manège de Haring et la grande roue de Basquiat, sont bel et bien splendides. Le premier est, sans surprise, une explosion de couleurs et de motifs typiquement haringesques (bébé à quatre pattes, crocodiles, chiens…) autour de laquelle on prend plaisir à déambuler. Quant à la grande roue, blanche et ornée d’ampoules, Basquiat y a peint des scènes évoquant la furie et la violence américaines mêlées aux joies paradoxales de l’enfance. Découvrir ces pièces inédites dans cette atmosphère de kermesse déréglée a quelque chose de profondément émouvant.
Pour le reste, c’est plus contrasté. Deux autres manèges, décorés par Kenny Scharf (un street artist angeleno, proche de Haring mais loin d’avoir son talent) et Arik Brauer (artiste autrichien cofondateur de l’École viennoise de réalisme fantastique) remplissent honorablement leur mission carnavalesque.
Le Palace of the Winds de Manfred Deix (où des pétomanes mêlaient leurs exploits à de la musique classique) et la Crap Chancellery de Daniel Spoerri (une façade de toilettes du Luna Luna calquée sur le bâtiment conçu pour le QG du parti nazi par l’architecte Albert Speer) devaient sans nul doute produire leur petit effet comique en 1987 ; mais leurs versions fantomatiques aujourd’hui exposées apparaissent comme froides et distanciées – soit l’inverse de ce que souhaitait faire Heller avec son parc.
Même chose pour Luna Luna Pavilion, le labyrinthe de glaces de Roy Lichtenstein, où il n’est pas permis de circuler, ou pour les poupées de Jim Whiting (Mechanical Theater), dont ne restent que des fragments démembrés et une vidéo montrant de quoi elles étaient jadis capables.
Plus réjouissant est le Dalídom et ses effets kaléidoscopiques, qui répondent toutefois exactement aux normes spectaculaires de l’art commodifié. Hautement instagrammable, le pavillon n’est en effet accessible qu’aux visiteur·ses ayant acheté l’accès VIP. Et c’est là – bien plus que dans l’impossibilité d’interagir avec la plupart des installations, que l’on peut pardonner quand on connaît leur histoire tourmentée – que réside le scandale. Il faut débourser 85 dollars (tarif week-end) pour obtenir le Moon Pass censé offrir une expérience plus complète que celle du ticket normal, au tarif de 47 dollars.
Et pour ce prix prohibitif, que peut-on faire de plus ? Outre se prendre en photo chez Dalí, ce “pass lunaire” autorise à déambuler dans la création enchantée d’Hockney (dont l’essentiel de la beauté réside sur la façade extérieure – aucun intérêt donc) ainsi qu’à se marier dans la chapelle conçue par André Heller. Sous la direction d’une prêtresse bien particulière, on peut y épouser n’importe qui, pourvu qu’il ou elle soit consentant·e, mais aussi n’importe quoi : son chat, son chapeau, son téléphone… Et repartir avec un Polaroid de la cérémonie. Une œuvre conceptuelle, pour le coup interactive, drôle et subversive, mais dont on ne peut que regretter l’exclusivité.
“Certes, cette exposition a été très complexe et très chère à mettre en œuvre. Mais en faisant payer un tel prix, tout en affichant le long du parcours des images du parc originel où l’on voit des enfants qui gambadent librement sur les manèges, Forgotten Fantasy entérine une forme d’exclusion dont Luna Luna tentait de se débarrasser”, argue Walker Mimms, critique d’art au New York Times. Sans nier la sincérité de la démarche de Drake et de ses comparses, et tout en reconnaissant la valeur de leurs efforts pour redonner vie à ces quelques merveilles qui, sans eux, moisiraient toujours au fin fond du Texas, on sort de l’exposition aussi agacé·e que fasciné·e. Touché·e par le miracle de son existence mais frustré·e par les règles de son redéploiement dans un monde de l’art “plus marchand que jamais”, souligne Mimms. Comme si la légende de Luna Luna était, au fond, plus forte que son existence. 
Luna Luna: Forgotten Fantasy à Los Angeles, jusqu’au printemps 2024.
Luna Luna d’André Heller (Phaidon, 2023).



Source link : https://www.lesinrocks.com/art/luna-luna-legendaire-parc-dattractions-arty-ressuscite-a-los-angeles-612495-18-04-2024/

Author : Jacky Goldberg

Publish date : 2024-04-18 17:00:00

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